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Publié par Théodore de Guère

À partir du collège, on ne sait pas ce qu’on enseigne et on ne sait pas ce qu’on apprend ; tout ce qu’on transmet et reçoit devient absurde. Comme à peu près tous les savoirs basiques et utiles de l’existence sont déjà acquis – les élèves sachant lire, compter, se servir de leur mémoire et appliquer des règles sociales –, c’est l’heure où il faudrait enfin sélectionner une direction subtile à l’éducation, une orientation fine et symbolique pour forger non de ces savoirs dont le besoin est élémentaire et évident, mais des enseignements plus aiguisés sur le fondement de priorités directives, successives et minutieusement établies. En gros, c’est là que les institutions éducatives devraient commencer à réfléchir avec finesse au sens qu’elles entendent conférer aux mots « intelligence » et « esprit » si c’est bien ce qu’elles ambitionnent de former.

Or, après la primaire, on n’a manifestement pas su penser aux contenus, on n’a pas su focaliser sur des compétences essentielles suivant quelque idéal de bel-esprit. Dans aucune matière, on enseigne ce qu’une personne curieuse a intérêt à savoir : la plupart de l’histoire est bâtie de légendes qu’on n’apprend pas à connecter avec des réalités modernes, la géographie est une litanie de mouvements, de quantités et de noms propres, les langues (sans y évoquer encore nos résultats désastreux) sont superflues parce qu’on peut à présent les traduire instantanément au moyen de logiciels fidèles et pratiques, les mathématiques ne concernent plus que des notions théoriques qui ne seront jamais profitables qu’en certains métiers, le français est un répertoire imbécile de règles grammaticales assez arbitraires et de textes qu’on n’aborde jamais avec la profondeur et l’humanité qui devraient les recommander, les sciences constituent une somme de ce que jamais les élèves n’ont spontanément demandé à savoir, l’éducation physique est une plaisanterie s’il s’agit d’enseigner le bon usage de son corps, quant aux arts plastiques et musicaux, c’est si anecdotique en termes d’horaires et d’évaluation que ça ne vaut même pas d’en discuter. Et je ne parle même pas de la grande disparité d’exigences et de résultats, de l’immense disparité de conscience et de conceptions, de l’extraordinaire disparité d’intelligences et de soins, allant du plus stupide au plus abstrait, non seulement selon les matières, mais selon les méthodes, selon les représentations, selon les professeurs qui ne s’accordent sur rien !

À aucun moment, je crois, ces derniers ne s’interrogent véritablement sur la nécessité qu’il y a d’apprendre tout ce qu’ils professent à longueur d’année et dont à la fin du collège, à la fin de la séquence, à la fin de la journée même, il ne reste rien dans les esprits qu’une sorte de propagande imposée par un vaste système rigide et institué qu’on doit subir coûte que coûte. Jamais un adolescent, après six ou sept heures de cours, ne peut foncièrement rapporter ce qu’il a appris aujourd’hui : il n’en sait rien, ce lui est dérisoire, une formalité, ça ne compte pas plus pour lui que comme une routine obligatoire, il n’y montre aucun enthousiasme particulier, nul engagement personnel, au mieux ne ressent-il de plaisir qu’à ses résultats mais nullement à la teneur de ce qu’on lui inculque ; l’instruction ne représente pour lui qu’une phase imposée de sa vie dont il espère se débarrasser aussitôt qu’il aura obtenu de quoi investir légalement un métier – c’est pourquoi le professionnel ne s’instruit plus. Toute cette lente coutume inexorable, toute cette inertie infondée et répétitive, s’entretient d’elle-même, nourrie d’une paresse unanime, d’un abandon de forces dérisoires et pourtant vives dans une œuvre collective et inquestionnée.

Un sentiment perpétuel de difficultés empêche qu’on interroge la vanité et la bizarrerie de cette incroyable machine, de tous côtés ; son impossible et principielle gageure crée chez les enseignants, les élèves comme les parents une sensation d’urgence qui reporte les véritables réflexions précédant toute décision forte, je veux dire que le monde est trop affairé par ses délais, trop empressé, ahuri et préoccupé par ses impératifs, chacun court trop à ses effarantes obligations à cause de sa prééminence au sein du corps social, pour permettre de prendre le temps sain de l’incriminer.

Il est vrai qu’il faudrait, pour le réformer utilement, qu’un seul homme trouve non seulement la ressource intellectuelle mais le courage, et en peu de temps, de supprimer des matières, d’en créer d’inédites propres à stupéfier la tradition, de modifier radicalement des contenus en osant prendre certains risques, d’annuler définitivement des concours et d’en fabriquer de neufs, en somme d’imposer de très considérables altérations de personnels même contre des statuts existants, ce qu’un ministre, en trois ans qu’il dirige en moyenne cette institution, ne trouvera jamais intérêt à faire, ce ministère ne consistant souvent qu’en une fonction de passage, qu’en une décoration de communication, qu’en une espèce de médaille intermédiaire pour accéder à d’autres fonctions plus valorisantes et glorieuses.

La vérité, la vérité foncière, c’est qu’aucun enseignant ne mesure concrètement à quoi son travail sert pour l’adolescent en termes de construction de l’identité (à moins qu’il n’admette que l’identité ne se construit que sur des contraintes) ; il a pris l’habitude pour son amour-propre de ne point questionner son rôle et son importance, se contentant sans se l’avouer de suivre des procédures avec une illusion d’initiative minuscule (ce qu’on appelle : « liberté pédagogique ») ; tout ce monde vaque sans convictions plus que superficielles dans un univers de conventions qui ne se justifient surtout qu’à lui rapporter un salaire.

On peut pourtant dire sans faillir que jamais l’Éducation nationale n’a rendu un enfant intelligent, qu’un phénomène tel n’est jamais arrivé, qu’on ne dispose pas d’un seul témoignage qui prouverait que le collège est d’un réel apport sauf par contraste avec certains milieux dont il vaut mieux évidemment fuir l’influence pernicieuse ; et jamais non plus elle n’a véritablement réformé c’est-à-dire changé fondamentalement tout ce qu’elle propose : elle ne fait que remplacer de faibles portions de routines par d’autres, et elle s’étonne déjà que tant d’enseignants s’y opposent – les enseignants, il est vrai, sont en général d’exacts produits de ce système, c’est pourquoi ils éprouvent bien du confort à ne pas réfléchir et à se contenter d’appliquer des règles pour obtenir des satisfécits, comme les bons élèves qu’ils étaient le firent et le font encore durant leur scolarité.

Mais un jour, je le prédis comme une évidence, comme un événement nécessaire (et nécessaire au double sens du terme), on s’apercevra à grand renfort de statistiques irréfutables que ce système, incapable même d’évoluer avec sa société, est décidément ridicule et même nuisible, et, à force de rapports, de décris, de scandales et de remises en cause légitimes, on hésitera à laisser l’École obligatoire, on reconnaîtra qu’en cet état elle ne contribue à rien de bon et qu’elle n’est qu’une perpétuation d’usages obsolètes et sans avantage, ainsi au mieux qu’une perte de temps : des gens désintéressés se pencheront en toute impartialité sur la question et s’apercevront, chiffres à l’appui, qu’avec moins d’heures – peut-être trois ou quatre fois moins – on peut beaucoup plus efficacement rendre des enfants aptes à vraiment penser aussitôt qu’on s’efforce de définir cette notion – ; ces analyses constitueront un puissant démenti contre la paralysie et l’incurie de notre enseignement public depuis des décennies.

Toutes ces preuves viendront balayer cent ans d’insistances vaines à ne faire pour l’essentiel qu’apprendre à retenir par cœur ce que nul n’a l’intérêt ou l’usage de connaître, et même à ne faire qu’instaurer la pratique contre nature de l’oubli systématique ; et devant la mine déconcertée et piteuse de nos dirigeants si longtemps responsables de l’entretien de cette inutilité atterrante, on ne pourra pas croire qu’on s’adresse à des gens instruits et avisés que leur propre ministère a poussé à la sagacité et l’intelligence, car non seulement ils n’auront pas suivi ces enseignements publics, mais ils tâcheront d’abord comme à l’ordinaire à communiquer en rendant des interprétations et des mensonges qui seront faciles à récuser, puis, comme toujours devant l’irréfragable, ils avoueront des défaillances, sur fond de bonne volonté, sans la moindre idée de la façon de les pallier.

Il faut le répéter et c’est terrible : on n’éduque rien du tout dans nos collèges et lycées, c’est une façon de paradoxe ou d’oxymore d’adjoindre à de telles pratiques le nom pompeux d’éducation ; on fait même assez mal semblant d’imposer des règles auxquelles on peine à croire, chacun suivant simplement un rouage d’habitudes qui est le contraire d’une réflexion, comme dans tout métier contemporain. Je ne crois pas que dans ces établissements on puisse transmettre quoi que ce soit qui ressemble à ce que j’appelle un « esprit » ou une « valeur ».

C’est un échec et c’est une grande honte, c’est presque une infamie, et pas seulement pour les professeurs mais pour la société entière qui ne l’ignore pas et qui choisit par paresse d’accorder sa confiance aveugle aux éducateurs. On gère ainsi des pièces de bétail qu’on tâche à trier selon des critères ineptes, et par cette gestion déshumanisée et hiérarchisée on en fait involontairement mais logiquement des pièces de bétail installées dans une pyramide d’estime où la hauteur appartient surtout à l’obéissance : notre culture n’est plus une culture d’hommes, mais c’est une culture d’Éducation nationale.

Quelle indignité affreuse ! Quelle indignité collective !

Qu’on sache que je n’ai pas du tout, en écrivant cela, ni l’intention ni le sentiment d’un défoulement : je suis assez bien payé pour ce que je fais, ce n’est pas moi qui en pâtis, je n’ai aucune raison personnelle de m’en plaindre. Mais enfin, se résoudre à la vérité : une école incapable de former des esprits, de véritables esprits justes et orgueilleux ! Il n’est décidément pas étonnant que nous n’ayons rien à espérer des générations qui nous succèdent : elles sont les fruits de cette institution, ce sont donc nécessairement comme nous de mauvais fruits, des fruits vides ou des fruits pourris, nos enfants ne seront pas davantage je ne dirais pas des hommes instruits mais des hommes jouissant de leurs facultés naturelles, des hommes donc, rien que des hommes, tout simplement : comme nous ils ne seront pas encore des hommes.

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