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Publié par ERASME

Sud-Ouest-Dimanche, 20 juin 2021
Leçons d’un siècle de vie
" Je reprends ici le titre du dernier livre d’Edgar Morin. Il le publie à un mois de son centième anniversaire. Ce n’est pas courant. Ce qui l’est moins encore, c’est le ton pacifié et lucide de Morin. J’ai eu la chance d’être son éditeur (au Seuil) et son ami toujours admiratif. J’ai d’ailleurs souvent parlé de lui dans « Paris-Province ». À un petit mois de ses cent ans (le 22 juillet) je retrouve intacte son amour heureux de la vie mais aussi sa lucidité. « Parfois, écrit-il, je suis submergé. Quelle beauté, quelle harmonie, quelle unité profonde ! Mais par ailleurs quelle cruauté de la vie et du monde, la nécessité de tuer pour vivre, son énergie destructrice, ses conflits avec toujours le triomphe de la mort ! »
Il ajoute cependant « parfois je réussis à réunir, maintenir, lier indissolublement les deux vérités contraires. La vie est cadeau et fardeau, elle est merveilleuse et terrible. » Je me suis longtemps interrogé sur le magnifique « cas » Morin. Où trouve-t-il cette force, cette capacité de rebond après tant d’épreuves ? Comment faisait cet homme généreux pour triompher des adversités, et résister aux deuils qui le frappaient. Je crois avoir désormais mieux compris.
Le premier deuil fut celui de sa mère, alors qu’il avait dix ans. Cette solitude brutale, il le confesse maintenant, fut un cataclysme fondateur de tout le reste. Né dans une famille juive sépharade de Thessalonique, sa parentèle était trop dispersée — et disparate — pour lui transmettre quelque chose comme une tradition, une culture, une vision du monde. Il fallut donc qu’il « invente » tout cela en ouvrant un chantier titanesque au-dedans de lui-même.
D’où un parcours universitaire impressionnant (il devint docteur honoris-causa de trente-huit universités dans le monde) et un appétit de connaissance sinon encyclopédique, du moins transdisciplinaire. Sa chance, si l’on peut dire, c’est d’être devenu allergique à tout dogmatisme, y compris ceux auxquels il lui arriva de céder. D’abord son optimisme qui lui fit croire, par exemple, que l’Allemagne hitlérienne « s’humaniserait progressivement et dissoudrait le nazisme dans un retour à sa culture humaniste ». Concernant l’URSS, sa culture adolescente avait été radicalement antistalinienne. Par la suite, il avait fini par penser « qu’il ne fallait plus juger l’URSS sur son passé odieux mais sur son futur libérateur de l’humanité ».Ainsi devint-il communiste pendant une dizaine d’années, avant une rupture douloureuse avec le PC. Il raconta ce deuil dans, Autocritique un livre magistral qu’il publia en 1959 (Seuil) et qui fut toujours réédité jusqu’à aujourd’hui. Morin allait au fond des choses pour mieux comprendre (et faire comprendre) ce qui n’avait pas été un simple aveuglement. Il restitua ainsi le récit sincère, et sans complaisance, d'une aventure spirituelle. Dans les années 1960-1970 de nombreux intellectuels avouèrent, eux aussi, s’être trompés sur le communisme. Pas un n’arriva, j’en témoigne, au niveau d’Autocritique.
Puis, logiquement, son refus de la pensée binaire l’aida à trouver un concept qui changea le cours de sa vie et fit connaître sa pensée dans le monde entier. Ce concept, c’est la « complexité ». Derrière ce terme peut se lire le refus définitif et profondément argumenté de tout dogmatisme. Ce travail de fond sur la complexité donna naissance aux six volumes de La Méthode, publiés en presque trente d’ans (de 1977 à 2004).
Ce que peu de lecteurs savent, c’est que cette immense entreprise d’écriture eut pour but au départ de… séduire une femme. Chez Morin, on ne sépare jamais la pensée des émotions. Voilà pourquoi si son œuvre est inépuisable, sa personnalité est plus captivante qu’aucune autre.
Normal, elle est porteuse d’amitié !
jc guillebaud
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