Pertinence et permanence de la dissuasion, par Jean-Louis Georgelin (cairn.info)
En juillet 1958, à peine revenu « aux affaires », le général de Gaulle confirme la décision prise par Félix Gaillard lorsqu’il était Président du conseil de la IVe République, de procéder à une explosion atomique expérimentale avant la fin du premier trimestre de l’année 1960. Dix-huit ans seulement après la terrible et étrange (Pour reprendre les propos de Marc Bloch, L’étrange Défaite, Témoignage écrit en 1940, Paris, Franc-Tireur, 1946, 215 p.) défaite qui avait emporté en quelques jours notre pays et alors que les relations internationales se cristallisaient autour de trois puissances nucléaires, la France décide à son tour de relever le défi de se doter de l’arme nucléaire afin d’assurer son indépendance et sa pérennité. Aujourd’hui, certains se demandent si cette dissuasion nucléaire est encore utile, et si, d’ailleurs, elle l’a jamais été. Ces questions sont légitimes et nos compatriotes sont en droit d’obtenir des réponses au regard de l’effort financier consenti. Alors que le débat autour de la dissuasion nucléaire renaît depuis la conférence d’examen du Traité de non-prolifération et des initiatives de certains pays dotés de l’arme nucléaire au sens de ce traité, il paraît utile de rappeler quelques réalités qui peuvent les éclairer dans leurs réflexions.
La première de ces réalités est que la dissuasion a démontré, par la preuve, toute son efficacité : elle a permis d’éviter la guerre. Cette réalité est souvent ignorée tant soixante-cinq années de paix – à l’exception des conflits de décolonisation – ont permis à notre pays d’oublier les souffrances de la guerre. Alors que l’ennemi n’est plus à nos frontières et que nous avons le sentiment d’être protégés au sein d’une sorte « d’insularité stratégique », la paix semble être devenue un état naturel que rien ne viendrait remettre en cause. Si la logique de blocs, qui a dominé les relations internationales depuis la fin de la guerre froide jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique, n’a jamais donné lieu à des confrontations directes entre les deux camps, c’est parce que la dissuasion nucléaire a fonctionné.
3L’Histoire nous a largement démontré le succès de ce que l’on a appelé le « non-emploi » de l’arme nucléaire dans un système de relations entre les États. Pour être parfaitement clair et pour éviter les erreurs d’interprétation, il convient de préciser ce terme de non-emploi. En réalité, si l’arme nucléaire n’est fort heureusement pas employée, la dissuasion quant à elle, s’exerce en permanence. La menace qu’elle fait peser sur des agresseurs éventuels, est en soi, une forme d’emploi. D’une certaine façon, il n’y a donc pas de différence entre la doctrine et l’emploi.
4La deuxième réalité qu’il convient d’évoquer réside dans le fait que la dissuasion française reste bâtie autour de principes simples, ne s’appuyant pas sur une vision du passé, mais sur la situation géostratégique contemporaine. Cela s’est illustré par une remise à jour très fréquente de la doctrine de dissuasion. Trois discours du président de la République en 2001, 2006, et 2008 suffisent à prouver cette réactualisation permanente. Les principes qui gouvernent, à la mise en œuvre de la dissuasion, ont été réaffirmés par le président de la République à l’occasion du discours qu’il a prononcé à Cherbourg, le 21 mars 2008. Notre dissuasion couvre les menaces très graves, à partir d’un seuil apprécié par les seules autorités politiques. Elle s’inscrit dans le cadre d’une stratégie défensive et légitime qui correspond très précisément aux critères de la légitime défense établis par la Charte des Nations unies (Cela a été souligné par la Cour internationale de justice : « La licéité de l’utilisation des armes nucléaires », avis consultatif du 8 juillet 1996 ). La dissuasion nous protège de toute agression étatique qui menacerait nos intérêts vitaux, quelque soit le pays ou la forme de l’agression. Enfin, elle repose sur le principe de stricte suffisance.
Ces principes, par leur simplicité, permettent à la France de faire passer un message clair et aisément compréhensible, tant vis-à-vis des adversaires potentiels de notre pays, qu’à l’égard de notre population, qui a toujours adhéré aux projets français en matière nucléaire.
La notion d’intérêts vitaux reste primordiale. Le fait qu’ils ne soient pas clairement définis et qu’ils puissent changer de nature dans le temps – comme le soulignait le président de la République en janvier 2006 – fait peser l’incertitude sur un agresseur potentiel. Ainsi, ce ne sont pas les moyens qui comptent pour faire jouer la dissuasion mais la gravité de l’attaque, jugée à l’aune de la pérennité de la nation. La dissuasion reporte ainsi la prise de risques sur l’adversaire potentiel en lui imposant d’évaluer notre détermination à protéger nos intérêts vitaux sans qu’il ne sache exactement où se trouve cette limite.
Le second principe de notre dissuasion est celui de la stricte suffisance. La France dispose de l’arsenal qui lui permet de produire des dommages qu’un adversaire jugera disproportionnés au regard des gains qu’il pourrait tirer du conflit. Il ne s’agit pas de s’inscrire dans une logique de guerre nucléaire, source d’une coûteuse course aux armements, mais bien de faire peser une forte menace sur les fondements mêmes de l’État agresseur.
La France « a choisi de maintenir son arsenal nucléaire au niveau le plus bas possible, compatible avec le contexte stratégique » (cf. le Discours de présentation du nouveau sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE) « Le Terrible » prononcé par le président de la République à Cherbourg le 21 mars 2008). C’est bien dans le cadre de l’évolution de ce contexte stratégique et des progrès de la non-prolifération que les décisions de réduire, ou non, le volume et la nature de notre arsenal sont prises.
Le principe de stricte suffisance guide ainsi le comportement exemplaire de la France en matière de respect de ses engagements internationaux et notamment le TNP. Notre pays fut le premier État, avec le Royaume-Uni, à avoir signé et ratifié le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE). Nos installations de production de matières fissiles à des fins explosives ont été démantelées, notre site d’essais nucléaires a lui aussi été démantelé de manière transparente, nos missiles nucléaires sol-sol ont été retirés du service, notre pays a réduit d’un tiers le nombre de ses sous-marins nucléaires lanceurs d’engins et sa composante aéroportée.
Nous ne pouvons que nous réjouir de constater qu’aujourd’hui les deux plus grandes puissances nucléaires du monde semblent s’orienter vers ce même principe de stricte suffisance (cf. la signature, le 8 avril 2010, du nouveau traité Start, ratifié par la Russie le 28 mai et en attente de ratification par les États-Unis, marque une étape significative). Cependant la Russie et les États-Unis ont en leur possession des milliers d’armes nucléaires, déployées ou en réserve, ce qui témoigne du long chemin qu’il reste à parcourir. Mais force est de constater que pendant ce temps, d’autres arsenaux continuent de s’accroître et que la prolifération nucléaire, tout particulièrement en Iran et en Corée du Nord, est un sujet de préoccupation majeur.
Aujourd’hui, et il s’agit bien là aussi d’une réalité, le principe de la dissuasion nucléaire conserve encore sa pertinence.
12Certains adversaires de la dissuasion posent la question de sa pertinence devant la menace terroriste. Or, celle-ci doit être jugée à l’aune de la notion d’intérêts vitaux. On peut penser que des attentats, aussi dramatiques soient-ils, comme ceux que nous avons connus dans les transports en commun urbains, n’entrent pas dans la catégorie des intérêts vitaux. La réponse au II-Septembre a été conventionnelle, l’opération qui a chassé les Talibans et Al-Qaïda du pouvoir en Afghanistan en témoigne. Ils ne remettent en effet pas en cause la survie d’une nation. En revanche, un État qui voudrait utiliser des mouvements terroristes pour employer des armes de destruction massive au cœur de nos cités doit savoir qu’il entrerait dans le plein champ de cette doctrine de dissuasion. Pour autant, l’ensemble des problématiques de défense et de sécurité ne doit pas être limité au nécessaire combat contre le terrorisme. L’apparition d’une nouvelle menace ne fait pas disparaître celles qui lui préexistaient.
13Car toute réflexion sur la dissuasion doit nécessairement partir d’une analyse de l’environnement international de notre pays. Nul n’est besoin d’être un spécialiste chevronné pour constater à quel point l’insécurité de notre monde s’intensifie, alors que beaucoup croyaient que la fin de la guerre froide annonçait une ère de stabilité prometteuse. Le monde incertain aux équilibres fragiles qui est le nôtre est au contraire marqué par de nouveaux défis, par l’enchaînement de crises porteuses de risques graves pour notre sécurité. L’accroissement des tensions liées à l’accès aux ressources naturelles – y compris les terres agricoles -la permanence d’antagonismes un temps oubliés entre certaines communautés humaines, la rivalité entre des modèles d’organisation socio-économique que le triomphe du capitalisme n’a pas homogénéisés, l’affirmation sur la scène internationale de nouveaux États qui considèrent la force armée comme un outil majeur de leur puissance, la prolifération balistique et nucléaire, d’éventuelles cyber-attaques massives sont autant de facteurs d’incertitude pour la sécurité de notre pays. Nous ne sommes pas à l’abri d’une surprise stratégique semblable à celles qui ont si souvent jalonné notre histoire.
14C’est parce que des menaces pèsent toujours sur nos intérêts, sur nos valeurs et sur nos compatriotes que la dissuasion reste au cœur de notre défense, tout en restant compatible avec le principe de stricte suffisance et avec l’objectif final du TNP, l’élimination des armes nucléaires dans le cadre d’un désarmement général et complet combiné avec la lutte contre la prolifération.
15C’est enfin parce qu’il convient de regarder le monde tel qu’il est que le désarmement nucléaire complet ne peut se faire sans contrepartie. En effet, nous ne devons pas être naïfs. Si tous, nous souhaitons bien évidemment l’avènement d’un monde plus sûr qui permette un jour qu’il soit sans arme nucléaire, force est de constater que de nombreux pays cherchent à s’en doter pour des raisons diverses. C’est bien ce qu’a reconnu la résolution 1887 du Conseil de sécurité adoptée en septembre 2009. Or, la solution ne peut être que collective et concertée. Dans ce domaine si particulier de la sécurité, les décisions unilatérales de désarmement ont peu de chance d’aboutir à un mouvement général si elles ne s’adossent pas à de solides assurances. Dans un tel cadre, le Traité de non-prolifération, qui constitue le principal pilier de l’ordre nucléaire mondial, doit servir d’instrument pour faire évoluer la situation. Mais il ne doit pas demander d’efforts qu’aux seuls États dotés de l’arme nucléaire. Les conférences d’examen du Traité de non-prolifération doivent réaffirmer que l’objectif commun est le désarmement général et complet. Elles ne doivent pas être le lieu d’un procès permanent contre ceux que l’Histoire a doté de la force nucléaire et à qui l’on demanderait de s’en séparer, pendant que d’autres chercheraient à l’acquérir.
16Quatrième et dernière réalité que nous devons conserver à l’esprit : à l’heure actuelle, notre défense s’inscrit dans un contexte d’alliances et de coalitions.
17En 2010, les trois quarts des militaires français déployés sur des théâtres d’opérations le sont dans le cadre d’une coalition. Qu’elles agissent sous la bannière de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, de l’Union européenne, de l’Organisation des Nations unies ou de coalitions ad hoc, nos forces armées inscrivent leurs actions dans celles de dispositifs multinationaux. Notre dissuasion nucléaire doit aussi être pensée sous l’angle de nos alliances. Ainsi, l’Alliance atlantique a retenu dans son concept stratégique de 1999 que les forces françaises, tout en conservant leur indépendance, concourraient à la crédibilité de la dissuasion de l’OTAN. Cette position censée, facilite l’articulation entre notre approche de la dissuasion et celle de l’Alliance. Aujourd’hui, les débats en cours entre alliés portent sur la défense antimissile balistique qui est parfois présentée comme un ersatz de la dissuasion. Elle est devenue un sujet majeur tant il conditionne la taille, les équipements et l’organisation à venir de notre outil de défense collective. Dans ce domaine, nous ne devons pas tomber dans l’illusion technologique et ne pas reconstruire une nouvelle ligne Maginot. Un tel « bouclier », que les pays européens auront des difficultés à financer, ne garantira jamais une protection absolue. Il peut être un complément à la dissuasion en traitant les menaces se situant en deçà des intérêts vitaux mais ne remplacera jamais le degré de protection de ces intérêts apporté par la dissuasion.
18Au niveau de l’Union européenne, la situation est sensiblement différente. La construction européenne a fortement rapproché nos économies, nos instances juridiques et réglementaires. Aujourd’hui, à la suite du traité de Lisbonne, le rapprochement doit se poursuivre en matière de politique étrangère et de défense. Ainsi, progressivement les intérêts des membres de l’Union européenne se croisent.
À l’heure de ces mouvements de fond, il est naturel de considérer, au niveau européen, l’existence de notre force de dissuasion et de sa contribution à la sécurité du continent. Notre propre expérience nous indique toute la difficulté d’une telle réflexion qui dépend, notamment, de notre capacité à définir formellement des intérêts vitaux communs à chacun des vingt-sept pays qui forment l’Union européenne. C’est dans cet esprit que le président de la République a proposé à chaque État européen qui le souhaite, un dialogue sur la dissuasion. Un tel dialogue a été décidé avec certains d’entre eux. En fait, la déclaration des Checkers (cf. la Déclaration de Jacques Chirac et de John Major en 1995 dite des « Checkers » : « [Nous n’imaginons pas] de situation dans laquelle les intérêts vitaux de l’un de nos deux pays, la France et le Royaume-Uni, pourraient être menacés sans que les intérêts vitaux de l’autre le soient aussi. ») avec la Grande-Bretagne, réaffirmée depuis par Nicolas Sarkozy et Gordon Brown, a fait entrevoir la possibilité de s’accorder sur ce point central de la dissuasion même s’il reste un long chemin à parcourir avec nos partenaires et alliés européens. Reste que par sa seule existence, la force de dissuasion française contribue à la sécurité de l’Europe.
21Il n’y a pas de sujet tabou en matière de défense et la dissuasion nucléaire mérite d’être débattue. Il s’agit d’un processus normal qui permet d’adapter notre outil militaire en fonction des évolutions du contexte géostratégique et technologique. Cependant, il convient d’ancrer nos réflexions dans le monde réel ; un monde plus difficile à analyser et à comprendre en dépit de l’accroissement des capacités de nos moyens de renseignement ; un monde où l’incertitude occupe une place centrale ; un monde où ceux qui n’hésitent pas à tuer des innocents par tous les moyens à leur disposition pourraient un jour disposer d’un soutien étatique dans le domaine des armes de destruction massive ; un monde où certains États, faisant fi des efforts de désarmement des États dotés de l’arme nucléaire, tentent de l’acquérir.
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/10/2010 : Pertinence et permanence de la dissuasion
Voir également : Le concept de dissuasion nucléaire
Voir le numéro complet intitulé : Le futur de l'arme nucléaire
Voir aussi à ce sujet : L’arme nucléaire
Les éléments fondamentaux de la doctrine de dissuasion française, tels qu'établis par le Président de la République dans son discours d'Istres sont les suivants : "La dissuasion nucléaire vi...
https://www.defense.gouv.fr/dgris/politique-de-defense/dissuasion/dissuasion
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