L'accord AUKUS peut-il mettre en péril les projets d'autonomie stratégique de la France et de l'Union européenne ? - nouvelle édition
Dans un article intitulé Le nouvel océan indien et ses dynamiques stratégiques, Jean-Loup Samaan dresse un panorama de l'intérêt porté jadis à l'Océan Indien :
" Longtemps, l’océan Indien a été perçu comme une simple zone de passage entre l’Asie et l’Europe qui ne disposait pas de sa propre cohérence géopolitique. En 1966, Alastair Buchan, alors directeur de l’International Institute for Strategic Studies, écrivait sans ambages qu’il n’était « rien de plus qu’une étendue d’eau entourée de terre et non un ensemble stratégique comme l’Atlantique et le Pacifique ». En d’autres termes, les sous-ensembles de l’océan Indien se révélaient trop différents les uns des autres pour que l’idée d’une politique régionale soit jugée convaincante. En France, la zone n’a longtemps suscité que très peu de travaux dans le champ des études stratégiques. Cela peut surprendre alors que la France y gardait la pleine souveraineté sur un ensemble de territoires (La Réunion, Mayotte, les îles Éparses) et qu’elle disposait d’un commandement militaire pour l’ensemble de la région – ALINDIEN – depuis 1973. Toutefois, cet ancien désintérêt a laissé place au cours des quinze dernières années à un nouveau débat sur la nature stratégique de l’océan Indien, et en particulier autour des nouvelles dynamiques qui s’y dessinent et de leurs conséquences sur les intérêts français dans la région. Cet article entend non seulement retracer cette évolution récente de la problématique de l’océan Indien en tant qu’espace géostratégique mais aussi mettre en perspective les tendances lourdes qui devraient nourrir la réflexion navale dans les années à venir. "
Au-delà, Jean-Loup Samaan propose un tour d'horizon des dynamiques stratégiques à l'oeuvre dans cet espace central peut-être bien plus qu'ailleurs où se jouent la stabilité stratégique et la sécurité internationale.
" Il ressort de ce tour d’horizon une perspective sur l’océan Indien plus complexe et surtout plus dynamique. L’océan Indien n’est plus exactement la zone de vide stratégique décrite par le LBDSN de 2008 comme en atteste la compétition désormais structurante entre la Chine, l’Inde et les États-Unis. À cela s’ajoutent les ambitions nouvelles de puissances émergentes dans la zone qui entendent conduire leur propre politique régionale. Or dans le même temps, la zone reste sans aucun doute marquée par un vide de gouvernance qui se reflète dans l’absence d’une architecture de sécurité viable. Il n’existe pas à l’heure actuelle d’organisation régionale dont le mandat et les ressources pourraient permettre de travailler en ce sens : l’Indian Ocean Rim Association ou encore la Commission de l’océan Indien sont des entités modestes qui ne prétendent pas jouer ce rôle. Dans le cadre d’une réflexion future sur les intérêts français dans la région et les modalités de leur défense, il est nécessaire, non seulement de prendre acte des quatre dynamiques précédentes, mais aussi de poursuivre la réflexion autour de trois problématiques qui en découlent et qui sont susceptibles d’orienter les tendances politiques dans la zone. "
Vaimiti Goin nous propose une analyse tout à fait remarquable des jeux et enjeux qui s'articulent autour du concept d'espace indopacifique (cf. L’espace indopacifique, un concept géopolitique à géométrie variable face aux rivalités de puissance) : " Le concept d'espace indopacifique occupe une place croissante dans les stratégies de tous les États ayant des intérêts dans les océans Indien et Pacifique. Nié par la Chine, il sert aussi à fédérer des États avec lesquels elle est en rivalité, et il leur permet d'élaborer des stratégies communes. Pourtant, sa délimitation n'est jamais clairement définie, laissant le champ libre à une géométrie variable qui s'ajuste aux stratégies nationales et aux intérêts des puissances en présence. "
Le docteur Satoru Nagaro propose une analyse remarquable des motifs qui ont poussé le Japon a proposé dès 2007 le concept d'Indo-Pacifique et de conférer au QUAD un rôle majeur dans ce nouvel espace stratégique : "One of the important features of Japan’s Foreign Policy in the 21st century is its concept of the IndoPacific. Japan was the pioneer in creating the concept of the Indo-Pacific and the Quadrilateral Security Dialogue’s (QUAD) role in it. Prime Minister Shinzo Abe’s speech to the Indian parliament in 2007, entitled “Confluence of Two Seas,” introduced the idea. He said, “By Japan and India coming together in this way, this ‘broader Asia’ will evolve into an immense network spanning the entirety of the Pacific Ocean, incorporating the United States of America and Australia. Open and transparent, this network will allow people, goods, capital, and knowledge to flow freely.” 1 Therefore, the key question of Japan’s foreign policy is, “Why did Japan need these concepts?” Indeed, since 2007, the security situation around Japan has changed. China has escalated its activities in the entire area of the Indo-Pacific, the US has stepped up its efforts to counter it, and US-China competition has escalated as a result. The QUAD has an important role to play in the resolution of this issue, and this chapter will focus on the origin and future of the QUAD in the Indo-Pacific." (cf. The Age of Quad in the Indo-Pacific: The Purpose & Potential)
Même aux Etats-Unis, il n'existe aucun consensus autour de ce traité.
Pour preuve, cette position exprimée par Sarang Shidore dans laquelle on peut lire notamment: " Dans leurs remarques communes, le président Biden et le Premier ministre Morrison se sont efforcés de dissiper tout soupçon que le projet de sous-marin implique des armes nucléaires. Mais l’AUKUS a été justifié en termes de « menaces en évolution rapide ». Une telle « évolution » ne pourrait-elle pas ouvrir la porte à une dissuasion nucléaire australienne ? Les conceptions de sous-marins en question pourraient facilement s’adapter à une telle évolution. Tout rival en matière de sécurité doit tenir compte de cette possibilité. On peut logiquement s’attendre à ce que la Chine prenne des contre-mesures. Mais la Chine ne sera pas la seule à percevoir une menace de l’AUKUS. L’affirmation du ministre australien de la Défense concernant la recherche d’une « supériorité régionale » alarmera ses voisins d’Asie du Sud-Est, en particulier l’Indonésie. Bien que les liens entre Jakarta et Canberra se soient nettement améliorés ces dernières années, les deux pays partagent un passé conflictuel qui pourrait renaître si une nouvelle guerre froide s’accélère en Asie. En s’attaquant résolument à Pékin, Canberra a peut-être eu les yeux plus gros que le ventre. L’Australie est un État non nucléaire qui, historiquement, a adopté une position de faucon à l’égard de la non-prolifération. Mais comme l’ont souligné les experts nucléaires, les sous-marins nucléaires du type de ceux que les États-Unis et le Royaume-Uni vont construire pour l’Australie sont susceptibles de proliférer avec de l’uranium hautement enrichi comme combustible. Les réacteurs navals sont pour la plupart exclus des garanties nucléaires internationales. Mais nous ne devrions pas être surpris que les préoccupations en matière de prolifération soient reléguées au second plan par rapport à l’endiguement de la Chine. Dans les années 1980, les ambitions nucléaires d’un autre « État de la ligne de front » – le Pakistan – ont été délibérément ignorées alors que Washington adoptait une stratégie dangereuse consistant à armer et à entraîner des militants salafistes en Afghanistan, dans le cadre de la stratégie d’endiguement de la Guerre froide contre l’Union soviétique. Une telle option non étatique n’est pas considérée comme viable pour contrer la Chine, ce qui renforce l’accent mis par Washington sur la construction d’alliances de type Guerre froide. Mais la Chine n’est pas l’Union soviétique. Les deux États sont similaires en termes de penchant pour la répression intérieure. Mais Moscou a impulsé un projet révolutionnaire visant à refaire l’économie mondiale et à installer des régimes d’orientation marxiste-léniniste dans le monde entier. Les revendications maritimes excessives de la Chine et ses actions affirmées dans son arrière-cour sont clairement préoccupantes. Mais ces actions ne menacent pas le continent américain, où vivent la plupart des Américains. En outre, les revendications territoriales de Pékin ne proviennent pas tant du Parti communiste chinois que de l’État-nation chinois lui-même, ironiquement gouverné à l’époque par le Kuomintang, qui a ensuite fondé l’État taïwanais. Ce qui explique pourquoi Taïwan a des revendications similaires et maintient des îles militarisées dans la mer de Chine méridionale. Il n’y a pas non plus de preuve que la Chine représente une menace sérieuse pour la liberté de commerce et de déplacement dans son voisinage maritime, ce qui rend l’intention des FONOP [Freedom of navigation operations, opérations visant à assurer la liberté de navigation, NdT] américains en Asie au mieux douteuse, et au pire carrément provocatrice. La Chine constitue en effet une menace existentielle pour Taïwan et pour les régions frontalières de l’Inde. Mais les autres puissances régionales ont des perceptions différentes de Pékin, l’Asie du Sud-Est ayant un point de vue beaucoup plus favorable. Il est difficile d’affirmer que Pékin a en tête la conquête d’autres États, et encore moins celle des États-Unis. Le défi économique que représente la Chine ne peut être contré par des alliances militaires. Ce qui provoque les inquiétudes de Washington, c’est la montée en puissance de la Chine elle-même. Les États-Unis craignent de devoir un jour renoncer à leur domination armée mondiale et partager le pouvoir dans le système international avec un acteur non occidental, quatre fois plus peuplé qu’eux. Mais cette anxiété décliniste n’est pas une raison pour enfermer le monde dans une autre bipolarité dangereuse, qui plus est en aidant à construire ce qui ressemble à un bloc mondial s’opposant à la Chine. Nous avons à peine survécu la dernière fois que cela s’est produit. Il est également ironique qu’un dirigeant hostile à l’action en faveur du climat – Scott Morrison – reçoive des cadeaux à capacité nucléaire, alors que, selon les propres termes du président Biden, le changement climatique est une « menace existentielle » pour le monde (ce que la Chine n’est pas). Si cela est vrai, les États-Unis ne devraient-ils pas adopter une approche fondamentalement différente vis-à-vis de la Chine ? Imaginez si, au lieu de l’escalade d’une alliance AUKUS à coloration nucléaire, le président Biden avait annoncé une mesure spécifique de renforcement de la confiance en matière de sécurité dans la région (par exemple, l’annonce d’une suspension limitée dans le temps des FONOP), et avait mis Pékin au défi de répondre de la même manière ? Pour aller encore plus loin, imaginez que Washington ait proposé une alliance, non pas dans le style éculé de l’endiguement du XXe siècle, mais incluant Pékin et les puissances régionales non alignées d’Asie du Sud-Est pour contrer les menaces climatiques pesant sur les États-nations et les communautés fragiles d’Asie ? Cela aurait été un véritable leadership digne d’une superpuissance." (cf. ‘AUKUS’ military alliance is another Western attempt to isolate China)
L’espace indopacifique : une priorité pour la France
La France dispose dans la région d’une ZEE énorme grâce à des territoires qualifiés par l’ONU de "territoire à décoloniser". Notons à cet égard qu'elle s'est prononcée en faveur de la désinscription de la Polynésie française de la liste des territoires non autonomes.
Dans un contexte international marqué par les incertitudes et la montée de l’unilatéralisme, la priorité de la France est de proposer une alternative : un ordre multipolaire stable fondé sur le droit et la libre-circulation et un multilatéralisme juste, efficace et inclusif. La zone indopacifique est au cœur de cette stratégie. (source : L’espace indopacifique : une priorité pour la France)
La stratégie de défense française en Indopacifique participe de cette priorité : "La France est une nation souveraine de l’Indopacifique. Cet espace est aujourd’hui le théâtre de nombreuses évolutions géostratégiques, qui ont des conséquences directes sur les intérêts de la France et de ses partenaires. Elle entend donc pleinement endosser son rôle de puissance régionale, afin de protéger ses intérêts souverains, d’assurer la sécurité de ses ressortissants et de contribuer activement à la stabilité et la sécurité régionale. En conséquence, elle s’est dotée d’une Stratégie de défense en Indopacifique, fondée sur la Revue stratégique (2017) et le Livre Blanc pour la sécurité et la défense nationale (2013)." (cf. La stratégie de défense française en Indopacifique)
La France ne fait pas partie du QUAD (dialogue quadrilatéral pour la sécurité), groupe de coopération militaire et diplomatique informelle entre les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie. Né de la nécessité de coopération dans l’océan Indien après le tsunami de 2004, le groupe est ensuite resté en sommeil pendant plus d’une décennie. Il est ravivé en 2017 lors du Sommet de l’ASEAN, dans un contexte d’affirmation de la Chine, afin de mettre en place un « diamant de la sécurité démocratique » qui relierait les quatre capitales : Washington, New Delhi, Tokyo et Canberra. Ce contexte correspond aussi à l'émergence, dans les relations internationales, du concept géopolitique d'espace indopacifique. Cette coopération prend la forme concrète d’exercices militaires communs, dénommés manoeuvres Malabar, qui se tiennent chaque année. L’Inde de Narendra Modi a aussi renforcé sa participation au QUAD, sortant ainsi de sa prudence habituelle, en signant avec les États-Unis des accords de sécurité sur le partage d’images satellitaires.
La France a pris en 2020 la présidence de l’IONS (Indian Ocean Navy Symposium) après l’Iran et y avance son propre agenda alors que les Etats-Unis en sont exclus… pour le moment ! (cf. notamment à cet égard Indian Ocean Naval Symposium ainsi que La 7e édition du symposium naval de l’océan Indien (Indian Ocean Naval Symposium – IONS) s’est tenue du lundi 28 juin au jeudi 1er juillet 2021 sur l’île de La Réunion.)
Comme nous le révèle Jean-Loup Salmaan, la position de la France à l'égard de cette région a énormément évolué au cours des 20 dernières années : " Le diagnostic français sur l’océan Indien a sensiblement évolué au cours des quinze dernières années. En 2008, au moment où la piraterie au large de la Somalie prend une ampleur régionale et conduit l’Union européenne à lancer l’opération Atalanta, le Livre blanc sur la Défense et la sécurité nationale (LBDSN) affirme l’idée d’un « arc de crises » qui s’étendrait de la zone sahélienne jusqu’à l’Afghanistan. Le terme, nouveau dans la terminologie officielle française, trouve son origine dans le débat stratégique américain de la fin des années soixante-dix. Ainsi, en décembre 1978, Zbigniew Brzezinski, alors conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter, affirme qu’« un arc de crises s’étend le long des rives de l’océan Indien, avec des structures politiques et sociales fragiles dans une région vitale pour nos intérêts et menacées de fragmentation ».
Nonobstant l’absence de lien direct entre les situations de chacun des pays bordant l’océan Indien, le concept permet aux rédacteurs du LBDSN de 2008 d’englober des problématiques telles que la piraterie maritime, les trafics illicites (drogue, armes) mais aussi des crises régionales (corne de l’Afrique, golfe Persique, conflit indo-pakistanais). Si le terme passe bientôt dans le langage courant des Armées, il fait l’objet de multiples critiques. Certains observateurs, tel le géographe Michel Foucher, soulignent l’effet déformant du concept, qui non seulement donnerait aux crises de l’océan Indien une dimension unificatrice mais tendrait à surestimer « une menace terroriste globale dont les racines seraient concentrées dans cet arc et qui n’est pas de nature stratégique ». Dans sa conférence aux Ambassadeurs d’août 2010, l’ancien président Nicolas Sarkozy prolonge les réflexions amorcées par le LBDSN et tente de nuancer les contours incertains de cet « arc » : « Chaque pays fait face à une situation spécifique qui doit recevoir une réponse adaptée des gouvernements en charge. Il n’y a pas aujourd’hui de coordination opérationnelle entre les groupes qui agissent d’un bout à l’autre de cet arc de crise. Mais si la situation devait se dégrader, le risque serait grand de voir apparaître une chaine continue liant les bases terroristes de Quetta et du Sud-afghan à celles du Yémen, de la Somalie et du Sahel ».
L’analyse ne convaincra pas véritablement et le concept est finalement abandonné dans le Livre blanc de 2013, qui, de manière plus prudente mais assez floue, évoque la notion de « zone d’intérêt prioritaire ». L’océan Indien y est décrit comme une « zone de transit pour le commerce international […] au cœur d’enjeux stratégiques mondiaux » et l’environnement sécuritaire s’y apparente simplement à une agrégation de multiples crises. Si la dernière Revue stratégique de 2017 ne revient pas sur ces querelles de terminologie, elle prend acte des derniers développements stratégiques dans la zone, et plus particulièrement de « la montée en puissance militaire chinoise et des conséquences qu’elle pourra avoir dans les nouvelles zones d’interaction en Afrique (Djibouti) et dans l’océan Indien ». Cette citation donne à voir l’évolution du regard français sur l’océan Indien en l’espace d’une décennie : la région est passée d’une zone de vide stratégique uniquement ordonnée par les crises en son sein à une zone de compétition autour du facteur chinois. L’inconvénient, toutefois, d’une telle lecture est qu’elle tend à faire de l’océan Indien une région stratégique qui n’existe que par ses acteurs extérieurs. Il s’agit là d’un biais qui n’est pas propre au débat français et qui se repère aussi dans les lectures américaines. Dans un article remarqué de Foreign Affairs, le journaliste Robert Kaplan avait déjà fait en 2009 de l’océan Indien le théâtre du grand conflit entre les États-Unis et la Chine. Dans une telle vision, même une puissance locale comme l’Inde est alors vouée à jouer les rôles de supplétif à Washington face à Pékin. Les limites d’une telle analyse avaient été notées par les universitaires James Holmes et Toshi Yoshihara qui soulignaient qu’« une approche aussi étroite suppose que la région restera un objet inanimé vulnérable aux manipulations de l’extérieur ».
La Revue stratégique de 2017 n’ignore pas pour autant la persistance de crises de basse intensité, notamment liées à la piraterie mais ces éléments semblent relégués au second plan. Dans cette perspective, il importe de prolonger le débat sur les grandes tendances à l’œuvre dans l’océan Indien, afin de bénéficier d’un cadre analytique plus robuste. Il ne s’agit pas seulement d’un exercice intellectuel, la compréhension des dynamiques dans la zone détermine, in fine, la capacité de notre appareil diplomatique et militaire à défendre les intérêts français dans la région. "
Le positionnement stratégique des Etats-Unis à l'égard de l'espace indopacifique a été clarifié dès le début de la décennie 2010
" U.S. economic and security interests are inextricably linked to developments in the arc extending from the Western Pacific and East Asia into the Indian Ocean region and South Asia, creating a mix of evolving challenges and opportunities. Accordingly, while the U.S. military will continue to contribute to security globally, we will of necessity rebalance toward the AsiaPacific region. Our relationships with Asian allies and key partners are critical to the future stability and growth of the region. We will emphasize our existing alliances, which provide a vital foundation for Asia-Pacific security. We will also expand our networks of cooperation with emerging partners throughout the Asia-Pacific to ensure collective capability and capacity for securing common interests. The United States is also investing in a long-term strategic partnership with India to support its ability to serve as a regional economic anchor and provider of security in the broader Indian Ocean region. Furthermore, we will maintain peace on the Korean Peninsula by effectively working with allies and other regional states to deter and defend against provocation from North Korea, which is actively pursuing a nuclear weapons program.
The maintenance of peace, stability, the free flow of commerce, and of U.S. influence in this dynamic region will depend in part on an underlying balance of military capability and presence. Over the long term, China’s emergence as a regional power will have the potential to affect the U.S. economy and our security in a variety of ways. Our two countries have a strong stake in peace and stability in East Asia and an interest in building a cooperative bilateral relationship. However, the growth of China’s military power must be accompanied by greater clarity of its strategic intentions in order to avoid causing friction in the region. The United States will continue to make the necessary investments to ensure that we maintain regional access and the ability to operate freely in keeping with our treaty obligations and with international law. Working closely with our network of allies and partners, we will continue to promote a rulesbased international order that ensures underlying stability and encourages the peaceful rise of new powers, economic dynamism, and constructive defense cooperation." (Source : Sustaining U.S. Global Leadership: Priorities for 21st Century Defense (DoD - January 2012))
Ce positionnement occulte la réalité de l'importance des principaux risques systémiques comme celle des relations sino-américaines pour les Etats-Unis eux-mêmes.
L’ensemble de l’establishment américain de la politique étrangère a succombé à une fièvre idéologique post-Guerre froide monumentalement autodestructrice, comme le souligne sans détour Andrew J. Bacevich : " En 1998, la secrétaire d’État Madeleine Albright a non seulement identifié le SNI, mais elle en a également saisi l’essence. Lors d’une émission télévisée nationale, elle a déclaré : « Si nous devons recourir à la force, c’est parce que nous sommes l’Amérique. Nous sommes la nation indispensable. Nous nous tenons debout. Nous nous projetons au-delà, dans l’avenir. » [...] Les médias libéraux qualifient la prétention de Trump à avoir gagné l’élection de 2020 de gros mensonge, ce qui est effectivement le cas. Mais ce n’est pas le seul. Le syndrome de la nation indispensable, ainsi que le militarisme qu’il a engendré au cours de ce siècle, devrait certainement être considéré, à tout le moins, comme l’autre grand mensonge. Pour réduire la susceptibilité de Washington au SNI, il faut reconnaître que les défis immédiats auxquels ce pays est confronté ne se prêtent en aucun cas aux solutions militaires les plus créatives. Donner encore plus de dollars des contribuables au Pentagone permet de soutenir le complexe militaro-industriel, mais ne résout rien. Pensez-y. La réalité déterminante de notre époque est le chaos climatique qui ne cesse de s’aggraver et que tant d’entre nous vivent personnellement. Cette menace, après tout, a des implications potentiellement existentielles. Pourtant, dans la hiérarchie des préoccupations de sécurité nationale de Washington, le climat est relégué au second plan par rapport à la préparation d’un nouveau cycle de « compétition entre grandes puissances ». En effet, un establishment de politique étrangère dépourvu d’imagination a étiqueté la Chine de Xi Jinping pour qu’elle remplisse le rôle autrefois assigné à l’Allemagne du Kaiser Wilhelm, à l’Allemagne d’Adolf Hitler, à l’Union soviétique de Joseph Staline et à l’Irak de Saddam Hussein.
Le fait que la Chine et les États-Unis doivent faire cause commune dans la lutte contre la crise climatique semble compter pour peu. Pas plus que le fait que la République populaire est le premier partenaire commercial des États-Unis et qu’elle détient plus de mille milliards de dollars de dette américaine. Si l’on veut maintenir le principe binaire du bien et du mal comme base de la politique, il faut un ennemi de taille. Il importe peu que les hypothèses les plus fondamentales sur la continuité entre le passé et le présent soient non seulement illusoires mais aussi nettement contre-productives.
Donc, voici la situation : l’histoire ne s’est pas arrêtée avec la Guerre froide. Tout au plus a-t-elle fait une brève pause pour reprendre son souffle. Aujourd’hui, elle a repris et s’élance dans des directions que nous commençons à peine à identifier. Le passé que nous avons été conditionnés à chérir, qui est censé donner un sens à tout, ne donne plus de sens à rien du tout. Par conséquent, il ne peut servir ni de carte ni de boussole. Nation indispensable ? Épargnez-moi cela. " (source : Answering the armies of the cheated)
La rupture du contrat franco-australien de 2019
Le choix de l’Australie, annoncé le 15 septembre 2021, de rompre un très gros contrat pour la fourniture de sous-marins conventionnels de type Barracuda signé avec la France en 2019, Canberra préférant désormais construire des sous-marins à propulsion nucléaire à l’aide de technologies américaines et britanniques (via des transferts de technologies sensibles américaines que Washington n'avait jusqu'ici consenti qu'à la Royal Navy britannique au coeur de la guerre froide), tout en concluant un partenariat de sécurité et de défense conjointement avec les Etats-Unis et le Royaume-Uni pour contrer l’influence de la Chine dans la région Indo-Pacifique, a notamment pour effet de fragiliser l'épine dorsale de la stratégie française dans la région indo-pacifique.
Le Premier ministre australien Scott Morrison a déclaré que la France « aurait eu toutes les raisons de savoir que nous avons des inquiétudes profondes et graves » concernant la capacité des sous-marins de la classe Attack de la France, qui, selon lui, ne peuvent pas répondre aux intérêts stratégiques de l’Australie.
Bien évidemment, cette rupture - qui était prévisible comme le souligne Romain Fathi (cf. Pourquoi la rupture par l’Australie du « contrat du siècle » était prévisible)- soulève de nombreuses questions sur les jeux d'acteurs en France.
" Avions-nous établi une stratégie pour contrer ces attaques ? Avions-nous infiltré sur place des points d'appui capables de soutenir notre projet ? Nos services ont-ils saisi et remonté les signaux faibles qui laissaient percevoir une offensive contre nos intérêts ? Si oui, nos dirigeants ont-ils pris en compte ces renseignements ou se sont-ils contenté de récolter les lauriers du "contrat du siècle" ? " se demande Franck DeCloquement, expert en analyse stratégique, membre d'honneur du CEPS, enseignant à l'IHEDN, et coordonnateur de travaux menés au sein de l'Ecole de Guerre économique sur les risques informationnels qui pèsent sur les industries de défense françaises dans lesquels furent examinés les risques qui pesaient sur cet accord (cf. L’industrie de défense française face aux risques informationnels)
La tonalité des plus modérée de la réaction - tardive - du président Macron dans ce dossier interroge tant il contraste avec la violence des réactions immédiates des ministres français en charge de la défense et des affaires étrangères ...
En même temps qu'elle trouve dans la position du président de Naval Group - qui a déclaré qu’il ne poursuivrait pas en justice son client pour demander des indemnités de résiliation, alors même qu'il est difficile d’imaginer que parmi les 1500 pages de l’accord de 2019, il n’y avait aucune mention d’un tel acompte ni d’une indemnité en cas de résiliation - une traduction politico-juridique qui en dit long sur le poids diplomatique de la France sur l'échiquier du monde occidental, et laisse planer des doutes sur le rôle effectif du président Macron dans cette affaire ....
Qu'en pense-t-on ailleurs en Europe, et notamment dans les milieux favorables au renforcement des liens transatlantiques ?
" En dépit des interrogations sur la réassurance américaine, les manifestations de solidarité des membres de l’UE avec la France sur le dossier AUKUS sont restés assez discrètes, convenues, sinon préoccupantes. Si Bruxelles et si certains partenaires ont bien regretté, voire réprouvé l’attitude américaine, d’autres se sont émus… de la virulence de la réaction française. Lorsque la première ministre danoise défend le président Biden sur le dossier du contrat de sous-marins et fait ainsi état de son incompréhension face à la colère française, traduit-elle uniquement la position officielle de son pays ? Comment interpréter le relatif silence de certaines chancelleries sur le continent ? " (Général Paul Cesari - Geostratégia)
Alexandra de Hoop Scheffer et Martin Quencez, analystes au sein du German Marshall Fund of the United States relèvent : " While Australia’s decision on the submarines is an issue in itself, the AUKUS alliance may have deeper implications for French-U.S. and French-U.K. relations. Le Drian said that “this unilateral, brutal and unpredictable decision looks a lot like how Trump used to act.” In fact, it is seen in Paris as a confirmation of the continuity between different U.S. administrations: absence of consultation with European partners, active competition led by the United States in areas where France has key economic and industrial interests, and a clear preference for the “anglo-saxon” world. The Ministries of Foreign Affairs and of the Armed Forces, in an joint official communiqué, underline that “the American choice to exclude a European ally and partner such as France from a structuring partnership with Australia – at a time when we are facing unprecedented challenges in the Indo-Pacific region, whether in terms of our values or our respect for multilateralism based on the rule of law – shows a lack of coherence that France can only regret.”
Perhaps even more disconcerting from a French perspective, the creation of AUKUS is presented by the three countries involved as something that all in the transatlantic community should rejoiced about. The total disconnect between the celebratory announcements in Washington and London and the bewilderment in Paris only adds to the impression that there are first-class and second-class allies with regard to what is considered as the top priority in U.S. foreign policy. High Representative for Foreign Affairs and Security Policy Josep Borrell declared that the EU, which published its own Indo-Pacific Strategy on the same day the AUKUS was announced, “was not informed” about the new security pact. For the United Kingdom, the decision seems to confirm the effort to get closer to the United States even at the expense of its closest European security partner. In parallel, the post-Brexit EU has lost significant influence in the Indo-Pacific and diminished its strategic value as a partner for Washington.
The new trilateral agreement results in part from a mutual frustration between the United States and its EU partners. From Washington’s perspective, the EU is too soft on China, and from a European perspective, the United States is acting too aggressively on China. The EU therefore aimed to develop its own strategy for the Indo-Pacific and to deepen its own ties with the countries of the region.
For France, it is important to show that the concept of “puissance d’équilibre” (balancing power) should not be interpreted as unreliability in the competition with China, but rather as a strategic advantage, allowing regional powers to diversify their partnerships outside of the U.S.-China competition. For instance, Japan is strengthening its military cooperation beyond the United States and perceives France as a key ally, sharing the same vision of the Indo-Pacific. In May the first large-scale military exercise in Japan involving U.S., French and Japanese ground troops took place. France also recently engaged in some of the military exercises organized by the Quad countries. If other regional powers, just like Australia, react to China’s growing assertiveness by increasingly siding with the United States, the French position will become more difficult to sustain. The interconnections between the transatlantic and transpacific alliances will become a more significant part of its Indo-Pacific strategy.
Different options to overcome this crisis may emerge in the short and medium term. While President Joe Biden has said that he is committed to cooperating with France in the Indo-Pacific, he needs to show that he is ready to engage with the consequences of the AUKUS announcement in Paris. Inviting Macron to Washington to discuss this issue could be a positive first step, but it would not be sufficient. France will certainly seek to leverage this to gain something in addition to the anticipated cancellation fees from Australia. More predictably, it will double down on European strategic autonomy, as it sees this event as the latest confirmations that European interests are at risk of being collateral damage in the global great-power competition between the United States and China. This ambition, however, needs to be supported by capabilities to decide and act autonomously, which is far from being the case today. France is the only EU country with a real military presence in the Indo-Pacific, and it has sought to cooperate more with Germany and The Netherlands. Now it remains to be seen whether and how Paris will manage to “Europeanize” the issue." (Source : The New AUKUS Alliance Is Yet Another Transatlantic Crisis for France, By Alexandra de Hoop Scheffer & Martin Quencez (German Marshall Fund of the United States)
Elie Pérot, chercheur à la Vrije Universiteit Brussel, dans un récent article sur les répercussions de l’accord AUKUS en Europe (cf. L'accord AUKUS, quelles répercussions pour l'Union européenne ?), invite à la modération quant à la portée stratégique de cet accord : "il ne faut pas non plus se méprendre sur la portée du projet AUKUS : celui-ci n’opère pas, face à la Chine, une de ces révolutions diplomatiques ou renversements d’alliance dont était coutumier le système des États européens jusqu’au milieu du XXème siècle, et cela pour deux raisons. Premièrement, l’AUKUS ne constitue pas, à proprement parler, une nouvelle « alliance ». Si ce terme a été utilisé par nombre de journalistes et commentateurs pour décrire cet accord, il faut voir là surtout une facilité de langage : l’AUKUS ne comporte pas un engagement de défense collective comme cela peut être le cas, par exemple, au titre de l’article 5 de l’OTAN. À cet égard, la question que Theresa May a soulevée face à Boris Johnson à la Chambre des Communes à propos des implications éventuelles de l’AUKUS en cas d’invasion de Taïwan est à la fois pertinente et hors-sujet. S’il est en effet loin d’être inutile de se demander comment le Royaume-Uni – ou tout autre pays européen – devrait réagir dans un tel scénario, l’accord AUKUS n’a pas vocation, du moins pas en tant que tel, à répondre directement à ce type de défi (outre le fait, par ailleurs, que Taïwan n’est évidemment pas partie à l’AUKUS). Deuxièmement, ce partenariat entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis ne bouleverse pas en profondeur les configurations géopolitiques actuelles. Rappelons tout d’abord que les États-Unis et l’Australie sont déjà formellement liés par une clause de défense collective au sein d’un accord tripartite avec la Nouvelle-Zélande (ANZUS), tandis que Washington et Londres sont évidemment alliés au sein de l’OTAN. En outre, au-delà des alliances formelles, les membres de l’AUKUS travaillent déjà étroitement dans le cadre de nombreux accords de sécurité et de défense, dont le plus connu est sans aucun doute celui dit des « Five Eyes » (qui inclut également le Canada et la Nouvelle-Zélande) concernant la coopération en matière de renseignement d’origine électromagnétique. Enfin, plus largement, Canberra, Londres et Washington se retrouvent autour d’un certain nombre de traits – tradition d’être des « démocraties maritimes » comme l’affirme le communiqué conjoint de l’AUKUS, partage de la langue anglaise, souvenir des sacrifices et efforts réalisés côte-à-côte pendant les deux guerres mondiales et la guerre Froide, etc. – , des références politiques, culturelles et historiques communes qui facilitent une convergence de vues entre ces pays sur la scène internationale ainsi que leur confiance mutuelle. Par conséquent, l’accord AUKUS représente avant tout un projet d’approfondissement des lignes géopolitiques existantes, et cela au travers d’une coopération industrielle de défense renforcée entre pays déjà très proches. Or, s’il était bien compris de la part de l’Australie, du Royaume-Uni et des États-Unis que ce partenariat ne fera réellement sentir ses effets qu’à long terme, les dirigeants de ces pays ne se doutaient cependant probablement pas de la crise sévère que la naissance de l’AUKUS a aussitôt provoquée avec un de leurs plus proches alliés et partenaires. ... L’accord AUKUS ne signifie pas le désengagement de la France et de l’Union européenne de l’Indopacifique. Il ne signifie d’ailleurs pas non plus une rupture complète avec Canberra, Londres ou Washington même si la méfiance qu’il a créée pourrait avoir un effet corrosif sur la cohésion des démocraties occidentales. Au-delà du gâchis diplomatique qu’il représente et qu’on ne peut que regretter, cet épisode doit en revanche interroger les Européens sur comment leur communauté politique et, en particulier, la solidarité qu’elle implique, sont perçues – ou plutôt mal perçues – par le monde extérieur."
La politique étrangère de la France depuis 2017
L'analyste politique Béligh Nabli propose une lecture lucide de la politique étrangère de la France depuis l'arrivée à la tête de l'Etat français du président Emmanuel Macron : " Expression de la souveraineté extérieure de l’État, la politique étrangère d’une entité étatique est déterminée en fonction de ses intérêts propres, de manière théoriquement libre et indépendante de toute volonté d’un autre État (principe de non-ingérence) ou d’une quelconque organisation extra-étatique (nationale ou internationale). Elle traduit aussi un système de croyances collectives, une certaine représentation du monde. C’est en ces termes que se pose la question de la politique étrangère de la France sous la présidence d’Emmanuel Macron. Mue par un idéal de grandeur et de rayonnement universel, la France est une grande puissance régionale (européenne et méditerranéenne), mais une puissance moyenne à l’échelle internationale. Avec seulement 1 % de la population mondiale sur 1 % du territoire mondial, la France est néanmoins une grande puissance militaire (arme nucléaire, arsenal militaire complet et à la pointe de la technologie grâce à une industrie d’armement moderne, dotée d’une capacité de projection), politique (membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, second réseau diplomatique au monde, une histoire coloniale et postcoloniale qui fournit un réseau d’influence en Afrique, dans le monde arabe, onze millions de kilomètres carrés d'eaux territoriales faisant de la France la deuxième Zone économique exclusive mondiale), culturelle (rayonnement linguistique et civilisationnel, principale destination touristique mondiale) et économique (cinquième puissance en termes de PIB, salariés parmi les plus productifs au monde).
La politique étrangère de la France s’articule traditionnellement autour de deux axes : l’indépendance nationale et le multilatéralisme. Or cette ligne « réaliste », guidée par une logique d’intérêt qualifiée de « gaullo-mitterrandienne », accuse une inflexion manifeste depuis les présidences de Nicolas Sarkozy (2007-2012) et de François Hollande (2012-2017). De plus, la France a mis en œuvre une stratégie de soft power à travers le développement d’une « diplomatie d’influence » que tente d’incarner Emmanuel Macron sur une scène internationale en quête de leadership.
La politique étrangère de la France s’avère depuis une décennie plus interventionniste et teintée d’un atlantisme/occidentalisme à peine voilé. Cette évolution est perceptible au sein même du corps diplomatique, où l’idée du recours légitime à la force militaire pour la défense des valeurs de la « démocratie libérale » s’est largement diffusée auprès des hauts fonctionnaires du Quai d’Orsay.
Qu’en est-il d’Emmanuel Macron ? Il s’est réclamé du gaullo-mitterrandisme au cours de la campagne présidentialiste dont il est sorti victorieux. Mais à l’époque déjà, il n’avait pas explicité le sens de ce positionnement. Aujourd’hui, la cellule diplomatique de l’Élysée ne semble pas attachée à ce qualificatif pour désigner le fil d’Ariane qui guide l’activisme diplomatique d’Emmanuel Macron. En réalité, en ce domaine comme dans d’autres, le macronisme diplomatique opte pour une dialectique résumée par la formule devenue emblématique du discours présidentiel : « en même temps »... En effet, depuis son arrivée à l’Élysée, ses discours comme son action sur les principaux dossiers internationaux assument à la fois les intonations du gaullo-mitterrandisme et du néoconservatisme. Ainsi, dans un contexte mondial propice à l’unilatéralisme, il a tenu – par contraste avec la posture trumpienne et poutinienne – un discours valorisant le dialogue multilatéral dans les dossiers du nucléaire iranien, du libre-échange transatlantique et de la lutte contre le réchauffement climatique. ... " (cf. Macron : le spectre de la gesticulation diplomatique)
La France et sa politique d'armement
Les chercheurs Julien Malizard et Josselin Droff propose une analyse synthétique très fine de cette politique d'armement : " ... Le modèle français est centré autour du produit (un système d’armes) et des enjeux industriels. Il se caractérise aujourd’hui par une dépendance accrue vis-à-vis des exportations. En effet, la France exporte aujourd’hui un peu plus de 30 % de sa production totale d’équipements de défense (contre 8 % dans les années 1960 et 15 % dans les années 1970). Les motivations sont d’abord économiques et liées au modèle d'armée ainsi qu’aux moyens nécessaires à la crédibilité de la dissuasion. Le marché français est trop étroit pour maintenir les compétences industrielles nécessaires à la production de l’ensemble des équipements dont les forces armées ont besoin et ainsi amortir les coûts de recherche et développement indispensables à la compétitivité des entreprises. Pourtant, la concurrence mondiale, et en particulier européenne, pousse à une productivité élevée. Le dilemme inhérent à ce modèle tient aux risques de dépendance aux exportations d’armes, alors que la technologie associée à ces armes positionne la France haut dans la hiérarchie des industries de défense. C’est le modèle d’une puissance moyenne avec des ambitions mondiales et des contraintes économiques et industrielles certaines.. De ce fait, le programme australien représentait 10 % de l’activité de Naval Group et offrait une visibilité en termes d’activité sur plusieurs décennies. Historiquement, les exportations jouent un rôle important dans le fonctionnement de Naval Group (30 % du chiffre d’affaires sur la décennie 2010) : le modèle économique de l’entreprise nécessite d’exporter pour entretenir les compétences industrielles et l’activité des bureaux d’étude. Néanmoins, compte tenu des engagements internationaux de la France, le contrôle des exportations reste exigeant. Enfin, les exportations sont également conçues comme des opportunités de rapprocher la France de ses clients au travers des « partenariats stratégiques ». Par ailleurs, la France a historiquement été considérée comme une « troisième voie » entre les États-Unis et l’URSS durant la guerre froide, et il n’est pas interdit de penser que ce sera aussi le cas dans le cadre de la rivalité entre la Chine et les États-Unis. ..." (cf .Sous-marins australiens : le modèle français d’exportation d’armes en question )
La France et sa politique de dissuasion nucléaire
Depuis la sortie du Royaume-Uni, la France est désormais le seul pays de l’Union européenne doté de l’arme nucléaire.
Emmanuel Macron a prononcé le 7 février 2020 un discours majeur de son quinquennat, très attendu par la communauté militaire et par les chancelleries du monde entier, portant en particulier sur la dissuasion nucléaire française, qui s’inscrit dans la lignée des « discours nucléaires » des présidents de la Ve République (cf. Discours du Président Emmanuel Macron sur la stratégie de défense et de dissuasion devant les stagiaires de la 27ème promotion de l'école de guerre
Le directeur-adjoint de l'IRIS en relève les points principaux suivants : "... des emprunts soit au général de Gaulle soit à François Mitterrand ont été prononcés : Emmanuel Macron veut être fidèle à sa ligne gaullo-mitterrandiste. Ainsi, il a précisé que la France a toujours refusé que « l’arme nucléaire puisse être considérée comme une arme de bataille ». Et de réaffirmer « que la France ne s’engagera jamais dans une bataille nucléaire ou une quelconque riposte graduée. » Tout ceci n’est effectivement pas nouveau, mais ces expressions sont celles que l’on employait dans les années 60. Ainsi, la doctrine de la riposte graduée avait été élaborée par le secrétaire à la Défense Robert Mc Namara en 1962. Elle s’opposait à la doctrine de la dissuasion prônée par le général de Gaulle. De même, Emmanuel Macron a parlé « d’avertissement nucléaire unique et non renouvelable » en cas de méprise sur la détermination de la France à préserver ses intérêts vitaux. C’est la théorie de l’ultime avertissement qui avait été théorisée dans les années 80 sous François Mitterrand.
Reste qu’il y a des expressions qui sont nées dans les années 2000 et qui apportent sans doute plus de souplesse à la doctrine de dissuasion comme le fait que la force nucléaire « garantit notre indépendance, notre liberté d’appréciation, de décision et d’action », ce qui suppose une menace d’emploi dans le cadre de configurations de crises plus complexes qu’une simple agression de nos intérêts vitaux. Enfin, les deux composantes sont confirmées et c’est bien cela qui importe pour nos forces armées puisqu’il est nécessaire de commencer à envisager le renouvellement de ces deux composantes nucléaires lors de la loi de programmation militaire 2019-2025." (cf. Discours du Président de la République sur la dissuasion nucléaire : continuité dans la politique de dissuasion ou continuité dans la politique internationale et de défense du président Macron ? Le point de vue de Jean-Pierre Maulny (iris-france.org))
A cette occasion, le président français a également proposé aux pays européens "un dialogue stratégique" sur "le rôle de la dissuasion nucléaire française" dans la sécurité de l’Europe, sans toutefois précisé si le Royaume-Uni post-Brexit était concerné par cette proposition : "Les partenaires européens qui souhaitent s’engager sur cette voie pourront être associés aux exercices des forces françaises de dissuasion. Ce dialogue stratégique et ces échanges participeront naturellement au développement d’une véritable culture stratégique entre Européens".
Qui n’y est pas allé en France, au cours des dernières années, d’un pamphlet contre la politique de dissuasion française ? Qui contre la pérennisation de cette dernière en raison de son inutilité stratégique eu égard à l’impact sur l’évolution des relations internationales de la fin de la guerre froide et de la globalisation stratégique, qui contre le fait qu’elle puisse encore disposer de ses deux composantes océanique et aéroportées en raison du coût trop élevé du statu quo pour le budget de l’Etat et, surtout sur celui dédié à la défense alors que les forces conventionnelles sont soumises à des coupes préoccupantes, qui pour lui préférer le recours à une véritable politique de défense anti-missiles balistiques, dans le droit fil de l’offre américaine …
Quels sont les termes du débat ? La journaliste Nathalie Guibert les précisa de manière concise dans un article publié dans le quotidien le Monde en 2013 qu'elle introduisit par ces termes : « La dissuasion nucléaire est un sujet essentiellement discret. Les grands discours présidentiels modèlent la doctrine française depuis 1965, mais le débat public n'atteint pas ce qui constitue le coeur de la souveraineté nationale. Un solide consensus politico-militaire règne. Or, dans plusieurs cercles de réflexion, des voix commencent à questionner le domaine sacré."
Nb : J'ai pris la liberté d'y apporter ma propre vision dans un article que je lui ai alors consacré en répondant OUI à la question "La France doit-elle préserver en l'état sa politique de dissuasion nucléaire ?" (cf. La France doit-elle préserver en l'état sa politique de dissuasion nucléaire ? Ma réponse est OUI !)
Naval Group occupe une place essentielle dans la politique de dissuasion française
Concepteur, constructeur et intégrateur des vecteurs de la force océanique stratégique, Naval Group a mobilisé plus de 600 de ses ingénieurs et techniciens au profit du contrat dénoncé en septembre 2021 par les autorités australiennes.
Au risque de voir partir vers d'autres ces personnels hautement qualifiés vers d'autres entreprises s'ajoute le risque majeur d'une perte de compétences capitales pour la préservation de sa capacité à préparer l'avenir et à proposer de nouveaux contrats à des clients qui se manifesteraient à nouveau, et dont cette entreprise a cruellement besoin pour se maintenir dans la compétition internationale, les contrats passés par l'Etat français ne constituant pas une demande suffisante en elle-même !
Le secteur de la construction navale française a déjà traversé une crise majeure dans les années 80 qui a vu ses compétences maitresses partir vers d'autres secteurs d'activités faute de contrats suffisants pour les maintenir dans ce secteur.
Les échecs des tentatives de fusion avec d'autres acteurs européens du secteur requièrent donc que des contrats importants viennent consolider son activité, notamment dans le domaine des sous-marins.
Que va-t-il ressortir des manoeuvres diplomatiques actuelles entre la France et le Royaume-Uni ? L'Allemagne et l'Italie seront-elles prêtes à réexaminer avec la France des possibilités de coopération plus étroite dans ce secteur stratégique à plus d'un titre ?
Quelle stratégie va être déployée par les Etats-Unis à cet égard ? La perspective - encore très hypothétique - d'une association de la France à l'accord AUKUS serait-elle / sera-t-elle conditionnée à l'entrée de la France dans le Groupe des Plans nucléaires de l'Otan ? La force océanique stratégique sera-t-elle préservée en l'état dans un tel contexte ? La politique française de dissuasion en sera-t-elle amoindrie ?
Or, au-delà de Naval Group, c'est la quasi-totalité du tissu industriel de défense français qui connaît aujourd'hui des difficultés importantes, soit en raison de la crise du secteur aéronautique (Safran, Airbus), soit en raison d'autres facteurs. En particulier, suite à l’annonce de résultats qui ont désagréablement surpris analystes et financiers, le Groupe Thales a perdu plus de 10% de sa valeur boursière. Thales est présent dans cinq secteurs : l’aéronautique, l’espace, le transport terrestre, l’identité et la sécurité numériques, la défense et la sécurité. Parce que Thales est au cœur de la plupart des programmes militaires, sa fragilisation, si elle devait se confirmer, ferait peser un risque important sur l’ensemble de la Base Industrielle et Technologique de Défense française. Son positionnement très franco-britannique, en ces temps d’incertitude liée au Brexit, la fragilise un peu plus encore en même temps qu'il donne une fois encore au Royaume-Uni une carte maitresse pour peser sur les décisions françaises. Thales souffre aussi d’une difficulté que rencontrent beaucoup d’entreprises de très haute technologie : l’articulation défectueuse entre le niveau technique et le niveau projet, alors même que cette entreprise possède ainsi à l’évidence des compétences techniques remarquables.
Le "jeu" diplomatico-stratégique britannique
Faisant suite à la crise diplomatique consécutive à la rupture du contrat franco-australien portant sur les sous-marins, la toute récente proposition de relance de la coopération entre le Royaume Uni et la France formulée par Boris Johnson dans le domaine militaire intervient une fois encore à un moment crucial de l'agenda transatlantique comme de l'agenda de l'Union européenne, quelques semaines à peine avant que la France prenne la présidence du Conseil de l'UE. S'il a provoqué un court moment de refroidissement diplomatique entre la France et ses alliés américains, britanniques et australiens ..., cet accord AUKUS permet en même temps au Premier ministre britannique de rassurer sur la solidité de la fameuse « relation spéciale » avec Washington, mise à mal lors du retrait américain d’Afghanistan, et donne consistance au concept de « Global Britain » cher au gouvernement de Boris Johnson. (cf. Global Britain in a Competitive Age: the Integrated Review of Security, Defence, Development and Foreign Policy)
Alors que leurs relations sont déjà au niveau le plus bas jamais enregistré dans l’histoire récente, les deux gouvernements français et britannique étant notamment en désaccord sur les contrôles frontaliers post-Brexit, sur le traitement des migrants cherchant à traverser la Manche et sur le protocole nord-irlandais, Londres cherche à restaurer avec Paris un climat de confiance qui serait propice à la relance de la dynamique créée en 2010 avec la conclusion des accords de Landcaster House, et qui avait notamment permis d'engager une coopération technologique et industrielle importante en matière de nucléaire militaire, limitée pour le moment aux essais de simulation. Il est à noter que Paris n'avait pas jugé utile de rappeler son ambassadeur en poste à Londres, contrairement à ce qui fut décidé s'agissant de ses ambassadeurs aux Etats-Unis et en Australie.
Lors de son déplacement aux Etats-Unis, à la fois pour s'entretenir avec le président américain Joe Biden et pour prendre part aux travaux de l'Assemblée générale des Nations Unies, Boris Johnson a déclaré : « Le Royaume-Uni et la France ont une relation très, très importante et indestructible et bien sûr, nous discuterons avec tous nos amis de la façon de faire fonctionner le pacte AUKUS, que ce n’est pas exclusif, ce n’est pas diviser et il n’a vraiment pas à être de cette façon. Cela ne signifie en aucun cas que nous souhaitons être antagonistes envers quelqu’un d’autre ou exclusif ou évincer quelqu’un d’autre. » Il a ajouté que les relations du Royaume-Uni avec la France sont « incroyablement importantes, c’est historique » en soulignant que les deux pays travaillent ensemble « au coude à coude » pour lutter contre le terrorisme dans la région du Sahel en Afrique et dans le cadre de la mission de l’OTAN dans les États baltes pour dissuader les Russes. « Il y a un autre pays dans le monde avec qui nous partageons un programme de simulation d’essais nucléaires – de quel pays s’agit-il ? C’est la France », a-t-il déclaré.
Ira-t-il jusqu'à proposer à la France, après en avoir obtenu le feu vert de Washington, de rejoindre l'accord AUKUS comme le suggère le quotidien britannique The Times ? Quels en seraient alors les motivations réelles ?
Le rapport sénatorial évoqué supra avertit : " Sans renoncer à établir un lien de sécurité et de défense privilégié avec le Royaume-Uni, il faut être réaliste quant à l’appétence post Brexit pour les mécanismes européens d’un pays aussi fortement ancré dans le lien transatlantique. Sa dernière revue stratégique a été élaborée avec l’OTAN et les États-Unis en points de mire, et le Royaume-Uni cherche à injecter dans l’Alliance les problématiques de résilience que l'UE est résolue à traiter. "
Quels enseignements tirés du précédent créé par le projet de fusion EADS-BAE ?
Le ministre français de la Défense d'alors avait rappelé ce qui était important pour la France et les positions qu’elle entendait défendre : « 1° la garantie de ses intérêts stratégiques propres, 2° la garantie de son poids dans la nouvelle structure, 3° répondre à des interrogations sur la future stratégie industrielle globale du nouveau groupe fusionné ».
En octobre 2012, Paris, Londres et Berlin n'étant pas parvenus à s'entendre sur le dispositif exact des participations des Etats, EADS et BAE Systems ont mis fin à leurs discussions de fusion. "Il est devenu clair que les intérêts des parties gouvernementales ne peuvent être suffisamment rapprochés les uns des autres ou avec les objectifs que BAE Systems et EADS ont définis pour cette fusion", justifie un communiqué commun. Les deux groupes ont donc "décidé qu'il était dans le meilleur intérêt de leurs entreprises et de leurs actionnaires d'abandonner les discussions et de continuer à se concentrer sur leurs stratégies respectives".
Cette fusion, dont on peut penser qu'elle fut orchestrée par Washington qui n'a pas hésité à faire savoir publiquement qu'elle y était favorable, comportait des risques importants pour la préservation à terme de l'autonomie stratégique française en matière de dissuasion nucléaire, notamment.
A la lecture des dépêches, articles, commentaires, analyses qui se multipliaient à volonté, on ne pouvait alors que relever un tropisme particulièrement fort pour une appréciation des défis, contraintes et opportunités de ce rapprochement hypothétique réduite aux seuls enjeux capitalistiques, économiques et financiers ! La question de l'opportunité industrielle et technologique était à peine soulevée ! Celle, bien plus cruciale encore, de l'opportunité stratégique et politique du point de vue national, d'abord, et européen, ensuite, n'apparaissait même pas inscrite au débat, en apparence, tout au moins !
Car loin de sortir du chapeau du magicien par le seul fait des lois darwiniennes, ce projet s'inscrivait dans un agenda transatlantique qui ne devait rien au hasard des calendriers respectifs des différents protagonistes directs et indirects de ce dossier ! De même qu'il s'inscrivait aussi dans un agenda européen particulièrement décisif quant à l'avenir politique et stratégique de l'Union européenne !
Ignorer ces agendas et les enjeux qui y sont attachés, occulter les impacts probables d'un tel rapprochement sur les positions française et britannique à l'égard de la dissuasion nucléaire française et de la défense anti-missile balistique américaine (voir notamment à cet égard Coup de projecteur sur quelques enjeux de la réforme en cours de l'Alliance atlantique passés sous silence - première partie - et Coup de projecteur sur quelques enjeux de la réforme en cours de l'Alliance atlantique passés sous silence - seconde partie - ainsi que Tertrais dissuasion RD 201105), comme sur l'apparition ou la disparition du seul véritable levier industriel de l'Union politique et stratégique en devenir reflétait alors plus de l'irresponsabilité stratégique que de l'incompétence pure et simple !
Mais alors, comment un tel projet avait-il pu émerger et surtout obtenir un feu vert appuyé du président Sarkozy ? S'était-on posé les bonnes questions à l'Elysée ?
Il en est de même dans le secteur de la propulsion nucléaire où la cession à General Electric de compétences industrielles de nature stratégique du Groupe Alstom participe sans aucun doute à fragiliser un peu plus les perspectives de maintien d'une véritable autonomie stratégique française sur le registre - si essentiel pour l'autonomie géopolitique et stratégique de la France - de la dissuasion nucléaire. Le Président de la République Emmanuel Macron exerçait alors d'importantes responsabilités à la tête de l'Etat ...
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Pour comprendre le concept de dissuasion, la lecture de ce qu'en écrivit en 2008 Bruno Tertrais, l'un des meilleurs spécialistes français sur ces questions (cf. Le concept de dissuasion nucléaire) (*) (voir également les publications de l'IFRI (**))
Pour saisir la pertinence et la permanence de la dissuasion française, il suffit de prendre connaissance de ce qu'en écrivit l'ancien chef d'Etat-major des Armées Jean-Louis Georgelin (cf. Pertinence et permanence de la dissuasion, par Jean-Louis Georgelin (cairn.info)
(*) L’Observatoire de la dissuasion, sous la direction de Bruno Tertrais, a pour but d’éclairer l’administration française sur les questions relatives à l’actualité de la dissuasion (principalement mais non seulement nucléaire), tant sur les plans conceptuel que politique, stratégique et programmatique.
Dans ce cadre, la FRS produit des bulletins mensuels d’actualité ainsi que des notes et des études, dont certaines sont publiées sur le site https://www.frstrategie.org/programmes/observatoire-de-la-dissuasion
(**) Le programme « Dissuasion et prolifération » de l'IFRI produit et diffuse des analyses approfondies examinant les postures nationales et les stratégies adossées aux armes nucléaires, les efforts multilatéraux de réduction des arsenaux et de renforcement du régime de non-prolifération, ou encore le développement de capacités stratégiques associées aux missions de dissuasion (frappe stratégique rapide et défense antimissile balistique) (voir le site : https://www.ifri.org/fr/recherche/thematiques-transversales/securite-defense/dissuasion-proliferation)
Cette situation n'est-elle pas finalement favorable à un nouvel approfondissement de l'intégration euratlantique ?
L'avant-dernier président du Conseil européen, Herman van Rompuy, avait réaffirmé lors d'un Forum de Bruxelles du German Marshall Fund, comme il n'avait cessé de le faire à chacune de ses participations à la Conférence pour la Sécurité de Münich, qu'il existe encore bien un Ouest - "the West" still exists. - (cf. "PREPARING FOR THE FUTURE" : Speech by President of the European Council Herman Van Rompuy to the Brussels Forum of the German Marshall Fund (Brussels, 15 March 2013) ainsi que Remarks by President Herman Van Rompuy after his meeting with Secretary-General of NATO Anders Fogh Rasmussen (Brussels, 23 April 2012),
Depuis 1995, le nouvel agenda transatlantique déterminait alors l'essentiel des agendas - ouvert et caché - de l'Union européenne et de l'OTAN ! La constitution pas à pas, particulièrement opaque pour les citoyens européens, d'une Union occidentale (ou encore d'une Union transatlantique) semblait à l'oeuvre jusqu'à l'arrivée à la Maison Blanche du président Trump, comme l'avait notamment souhaitée Edouard Balladur et comme l'avait également envisagée Javier Solana (cf. Transatlantic union can be a tough bulwark, by Javier Solana (The Australian)), et bien d'autres encore (cf. Shoulder to Shoulder : Forging a Strategic U.S.- EU Partnership (1) et Shoulder to Shoulder : Forging a Strategic U.S.- EU Partnership (2)), avec son cortège de promesses mais aussi de désillusions et de désordres sur les registres politiques, régaliens, culturels, économiques et sociaux !
Sur le plan stratégique et militaire, cet agenda transatlantique a produit la plus grande partie de ses effets attendus sur la perte d'indépendance, et même d'autonomie, des Etats européens comme de l'UE elle-même à l'égard des Etats-Unis, tant sur le plan doctrinal que sur celui des moyens !
Nombre de think tanks américains furent sollicités - et financés - par les institutions européennes pour donner le la à la politique européenne dans les domaines de la défense, de la sécurité et de l'armement. Pour preuves notamment les recommandations d'un programme du CSIC, subventionné par la Commission européenne, et en partenariat avec des think tanks français (cf. EU-U.S. Security Stratégies comparative scenarios and recommendations)
La révolution dans les affaires militaires, les processus de transformation dans lesquels s'inscrivent l'approche globale de la sécurité comme les démarches capacitaires et de pooling and sharing, et maintenant l'initiative de la 'smart défense', la réintégration de la France dans les structures militaires intégrées de l'OTAN, la révision du concept stratégique de l'OTAN qui élargi sa mission initiale de défense collective à la gestion des crises et à la sécurité collective, l'alignement respectif des stratégies de sécurité nationale des Etats européens et des stratégies de sécurité de l'Union européenne sur les stratégies analogues des Etats Unis et de l'OTAN, et la violence de la crise de la dette souveraine dans toute l'Union européenne ont fini par avoir raison des velléités d'autonomie stratégique et d'indépendance politique des Etats européens qui ont sacrifié le projet d'affirmation d'une Union politique dotée de tous les instruments de souveraineté enfermée dans un agenda transatlantique des plus déséquilibré.
Les entreprises stratégiques et de défense européennes n'ayant pas entrepris leur consolidation à l'échelle européenne en l'absence de mesures appropriées dans les politiques d'acquisition, elles ont été parfois tentées par des consolidations à l'échelle transatlantique ! Le projet de fusion entre EADS et BAE en est l'une des illustrations les plus notoires.
L’élection de Joe Biden et l’annonce que les États-Unis reprennent le rôle de gendarme du monde, notamment dans le cadre d’une OTAN réaffirmant sa vocation protectrice des Alliés, ont rassuré. De même, les nominations d’Antony Blinken puis celle de Karen Donfried, adjointe aux Affaires européennes et eurasiennes, ont été accueillis avec enthousiasme dans toute l'Union européenne. Les décideurs européens, rassérénés, aspirent souvent à reprendre le cours de la relation atlantique traditionnelle.
Le projet américain d'Alliance des démocraties porté par le président Joe Biden vient ajouter une dimension supplémentaire à ce processus d'intégration euratlantique à l'oeuvre. Ce projet, dont naturellement l’Amérique assurerait le leadership, constitue un serpent de mer dans la tradition diplomatique américaine. Elle avait trouvé une première application en 2000 sous l’impulsion de Madeleine Albright. La France, par la voix d’Hubert Védrine, alors ministre des Affaires étrangères avait refusé de se joindre à cette initiative.
Anders Fogh Rasmussen, ancien secrétaire général de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) a résumé ainsi la mission que cette alliance des démocraties devrait remplir : «En 2021, les États-Unis et leurs alliés auront une occasion qui ne se présente qu’une fois par génération. Celle d’inverser le repli global des démocraties face aux autocraties comme la Russie et la Chine. Mais il faudra pour cela que les démocraties principales s’unissent ». Ce qu’ont fait nombre d’entre elles, il y a une génération, justement, en envahissant l’Afghanistan, puis l’Irak. Il est donc temps de s’attaquer à des adversaires plus puissants…
Dans un rapport préparé en novembre 2020 par la Commission européenne, la Commission européenne invita Washington à saisir "l'opportunité d'une génération" de forger une nouvelle alliance globale avec l'Europe afin de répondre au "défi stratégiques" que pose la Chine. Dans ce document, dont fit état le Financial Times, la Commission propose à l’administration du président Joe Biden de « revitaliser » le partenariat transatlantique et souligne le besoin d’un « renouveau » pour une alliance du monde démocratique face aux régimes autoritaires, dont tout particulièrement la Chine.
Thomas Gomart dans son dernier ouvrage intitulé 'Guerres invisibles' (voir à cet égard notamment Guerres invisibles : Nos prochains défis géopolitiques. Entretien avec Thomas Gomart) souligne l'importance de la relation transatlantique dans le contexte d'un profond changement de registre stratégique.
Il perçoit 'deux axes de rotation' sur lesquels s'articule plus que jamais la relation transatlantique. "Ce sont d’abord les échanges financiers et l’intrication très étroite entre la finance européenne et la finance américaine. Le deuxième axe est lui, numérique. Si en 2020 les échanges de marchandises entre l’UE et la Chine sont devenus supérieurs à ceux entre l’UE et les États-Unis, lorsqu’on ajoute les services – ce qui est en partie proposé par les technologies de l’information et de la communication – alors les échanges entre l’Union européenne et les États-Unis deviennent de 45% supérieurs aux échanges entre l’UE et la Chine. Autrement dit, ces deux axes de rotation créent quelque chose de très spécifique entre les États-Unis et l’Europe auxquels s’ajoutent les liens historiques. Il faut notamment noter que l’ensemble fait partie d’une même alliance militaire construite et dominée par les États-Unis. ... Nous sommes dans un moment de récusation des valeurs occidentales - pas partout ni de la même manière. ... L’Occident est de plus en plus contesté à la fois sur le plan idéologique et sur le plan politique."
Par ailleurs, Thierry Gomart insiste sur le fait majeur que "la Chine est en train de modifier la manière de concevoir la conflictualité comme le révéla sans détour le livre publié en 1999 par deux officiers chinois, Qiao Liang et Wang Xiangsui, 'La guerre hors limites', qui explique qu’il y a 24 types de conflits qui vont de la guerre nucléaire à la guerre médiatique en passant par la guerre financière, etc… Ce qui implique d'adapter les outils de compréhension des grandes évolutions à l'oeuvre."
Il faut "sortir des débats souvent un peu vains sur la tonalité de la politique étrangère française et montrer qu’en réalité les transformations à l’œuvre sont beaucoup plus profondes et rapides que des énièmes débats sur l’OTAN ou la relation à la Russie. Non pas que ces débats ne soient pas importants mais il faut les remettre dans leur contexte global."
Le concept d'alliance des démocraties s’inscrit dans un effort pour contrer la montée des autoritarismes, alors que celui de D10 répond plus spécifiquement à une volonté de contenir la Chine. Cette même volonté inspire aussi diverses idées de clubs – de « formats », comme disent les diplomates – visant à la fois à dépasser un G7 jugé obsolète et à structurer ce nouvel espace stratégique majeur que constitue désormais la zone indopacifique.
Michel Duclos, conseiller spécial géopolitique de l'Institut Montaigne (présidé par Henri de Castries, ancien lauréat du programme Young Leaders de la fondation franco-américaine, qui préside également le groupe de Bilderberg) , et Bruno Tertrais, Senior Fellow sur les affaires stratégiques, examinent dans une publication (en date du 5 janvier 2021) de cet institut - que l'on dit proche du président Emmanuel Macron - quelles pourraient être les positions de la France et de l’Europe face à cette initiative, y compris dans le contexte du Brexit. (cf. Faut-il une alliance globale des démocraties ?)
Les auteurs plaident pour « retrouver un certain « compagnonnage » avec le continent-souche de la civilisation américaine. En outre, les Européens ne sauraient maugréer contre un retour de l’Amérique après s’être amèrement plaints de son retrait. Collaborer à une initiative américaine pour la démocratie peut être un moyen d’établir un lien de confiance avec la nouvelle administration.
Mais à sa lecture, on constate que cet article développe des raisonnements et hypothèses diplomatiques qui nous éloignent de l’enjeu démocratique. La nécessité de préserver la démocratie et d'en améliorer le fonctionnement et la robustesse (équilibre des institutions, Etat de droit, gouvernance, élections et participation, contrôles démocratique et parlementaire, évaluations, traitement des minorités et des inégalités,…) apparait fort peu alors même que les démocraties occidentales manifestent de nombreux signaux de leur évolution vers le modèle illibéral de la Chine si l'on en juge notamment à la situation dégradée de leur Etat de droit. Le propos se situe ailleurs.
On y trouve par exemple les éléments suivants : " Notons par ailleurs que le Royaume-Uni post-Brexit va aussi tenter d’augmenter au maximum son investissement dans l’indopacifique, notamment sur le plan militaire. Or l’un des buts poursuivis par les Américains à travers le thème de la défense de la démocratie est d’établir un lien entre leurs alliés européens et asiatiques : "pourquoi l’Allemagne et la France ne travailleraient-elles pas avec l’Inde et le Japon sur les questions stratégiques ?" écrivaient Blinken et Kagan dans l’article précité. Dans ce contexte, une donnée de base est le renforcement progressif du "Quad" asiatique (Australie, États-Unis, Inde, Japon). Devrions-nous, à supposer que nos partenaires y soient prêts, envisager que la France se joigne à ce club ? Pour l’instant, les inconvénients paraissent l’emporter sur les avantages. Nous donnerions le sentiment que nous nous joignons à une croisade anti-chinoise. Nous pourrions gâcher les chances d’un renforcement du partenariat entre Européens dans la zone au moment même où certains d’entre eux (Allemagne, Pays-Bas) semblent prêts à s’y impliquer davantage. Nous avons par ailleurs sans doute intérêt à consolider nos propres formats (relation stratégique triangulaire avec l’Inde et l’Australie notamment) sans pour autant refuser, ponctuellement, d’être impliqués dans des consultations régionales plus larges. Nous pourrions en revanche accepter une éventuelle invitation sous l’égide de Washington des principaux acteurs stratégiques, occidentaux (Australie, États-Unis, France, Royaume-Uni) et asiatiques (Corée du sud, Inde, Japon). Une autre formule - là encore à discuter au préalable avec les Allemands et les Britanniques - serait de favoriser une concertation au moins ponctuelle entre Quad indopacifique et E3 [Royaume-Uni - Allemagne - France]. De proche en proche, à partir de l’initiative sur la démocratie proposée par M. Biden mais aussi de la structuration de la zone indopacifique et du nouveau statut du Royaume-Uni, c’est un réaménagement des réseaux de partenariats entre pays alliés ou amis qui pourrait se produire dans les années à venir. On peut y voir une garantie contre la tentation d’une "OTAN globale anti-chinoise" et d’un retour masqué de la "politique des blocs". Il nous appartient ainsi de veiller à ce que des formules souples et intelligentes, n’encourageant pas un esprit de "guerre froide", se mettent progressivement en place. "
Bruno Tertrais constate " une véritable remontée en puissance de l'anglosphère, ce monde que l’on nomme parfois en France, à tort, anglo-saxon. On en connaît l’importance, notamment dans le cadre discret des échanges de renseignement du club des Five Eyes (avec le Canada et la Nouvelle-Zélande). Et les pays concernés ont commémoré il y a à peine quelques jours le soixante-dixième anniversaire du traité ANZUS (Australia, New Zealand, United States). Quant à Londres, sa participation entre parfaitement dans le cadre de sa nouvelle stratégie post-Brexit Global Britain. Cela fait mal aux Français, mais il n’est pas totalement absurde pour un haut responsable américain de proclamer "que nous n’avons pas de meilleurs alliés que le Royaume-Uni et l’Australie". Mais il y aura un prix à payer. Comment, désormais, la France peut-elle prendre au sérieux la volonté de l'administration Bident d'obtenir une plus grande implication des Européens dans l'Indopacifique, et d'avoir davantage de consultations et de coordination entre alliés face à la Chine ? M. Le Drian et Mme Parly ont beau jeu de dénoncer "l'absence de cohérence" de l’attitude. Rappelons que l’annonce américaine a été faite… le jour même où la stratégie européenne pour l'Indopacifique a été publiée. La classe. "
Il y a manifestement là matière à réflexion sur les liens qui pourraient exister entre le projet d'Alliance des démocraties, d'une part, la conclusion de l'accord AUKUS et ses impacts sur le contrat franco-australien, d'autre part, et enfin, les positions exprimées par la Commission européenne et l'OTAN.
Tout en gardant en mémoire le fait que :
- Joe Biden est revenu sur la plupart des décisions critiquées par l'UE. La qualité des relations avec les États-Unis est restaurée, mais certaines constantes invitent à se garder de tout suivisme : pivot vers l’Asie et volonté d’imposer leur approche de la Chine, promotion d’une intégration capacitaire au sein de l’OTAN profitant à leur appareil militaro-industriel (donc aux dépens de la BITDE), concurrence économique, sanctions extraterritoriales, réglementation ITAR…
- Joe Biden dispose d’une très courte majorité au Congrès, particulièrement au Sénat, ce qui fragilise sa politique internationale et inquiète pour les élections à venir. Les midterms auront lieu dans un peu plus d’un an, les élections présidentielles dans un peu plus de trois. La pax 7 americana retrouvée via l’OTAN pourrait être moins durable qu’espéré. L’UE devrait y voir l’opportunité d’organiser sa sécurité d’une manière plus aboutie.
En France, des chercheurs éminents invitent à ne pas remettre en cause la participation de la France au structures militaires intégrées de l'OTAN en réaction à cette crise.
Selon Jean-Pierre Maulny, directeur-adjoint de l'IRIS : " il faut rester dans l’Otan et mieux s’y faire entendre. Ce n’est certes pas facile, mais que se passerait-il si l’on quittait cette organisation ? On perdrait le lien avec les Allemands et les autres pays européens, et l’on ne serait plus crédible dans l’UE. Face aux décisions unilatérales des Américains, en Afghanistan ou avec les sous-marins, l’ensemble des Européens voient bien qu’ils ont tout intérêt à coopérer. Josep Borrell, le chef de la diplomatie de l’UE, l’a d’ailleurs rappelé après l’annonce de la formation de l’alliance Aukus."
Un rapport d'information de l'Assemblée nationale présenté par Pierre-Alexandre Anglade et Joaquim Pueyo en 2018 (Rapport d'information déposé par la Commission des affaires européennes sur l'Europe de la Défense et son articulation avec l'OTAN présenté par Pieyre-Alexandre Anglade et Joaquim Pueyo,), rappelle que "la défense de l'Europe n'est pas l'Europe de la défense" et qu'il revient à l'UE d'assurer sa sécurité, en complément de l'OTAN. Pour les deux rapporteurs, la relance de la défense européenne est une réelle opportunité. Néanmoins, avec 22 États membres de l'UE également membres de l'OTAN, le renforcement de la défense européenne ne peut pas se faire contre l'OTAN. Il est donc nécessaire, pour l'UE et pour ses membres individuellement, de s'investir dans l'OTAN. De même, l'UE, dans le prolongement du sommet de Varsovie de décembre 2016, doit approfondir sa coopération avec l'OTAN dans les domaines où celle-ci est indispensable (cyberdéfense, notamment).
Un rapport d'information sénatorial intitulé Quelle boussole stratégique pour l'Union européenne ?) clarifie le cap à emprunter :
" Il faut réaffirmer et préciser cette complémentarité OTAN-UE en cohérence avec un niveau d’ambition réaliste, ce qui sera un gage de crédibilité pour une Europe-puissance, peut-être sur la base du scénario français d’entrée en premier (supra). Quoi qu’il en soit, sans élaborer un partage des rôles rigide et détaillé potentiellement contreproductif, la boussole stratégique devrait dire enfin clairement ce que l'UE doit savoir faire. [...] La Chine constitue pour l'UE un défi croissant, surtout sur des sujets de résilience : souveraineté numérique, désinformation, capacité industrielle, compétitivité, accès au marché, risque de déni d’accès aux voies maritimes, notamment dans les détroits. L’enthousiasme initial des pays membres du format 17+1 tend à décroître. La conviction devient très partagée qu’’il faut « jouer collectif » face à une Chine décrite comme étant à la fois rivale, concurrente et partenaire, et que dessert un hubris devenu ostensible. L’écueil serait de ne traiter la « question chinoise » que via l’OTAN, au risque d’une immixtion américaine dans la politique commerciale de l'UE. Celle-ci doit donc vite affiner une ligne stratégique, qui devra passer par une exigence de réciprocité en matière économique. Il se pourrait, ainsi, que la Chine relaie l’ancien président Trump comme moteur de la « géopolitisation » de l'UE. L’Indopacifique est au fond pour l'UE une autre manière d’aborder la Chine, susceptible de dénier certain accès maritimes à cette zone qui héberge 60 % de la population mondiale et les PIB les plus dynamiques. Mais un aussi vaste sujet de sécurité et de défense risque d’apparaître comme pouvant être plus adéquatement traité dans le cadre de l’OTAN, en compagnie des puissances maritimes que sont les États-Unis et le Royaume-Uni, au risque de réduire l’autonomie de la politique de l'UE vis-à-vis de la Chine. "
François Géré, spécialiste en géostratégie, président fondateur de l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS), directeur de recherches à Paris 3 Sorbonne Nouvelle, et chargé de mission auprès de l’Institut des Hautes études de défense nationale (IHEDN), avertit : « Demain, l’Otan ce pourrait être une machine à entraîner les Européens sur le théâtre dangereux de l’Indo-Pacifique pour des missions sur lesquelles ils ne disposeraient que d’un droit consultatif de simple consentement » (François Géré: «Pour les Européens, le temps est venu du non-alignement»)
Dans un article publié dans la Revue Défense Nationale et sur le site de Geostrategia (cf. La confrontation entre États-Unis et Chine : déstabilisation de l’Indo-Pacifique), l'Amiral Jacques Lanxade apporte ses propres éléments de réponse à cette observation dans un article où il examine quatre scenarii en le concluant ainsi : "l’analyse de ces scénarios fait apparaître que Xi Jinping pourrait avoir développé la stratégie ambitieuse qu’il entend imposer au monde sans avoir prévu le retour des États-Unis à une direction politique intelligente et déterminée, après une présidence Trump incontrôlable sinon irresponsable. Elle montre en effet que, dès lors que Washington mène une politique visant à rassembler ses alliés, la Chine dispose de peu de soutiens significatifs dans le monde. La réaffirmation par le président Biden de son engagement en Europe dans le cadre de l’Alliance atlantique pourrait tout particulièrement conduire les Européens à se rapprocher de la ligne américaine dans la confrontation avec Pékin afin de préserver la relation de sécurité avec les États-Unis face à la montée des nationalismes en Europe et dans le reste du monde. L’UE, dont le poids est relativement considérable en raison du marché qu’elle représente, passerait alors d’une approche excessivement économique à une appréciation plus réaliste et plus globale de la menace stratégique chinoise. Confrontée à une véritable coopération mondiale sous l’égide des États-Unis, la Chine n’aurait sans doute pas d’autre choix que de rentrer dans le rang. Xi Jinping, ou son successeur, chercherait alors à sauver la face vis-à-vis du peuple chinois en affichant sans doute que la Chine, puissance bimillénaire, confrontée comme au XIXe siècle aux Occidentaux, a le temps devant elle et finira par s’imposer au monde. Ainsi serait écarté pour un temps le piège de Thucydide, que la dissuasion nucléaire rend de toute façon improbable, tandis qu’Albert Mahan continuerait d’avoir raison par rapport à Mackinder."
A ce jour, une chose est certaine : les visions stratégiques des deux organisations doivent aboutir et être entérinées, en mars 2022 pour la Boussole Stratégique de l’UE et en juin 2022 pour le nouveau Concept Stratégique de l’OTAN.
Qu'adviendra-t-il de l'autonomie stratégique de la France, et de celle de l'Union européenne si telle est bien encore l'ambition portée par le président de la République ?
C'est dans ce contexte général que doivent être analysés les différents impacts potentiels de l'accord AUKUS sur la politique de dissuasion nucléaire française comme sur l'ambition pour la France, comme pour l'Union européenne, de recouvrer les ressorts d'une véritable autonomie stratégique.
Pour la France, Bruno Tertrais formule les observations suivantes (cf. La France, l’Amérique et l’Indopacifique : après le choc) : cet accord " intervient ... quelques semaines seulement après une autre crise de confiance, celle qui a eu lieu lors du retrait américain de Kaboul. À n’en pas douter, Emmanuel Macron se sent conforté dans son idée que l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN, même s’il parle en fait plutôt de l’Alliance atlantique) est dans un état critique. Le récit traditionnel français sur l’absence de fiabilité de l’Amérique est validé. C’est en tout cas ce que suggèrent les ministres : [cet évènement] " ne fait que renforcer la nécessité de porter haut et fort la question de l'autonomie stratégique européenne " (cf. Communiqué conjoint de Jean-Yves Le Drian et de Florence Parly). Paris en tirera des conséquences pour la préparation de sa présidence de l’Union européenne (UE). "
S'agissant des questions touchant aux enjeux de prolifération nucléaire, il précise : " La propulsion nucléaire a des avantages, mais c’est une technologie sensible. C’est pour cela que jusqu’à présent, aucun Etat nucléaire ne l'avait vendue à un Etat non nucléaire : seuls six pays en disposent, les cinq puissances nucléaires officielles et l’Inde. La France ne l’a jamais fait malgré des sollicitations (ex. : Brésil), alors même qu’il est toujours plus simple d’exporter directement le modèle dont on dispose pour ses forces nationales. Et l’Australie, à l’époque, ne le demandait pas… Les États-Unis viennent de briser ce tabou. (Que n’auraient-ils pas dit si cela avait été la France !) Ceci veut-il dire que l’Australie aura accès à cette technologie de souveraineté, qu’elle pourrait alors reproduire ? Sûrement pas : ce sera à n’en pas douter une "boîte noire" à laquelle elle n’aura pas accès. Cela veut dire également qu’il n'y a pas de risque de prolifération nucléaire. Certes, les réacteurs seront probablement des réacteurs fonctionnant à l’uranium hautement enrichi (UHE), une technologie employée par les Américains (et les Britanniques), à l’inverse des Français qui ont choisi la voie plus raisonnable de l’uranium faiblement enrichi (UFE) qui, lui, ne peut pas servir directement à la fabrication de la Bombe. Mais cela pourrait faire renaître en Australie le débat sur l’opportunité d’un programme nucléaire civil, voire dual (civil et militaire). Car l’offre française de 2016 n’empêchait techniquement pas, à long terme, le développement d’une solution de propulsion nucléaire nationale. C’est surtout un signal politique, et il n’est pas bon dans la perspective de la prochaine conférence quinquennale d’examen du Traité de non-prolifération, qui se tiendra en janvier 2022. Car l’UHE échappe aux contrôles internationaux dès lors qu’il est utilisé pour la seule propulsion - au nom du réalisme, car il est difficile d’imaginer des inspecteurs étrangers contrôlant la partie arrière de sous-marins nationaux. On peut donc retirer de l’UHE d’installations contrôlées pour, officiellement, faire de la propulsion nucléaire… C’est ce que pourrait par exemple faire l’Iran. Par ailleurs, certains autres États pourraient désormais vendre de tels réacteurs de propulsion à des pays non-nucléaires en arguant du précédent américain. "
Il termine son propos ainsi : " Pour la France, il faut maintenant aller de l'avant : régler rapidement le contentieux commercial et surtout le séparer de la refonte inévitable de notre stratégie dans et pour l'Indopacifique. Car notre pays est et restera une puissance présente dans la région. L’Australie, de son côté, aura encore besoin de son "voisin du Pacifique". Et personne ne voudra que Pékin puisse exploiter les dissensions entre pays occidentaux. D’où l’intérêt, par exemple, de poursuivre les conversations non seulement officielles mais aussi en "Track 2"(experts) et "Track 1.5" (responsables et experts). Des questions vont se poser dans les dix-huit mois de discussions qui sont prévues entre les trois pays concernés. Sera-t-il envisageable pour la France de se joindre, ponctuellement - pour certains projets ou opérations - au format AUKUS ? Sera-t-elle contrainte, à l’inverse, de se tourner bien davantage, dans sa stratégie Indopacifique, vers l’Allemagne (pour l’Europe) et le Japon (pour l’Asie) ? Ironie de l’histoire : ces deux pays étaient ses concurrents pour le contrat des sous-marins australiens… Il y aura aussi, pour la France, un indispensable exercice d’introspection. Avons-nous fait preuve de trop de confiance, voire d’aveuglement dans cette affaire aux ramifications industrielles et stratégiques majeures ? Enfin, il faudra se garder des conclusions politiques hâtives : non, l’administration Biden n’est pas l’administration Trump. Cette dernière se moquait de ses alliés. L’actuelle les soigne bien. Mais pas tous. "
S'agissant de l'autonomie stratégique de l'Union européenne, les choses semblent plus complexes encore.
Comme le rapporte Elie Perot, un des premiers actes de la diplomatie française aura été de mettre en regard le pacte scellé à l’insu de Paris et de l’Europe avec la « nécessité de porter haut et fort la question de l’autonomie stratégique européenne ».
Dans une très belle analyse intitulée 'l'autonomie stratégique, cet étrange objet du désir' (cf. l'autonomie stratégique, cet étrange objet du désir), Frédéric Mauro, avocat au Barreau de Bruxelles, chercheur associé à l'IRIS, et membre du bureau d'Eurodéfense-France, soulève quelques unes des interrogations fondamentales que soulève aujourd'hui en Europe ce concept : " De quelle autonomie stratégique parle-t-on ? Serait-ce l’autonomie stratégique originelle de 1998 que les Français et les Britanniques ont désirée à la suite des guerres de Yougoslavie pour gérer des crises internationales dans leur voisinage et qui était, non seulement acceptable, mais poussée par les Américains ? À moins qu’il ne s’agisse de l’insaisissable autonomie étendue, telle que rêvée dans la Stratégie globale européenne de 2016, qui tangente l’indépendance militaire et qui a fait tant peur aux Européens de l’Est et à quelques autres ? Ou encore de l’évanescente autonomie globale qui lui a succédé et qui se confond avec l’indépendance tout court ? Pourquoi donc cette autonomie stratégique est-elle si séduisante, au point d’en devenir obsédante ? Et comment, après toutes ces années, la conquérir enfin ? "
L'Institut Jacques Delors s'est saisi de cette question en l'abordant à la lumière des sanctions prises par les Etats-Unis à l'encontre de l'Union européenne au titre de l'extra-territorialité de son droit. (cf. American Extraterritorial Sanctions: Did someone say European Strategic Autonomy? ainsi que Webinar : American Extraterritorial Sanctions: Did someone say European Strategic Autonomy?)
Son groupe de travail UE-Chine coordonnée par l'ambassadrice Sylvie Bermann et Elvire Fabry a produit un remarquable rapport relatif à l'autonomisation de l'Union européenne par rapport à la Chine, de manière globale (Construire l'autonomie stratégique de l'Europe face à la Chine). Il serait également utile que ce type d'analyse globale soit également entreprise par rapport à d'autres grandes puissances mondiales.
La Fondation Jean Jaurès et la Fondation Friedrich Ebert ont réalisé avec Ipsos une enquête dans huit pays de l’Union Européenne (France, Allemagne, Espagne, Italie, Lettonie, Pologne, Roumanie, Suède) sur le rapport des Européens à la souveraineté européenne.
Cette enquête arrive à point nommé puisque la France s’apprête à exercer la présidence de l’Union et que le président français s’est quant à lui engagé, en juillet 2020, à renforcer la souveraineté européenne. Pervenche Bérès en a retiré notamment les éléments suivants (cf. La souveraineté européenne : un concept au coeur des débats dans l'Union européenne) :
"La notion de souveraineté ne figure pas dans les traités qui fondent l’Union européenne ni a fortiori les structures précédentes. Alors qu’en France, « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum», «le Parlement européen est composé de représentants des citoyens de l’Union». [...] C’est donc de manière très classique autour des enjeux extérieurs que s’élaborent les prémices de ce qui pourrait conduire à un débat sur la souveraineté européenne dans une construction qui, selon la formule allemande de la souveraineté, n’a pas « la compétence de sa compétence ». Les tentatives pour transformer l’État westphalien de l’écriture des textes fondamentaux sont jusqu’ici restées en chantier. Face à la difficulté, une notion d’autonomie stratégique s’est développée, parfois utilisé comme une alternative ou un détour. Le concept fait son apparition à propos du développement d’une industrie de la défense à partir de novembre 2013 « pour renforcer la capacité de l’Union européenne (UE) à devenir un meilleur partenaire grâce au développement de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) ». En mai 2015, le Conseil des affaires étrangères a utilisé la même terminologie. Il a davantage été développé dans la stratégie globale de l’UE de 2016, avec une référence claire à « un niveau approprié d’autonomie stratégique ». Mais ce concept ne lève pas les doutes. Il se heurte à un double front. Celui des atlantistes et/ou de la plupart des États d’Europe centrale qui voient dans l’autonomie stratégique ou la souveraineté européenne une menace contre une relation privilégiée avec les États-Unis et l’OTAN. Cette hostilité a été parfaitement illustrée par Annegret Kramp-Karrenbauer, ministre de la Défense allemande (CDU) : « les illusions de l’autonomie stratégique européenne [devaient] prendre fin». Elle se heurte aussi sur le plan économique à ceux qui refusent toute mise en cause du libre-échange vécu comme du protectionnisme ou même une quête d’autarcie. Cela a conduit le commissaire européen au commerce (irlandais) Phil Hogan, avant sa « démission », à introduire l’oxymore d’« autonomie stratégique ouverte ».
De son côté, le président de la République, Emmanuel Macron, après avoir usé de la souveraineté européenne dans son discours de la Sorbonne du 26 septembre 2017 – « La seule voie qui assure notre avenir, c’est la refondation d’une Europe souveraine, (unie et démocratique) » – paraît plus prudent ou diplomate dans l’entretien qu’il accorde le 16 novembre 2020 au Grand Continent : « Peut-on aller jusqu’à parler de souveraineté européenne, comme je l’ai fait moi-même ? C’est un terme qui est un peu excessif, je le concède, parce que s’il y avait une souveraineté européenne, il y aurait un pouvoir politique européen pleinement installé. Nous n’y sommes pas encore. » Le secrétaire d’État aux affaires européennes, Clément Beaune, reprend l’argument : « Nous avons évoqué ce terme de « souveraineté européenne », en tirant un peu sur les fils conceptuels je le reconnais, précisément pour répondre au (…) « take back control ». (…) Je voulais casser ce lien en disant qu’on peut tout à fait être pour la souveraineté nationale et accepter la construction européenne. »"
Afin de relancer une réflexion constructive sur la sécurité de l'UE, l’Allemagne a proposé en 2019 l’élaboration d’une « boussole stratégique », forme de livre blanc pour la sécurité et la défense de l’UE dont le Sénat français avait préconisé la rédaction dans le rapport « Défense européenne, le défi de l’autonomie stratégique ».
Initié sous la présidence allemande du Conseil de l’UE au 2nd semestre 2020 et devant aboutir sous la présidence française, au 1er semestre 2022, cet exercice organise à une échelle inédite l’échange entre experts et représentants des exécutifs de l’ensemble des États membres. Il a commencé par une analyse des menaces établie sur la base des contributions de leurs services de renseignement. Finalisée fin 2020 par le service européen pour l’action extérieure (SEAE), classifiée, elle n’est pas agréée politiquement, ce qui a évité de devoir prioriser des menaces perçues très différemment d’un pays à l’autre. Sur cette base, la discussion s’est ensuite organisée autour de 4 « paniers » : « gestion de crise » et « résilience » pour les objectifs, « capacités » et « partenariats » pour les moyens. Une réflexion stratégique ainsi élargie à la résilience et aux partenariats veut apporter une réponse exhaustive aux menaces. L’exercice évite de promouvoir explicitement l’« autonomie stratégique » et la « souveraineté » de l'UE, termes qui irritent encore certains États membres. À partir des contributions des États, le SEAE établira une synthèse au 2nd semestre 2021, la discussion politique finale devant aboutir en mars 2022.
La résilience consiste à préserver l’accès aux espaces stratégiques contestés que sont le cyberespace, l’espace, les mers et l’espace aérien. Elle consiste aussi à réduire notre dépendance industrielle en matière de sécurité et de défense et à renforcer notre accès à des technologies critiques ou à des matériaux stratégiques. Elle consiste encore à garantir notre sécurité économique, sanitaire et climatique.
En juillet 2021, le Sénat a présenté un nouveau rapport intitulé Quelle boussole stratégique pour l'Union européenne ? , qui est introduit en ces termes :
" Des discussions sont en cours sur la boussole stratégique, futur document stratégique de l'Union européenne à l’horizon 2030. Elle comportera une analyse des menaces pesant sur les pays de l'UE et déterminera les réponses à leur apporter en termes d’objectifs et de moyens. Très structurante pour l’organisation de notre sécurité et de notre résilience, la boussole doit être finalisée en mars 2022, pendant la présidence française de l'UE. Lancée en 2020, alors que Donald Trump avait remis en cause l’intangibilité de la protection par l’OTAN du territoire européen, cette démarche suscitait de fortes attentes. Mais, à l’issue d’auditions conduites auprès d’administrations françaises et européennes, d’experts, de parlementaires européens, de responsables au sein de ministères de la défense d’autres États membres de l'UE, et forts des contributions de nos ambassades, Ronan LE GLEUT et Hélène CONWAY-MOURET constatent que la boussole stratégique pourrait arriver à contretemps : depuis l’élection de Joe Biden, les velléités d’autonomie stratégique de l'UE sont moins fortes. Pourtant, les menaces continuent de croître et nos intérêts stratégiques se distinguent dans certains cas de ceux des États-Unis, tandis que notre dispositif commun de sécurité et de défense reste insuffisant. La boussole stratégique permettra-t-elle à l'UE de remonter la pente d’un certain effacement stratégique ? Il faut pour cela surmonter les 4 risques principaux qui pèsent sur la boussole : - celui d’un document de faible envergure et peu engageant ;
- celui d’un document plus consistant, mais ne faisant que s’inscrire dans la stratégie de l’OTAN ;
- celui d’un document portant des ambitions plus fortes, mais qui demeurerait inopérant ;
- celui d’un document trop détaillé, qui pourrait se révéler un carcan en cas de crise.
Ces risques sont cumulables, car la boussole stratégique comprendra de nombreux chapitres. Le rapport avance plusieurs pistes pour les écarter. En premier lieu, la France devra rester à l’écoute de ses partenaires européens et de leurs attentes, pour que cette boussole puisse devenir un outil commun. Selon le Président Christian CAMBON, "à travers ce travail sur la boussole stratégique, c’est l’avènement d’une Europe comme puissance géopolitique, prospère et protectrice, qui est en jeu".
Le lien vers le rapport : http://www.senat.fr/notice-rapport/2020/r20-753-notice.html "
La Commission européenne, se voulant désormais « géopolitique », est très active sur ces sujets. Un changement de dimension était déjà perceptible avec la négociation auprès des laboratoires pharmaceutiques, le plan de relance européen ou les actions en direction de la Russie et de la Chine. La mise en place en 2020 de la DG DEFIS (Defence industries and Space), dont Thierry Breton est à la tête, est révélatrice d’une nouvelle propension de l'UE à mobiliser sa puissance économique sur le plan stratégique.
Jean-Pierre Maulny se veut rassurant en matière de coopération sur le double registre de la défense et de l'armement : " Il y a déjà eu de nombreuses coopérations en Europe dans le domaine de l’armement avec les Italiens, les Allemands ou les Britanniques, par exemple les Fremm, l’Airbus A400M, l’hélicoptère Tigre ou encore les missiles Meteor. Le lancement du programme du drone de reconnaissance Male, qui regroupe la France, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie, est acté. II est soutenu à hauteur de 100 millions d’euros par l’UE. Ce qui permettra à terme de ne plus dépendre dans ce domaine des Américains et des Israéliens. Une des initiatives les plus prometteuses est le Fonds européen de défense, adopté en avril de cette année. Pour avoir accès à ces crédits communautaires, il faut que trois entreprises de trois Etats différents de l’Union proposent un projet commun. Parmi les technologies prioritaires figurent le cloud de défense, le spatial et le cyber. Le fonds dispose de 8 milliards utilisables sur sept ans pour la R&D, soit plus de 1 milliard par an, dont environ 300 millions pour la recherche fondamentale de défense. Rien de négligeable puisque le budget global des pays européens dans ce domaine est de l’ordre de 1,6 milliard d’euros actuellement. Ce dispositif va permettre de doubler les coopérations industrielles, qui représenteront à terme 30% de l’offre d’armement européenne. On commencera à voir des résultats concrets dans cinq ans, mais c’est une tendance très positive qui prouve que l’Europe s’organise pour devenir plus autonome. " (cf. Comment rebondir après la volte-face australienne ?)
Frédéric Mauro avertit : " Pour ce qui est de la parole, il semble indispensable de retrouver le sens des mots et la brièveté de l’expression. La « grande stratégie » d’Israël, telle qu’énoncée par Ben Gourion au mitan du siècle passé, tient en quelques phrases, compréhensible par tous : « Israël ne doit jamais être surpris. Pour cela, il doit disposer de la maitrise de l’air et du meilleur renseignement possible ». Ce qui fut fait. Et cette stratégie est toujours d’actualité. Puissent les rédacteurs de la boussole stratégique européenne, cet indispensable exercice d’expression d’une volonté, être aussi clairs et concis. Aujourd’hui, les paroles ne suffisent plus. Depuis trop longtemps, l’Union européenne se contente d’une diplomatie du verbe, moralisatrice et idéaliste, mais impuissante à empêcher l’irréparable en Yougoslavie et toutes les horreurs qui se sont déroulées depuis à ses portes, et dont elle est la première à subir les conséquences. La raison en est que ses États membres refusent de s’intégrer dans une construction démocratique, une Union de défense, où ils auraient leur mot à dire, mais acceptent sans broncher toutes les humiliations et les servitudes qui viennent pour prix de la protection américaine. Ce faisant, l’Union européenne et tous les États qui la composent s’attirent non seulement le mépris des autres puissances, mais perdent aussi le respect de leurs propres citoyens. Les citoyens européens sont las de cette situation et écœurés des bavardages stratégiques de leurs dirigeants et de la soupe d’acronymes qu’ils leur servent depuis belle lurette, sous l’appellation dépourvue de sens « d’Europe de la défense ». Qu’ils cessent donc de parler et qu’ils agissent. Et s’ils sont vraiment sérieux qu’ils créent donc cette « Union européenne de la défense », cette « défense commune », annoncée en 1992 dans le traité de Maastricht, et dont on parle tant, depuis trop longtemps. C’est ainsi qu’ils s’assureront, enfin, de la conquête de cet obscur objet du désir : l’autonomie stratégique. "
En vertu des dispositions de l'article 24 du Traité sur l'Union européenne, 'Les Etats membres s'abstiennent de toute action contraire aux intérêts de l'Union ou susceptible de nuire à son efficacité en tant que force de cohésion dans les relations internationales'.
Son paragraphe 3 stipule : " Les États membres appuient activement et sans réserve la politique extérieure et de sécurité de l'Union dans un esprit de loyauté et de solidarité mutuelle et respectent l'action de l'Union dans ce domaine. Les États membres oeuvrent de concert au renforcement et au développement de leur solidarité politique mutuelle. Ils s'abstiennent de toute action contraire aux intérêts de l'Union ou susceptible de nuire à son efficacité en tant que force de cohésion dans les relations internationales. Le Conseil et le haut représentant veillent au respect de ces principes. "
L'Institut d'Etudes de sécurité de l'Union européenne s'est saisi de cette problématique à bras le corps et a produit un document remarquable analysant l'ensemble des registres où est convoquée aujourd'hui cette souveraineté européenne (cf. European Sovereignty - Strategy and interdependance)
Mais le principe de réalité s'invite dans le paysage ! Comment pourrait-on ignorer que les Etats membres de l'UE ne se situent pas nécessairement sur la même ligne géopolitique ?
" Les pays européens ont une histoire millénaire marquée par de nombreux conflits et divisions. L’émergence des États-nations suite au traité de Westphalie de 1648 a renforcé cette pluralité de cultures et d’intérêts politiques. S’il est tentant de vouloir surmonter le passé, ce dernier reste et continue d’influencer les situations actuelles. Ce faisant, les intérêts des différents membres de l’UE sont très différents en matière de défense et sont liés à leur passé. La France souhaite consacrer sa politique extérieure sur l’Afrique voire le Proche-Orient, à savoir son ancien empire colonial où elle conserve une influence. À l’opposé, la Pologne reste préoccupée par la Russie, à la fois un de ses adversaires historiques et un envahisseur (avec le traumatisme de l’occupation communiste). Sans oublier la forte attention de Varsovie vis-à-vis de l’Ukraine qui fut jadis une partie du territoire polono-lithuanien. Et au milieu, l’Allemagne reste frileuse sur redéveloppement de sa défense, toujours traumatisée par la Seconde Guerre mondiale. Une telle situation aboutit pour la France à vouloir une Europe plus présente pour l’épauler en Afrique, la Pologne étant en recherche d’un protecteur face à la Russie, lequel pourrait être les États-Unis à travers l’OTAN compte tenu de la méfiance envers l’Allemagne et la France depuis la Seconde Guerre mondiale. Et l’Allemagne se satisfait du parapluie américain pour ne pas avoir à gérer la délicate question politique d’un développement militaire. L’exemple de ces trois membres illustre toute la difficulté à obtenir une union en termes de défense. Sachant que l’UE en compte 27 depuis le Brexit, il est aisé de comprendre toute la difficulté d’établir une défense à son niveau. Par conséquent, les initiatives européennes se révèlent très limitées et sont davantage des éléments de coopérations sur des points précis. Le fait est que rien ne remplace l’OTAN ou n’est susceptible de le faire dans un futur proche. Mais cette situation reste liée à la volonté de Washington qui est au final la clé de voûte des questions militaires quand celles-ci prennent de l’ampleur. " relève Alexandre Massaux (Défense européenne et OTAN : favorisons la décentralisation)
Les canaux diplomatiques se sont désormais de nouveau ouverts entre Paris et Washington, et le président Biden a reconnu auprès de son homologue français « l’importance d’une défense européenne plus forte et plus capable (…) complémentaire à l’OTAN ». Cette reconnaissance sera-t-elle considérée comme un feu vert pour les plus sceptiques ou frileux de nos partenaires à cet égard ?
André Dumoulin relève de son côté que le président Macron "part du constat d’un monde où les « équilibres dissuasifs entre puissances sont ainsi devenus plus instables », estimant que « certains pays optent sciemment pour des postures nucléaires opaques, voire agressives, incluant une dimension de chantage ou de recherche du fait accompli ».(…) « L’Europe elle-même est directement exposée aux conséquences de cette déconstruction. Depuis le début des années 2000, c’est en effet l’ensemble de l’architecture de sécurité en Europe, difficilement bâtie après 1945 durant la Guerre froide, qui s’est trouvé progressivement fissuré, puis sciemment déconstruit brique par brique. Après le blocage des négociations sur les armements conventionnels, la fin, en 2019, du traité sur les forces nucléaires intermédiaires est le symbole de ce délitement ». « Les Européens doivent aujourd‘hui collectivement prendre conscience que, faute de cadre juridique, ils pourraient rapidement se trouver exposés à la reprise d’une course aux armements conventionnels, voire nucléaires, sur leur sol. Ils ne peuvent pas se cantonner à un rôle de spectateurs. Redevenir le terrain de la confrontation des puissances nucléaires non européennes ne serait pas acceptable ». Pour l’Elysée, la stabilité stratégique n’est plus garantie – à savoir « la recherche de l’équilibre des forces au plus bas niveau possible ». La sécurité de la France et de l’Europe sont en jeu derrière la crise actuelle des instruments de maîtrise des armements et de désarmement. Et de dénoncer de possibles débats sécuritaires impliquant une relation directe et exclusive entre les Etats- Unis, la Russie et la Chine." (source : André Dumoulin, « L'européanisation de la dissuasion nucléaire française. Ballons d'essais, opportunités et limites », ORBi : Université de Liège)
Dans un article publié en décembre 2021 sur le site de la Fondation pour la Recherche Stratégique, Michel Duclos et Bruno Tertrais définissent des préalables, écartent de mauvaises solutions et proposent plusieurs voies ou choix stratégiques afin de refonder la position française en Indo-Pacifique (cf. Après AUKUS – Comment relancer notre stratégie indopacifique ?). Leur analyse empreinte d'un profond réaliste stratégique fera certainement date !
" Nous devons faire notre deuil de notre entrée dans le monde de "l’anglosphère", de même qu’à la fin des années 2000, nous n’avions pas su convaincre nos partenaires de nous accueillir dans le temple de la coopération dans le domaine du renseignement, les Five Eyes (Australie, Canada, États-Unis, Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni). Il ne serait pas raisonnable, si tant est que cela était souhaitable, de candidater à l’AUKUS - ni d’ailleurs d’espérer être sollicité en ce sens. Pour autant, il semble utile de baisser d’un ton notre rhétorique sur les agissements de nos partenaires. Il convient d’éviter de les accuser de fomenter une alliance anti-chinoise susceptible de faire monter indûment les tensions avec Pékin. D’abord, parce que - reconnaissons que nos amis australiens ont raison sur un point - la Chine de 2021 n’est plus celle d’il y a dix ans, au moment où Canberra avait sollicité des propositions pour son programme de sous-marins. Ensuite, parce que la promesse de l’AUKUS, celle de la multiplication des échanges et de la coopération dans le domaine des technologies de défense et de sécurité - la "forêt" de l’AUKUS que cache "l’arbre" de la promesse de sous-marins nucléaires américains - doit nous interpeller. Enfin, parce que nous ne devons pas gêner l’Inde et le Japon, qui, en spectateurs, ont regardé avec une certaine consternation les échanges verbaux des dernières semaines.
Ce que nous ne devons pas faire : * Envisager un "pivot à l’envers". Le 21ème siècle sera maritime et asiatique, que nous le voulions ou non. Nous devons continuer à développer notre influence et celle de l’Europe dans la région, participer à la défense des normes communes (liberté de navigation) et des biens communs (sécurité maritime, biodiversité, etc.), et contribuer à la "connectivité" de la région. ; * Compter entièrement sur l’Union européenne. Nous allons bien sûr, au cours de notre présidence (1er semestre 2022), tenter d’opérationnaliser la nouvelle stratégie Indopacifique de l’UE. Mais la France, seconde puissance maritime mondiale par la taille de sa Zone Économique Exclusive ou ZEE (93 % dans l’Indopacifique), puissance nucléaire et membre permanent du Conseil de sécurité, ne peut s’en remettre entièrement à l’UE. D’autant plus qu’il faudra bien, au moment opportun, renouer avec Londres qui ambitionne de son côté une présence beaucoup plus importante dans la région. ; * Tout miser sur les grands contrats. Notre industrie de défense, tirée vers le haut par la dissuasion nucléaire, sait présenter des offres de très haut niveau - et qui sont souvent des alternatives séduisantes au "tout-américain". Et notre logique de "partenariat stratégique", qui nous conduit à accompagner (presque) tout contrat de défense de la construction d’un dialogue nourri pour établir une relation de confiance, est la bonne. Mais nous ne sommes pas toujours les meilleurs lorsqu’il s’agit d’irriguer plus en profondeur le tissu stratégique de nos clients.
Quels choix stratégiques ? Nous pouvons choisir quatre voies, qui ne sont pas toutes exclusives : 1 - tout miser sur l’Inde qui, à mesure du raidissement sino-américain, ne veut pas être entraînée dans une véritable alliance militaire par Washington ; 2 - faire désormais du Japon la "deuxième jambe" de notre stratégie dans la région, l’Inde restant la première. Ce ne serait pas une jambe de bois : ce pays est désireux d’une relation plus nourrie avec nous ; 3 - proposer un "Quad élargi" (l’expression "Quad plus" se référant à des réunions ponctuelles du Quad avec des partenaires de l’ASEAN) réunissant toutes les grandes puissances maritimes démocratiques, donc avec la France mais aussi le Royaume-Uni (le Quad réunit jusqu’ici l’Australie, l’Inde le Japon et les États-Unis). Et peut-être même l’Allemagne - donc les "EU3", comme disent les diplomates - mais à condition que celle-ci soit prête à consentir un saut quantitatif dans son investissement indopacifique ; 4 - diversifier notre portefeuille de grands partenariats stratégiques, en élevant ceux que nous entretenons avec Singapour, l’Indonésie, le Vietnam, et en en établissant avec la Malaisie et la Corée du sud ;
Naturellement, au vu du désormais précédent américano-britannique, la France ne doit plus avoir de préventions quant à la fourniture éventuelle de sous-marins nucléaires à des clients intéressés. Notre choix de combustible (l’uranium faiblement enrichi, qui oblige à recharger le cœur en cours de vie) conduirait logiquement à privilégier les États disposant déjà d’un complexe nucléaire civil, tels que l’Inde, le Japon ou encore la Corée du sud. Nous devons accroître la fréquence et l’intensité de nos dialogues dits en "Track 1.5", dans le cadre d’un déploiement plus important de notre soft power dans la région. L’expérience avec l’Australie d’un dialogue stratégique à plusieurs niveaux, entamé dès 2010, a montré que cette formule pouvait contribuer au développement de la compréhension et de la confiance mutuelles, bases indispensables aux grandes coopérations concrètes dans le domaine de la défense et de la sécurité. Mais aussi qu’elle ne suffit pas : un accompagnement plus intense et plus nourri - politique, diplomatique, parlementaire, culturel etc. - est nécessaire. À plus long terme, on voit mal comment Paris pourrait se dispenser d’un accroissement de sa présence maritime et aérienne dans la région, notamment s’agissant des "forces de souveraineté" destinées à protéger nos territoires. La prochaine Loi de programmation militaire (2025 ou avant) fixera à cet égard les bornes de notre marge de manœuvre pour toute la première moitié du siècle: réfléchissons-y dès maintenant.
Restent deux paramètres, qui appellent une vigilance intense. Bien sûr, la grande inconnue du résultat du troisième et dernier référendum sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, actuellement prévu pour le 12 décembre. Ce sera une étape importante pour la reconstruction de notre stratégie dans la région. La plupart des experts de ce sujet estiment que dans le cas d’un "oui", il devrait encore être possible pour Paris de compter sur ce "caillou" qui fut si important pour l’Amérique dans les années 1940, et est désormais convoité par Pékin. Par ailleurs, la grande question de notre positionnement dans la nouvelle compétition, certains disent la "nouvelle Guerre froide", qui prend son essor entre la Chine et l’Occident. Dans l’Indopacifique, être porteur d’une solution de "troisième voie" ou de "détente" nous apportera peu d’amis et de clients, même s’il faut être attentif aux évolutions des pays de l’ASEAN, qui pour la plupart ne veulent pas être forcés à choisir entre Pékin et Washington. C’est une leçon essentielle d’AUKUS. Cependant, l’Armée populaire de libération n’est pas à "deux étapes du Tour de France" de notre territoire, comme le fut l’armée soviétique. Il nous faut donc adosser notre stratégie indopacifique à celle de l’Amérique et de nos partenaires dans la région - ce qui justifie entre autres une association au Quad - tout en maintenant une "signature européenne". C’est le grand sujet sur lequel nous devons parvenir à un accord avec les États-Unis dans le cadre des consultations en cours. "
Que peut-on réellement attendre de cette nouvelle instance transatlantique pour le Commerce et la Technologie associant Etats-Unis et UE qui ne viendrait pas perturber les tentatives d’autonomisation stratégique de l’UE dès lors que, s’agissant des objectifs de cette nouvelle phase de coopération dans les domaines de la Sécurité et de la Défense, cette déclaration commune (cf. U.S.-EU Trade and Technology Council Inaugural Joint Statement) précise :
« The United States and the European Union intend to enhance their cooperation in the following areas:
- Technical consultations on current and upcoming legislative and regulatory developments to promote the global convergence of controls and ensure legal security for U.S. and EU companies, including regular adjustments to control lists and specific license exceptions/General Export Authorizations, development of guidelines, as well as relevant regulatory developments in third countries;
- Technical consultations and development of convergent control approaches on sensitive dual-use technologies, as appropriate;
- Information exchange on risks associated with :
- the export of sensitive technologies to destinations and entities of concern, exchange of good practice on the implementation and licensing for listed or non-listed sensitive items ;
- technology transfers and dual-use research of concern and exchange of best practices to support the effective application of controls while facilitating research collaboration between U.S. and EU research organizations;
- Technical consultations on compliance and enforcement approaches (i.e. legal and regulatory basis, institutional and administrative arrangements) and actions;
- Capacity building assistance to third countries to develop appropriate capabilities to implement guidelines and lists of multilateral export control regimes, appropriate export control policies and practices, as well as relevant enforcement measures; and,
- Technical consultations regarding multilateral and international cooperation, including prior to the introduction of controls outside the multilateral regimes, as appropriate. » ?
L’UE est à un tournant de son histoire.
Son autonomie stratégique comme son modèle de civilisation et de démocratie sont en jeu plus qu’ils ne l’ont jamais été !
Elle ne peut plus tergiverser !
Mais en sera-t-elle capable ?
François Géré propose que l’Europe choisisse une stratégie de non alignement. (cf. François Géré: «Pour les Européens, le temps est venu du non-alignement»)
Cette option, qui était jadis celle adoptée par le Général de Gaulle lorsqu'il pris la décision de sortir la France des structures militaires intégrées de l'OTAN, permettrait effectivement aux pays européens de défendre leurs intérêts tout en s'attachant à satisfaire leurs objectifs stratégiques et de sécurité. Toutefois, pour des raisons objectives évidentes, elle ne pourra très vraisemblablement pas se déployer au niveau de l’ensemble des membres de l’UE.
Je partage cet avis sans réserve en même temps que la prudence exprimée par Alexandre Massaux à son sujet, et ce quand bien même le maintien de la France dans les structures militaires intégrées de l'OTAN rendra très improbable une telle option :
"Le non-alignement devra suivre une logique de coopération entre les États membres voulant adhérer à cette stratégie. Une meilleure coopération politique entre ceux qui la partagent (et qui pourrait être formalisée par un traité, comme le propose François Géré) serait une piste potentielle. D’autant plus qu’à l’instar des non-alignés de la guerre froide, ce non-alignement pourrait être un vecteur d’influence qui permettrait d’y faire adhérer des pays à travers le monde. Cette logique géopolitique serait bien plus efficace que la « puissance normative ». Néanmoins pour qu’une telle stratégie fonctionne et agisse dans l’intérêt des Européens certains critères doivent être respectés : Réponse ferme envers les actions agressives de la Chine contre l’Europe et les pays nécessaires aux intérêts français. La réduction de la dépendance envers Pékin doit aussi être privilégiée ; Maintien des liens avec les États-Unis quand nos intérêts économiques, politiques et culturels concordent ; Rapprochement des pays d’Europe centrale qui tendent à se positionner derrière les États-Unis par défaut de confiance envers l’Europe de l’Ouest ; Stratégie avant tout nationale et non pas dépendante d’une autre grande puissance. La coopération est une chose, la dépendance en est une autre ; Coopération et non pas injonction entre alliés. L’une des plus grandes faiblesses de la politique européenne française est que son discours se transforme vite en injonctions mal accueillies par la critique (on l’a vu lors des discussions sur le budget)."
Le géopoliticien Pierre-Emmanuel Thomann, constatant que la Russie, qui ne veut pas se positionner dans quelqu'alliance que ce soit contre la Chine, pourrait adopter l'option du non alignement dans l'hypothèse où les tensions sino-américaines prenaient une forme polémogène, propose lui-aussi que la France privilégie cette option, tout en consolidant un axe Paris-Berlin-Moscou échappant aux manoeuvres ambiguës de l'Union européenne en raison des jeux diplomatiques contradictoires qui agitent son propre espace géopolitique (cf. The New AUKUS Alliance in the Indo-Pacific: Geopolitical Lessons for France)
Choisir l'option d'un non alignement comporte d'autres exigences irréductibles : disposer d'une autonomie complète et réellement robuste en matière d'appréciation de situation comme en matière de décision politique, ce qui implique de disposer en pleine souveraineté des capacités technologiques et opérationnelles appropriées. Or, le choix pris délibérément tant en Europe que plus spécifiquement en France de s'en remettre aux principaux acteurs américains du numérique (à l'exception de quelques rares niches où Bull a paru un tant en capacité d'offrir les garanties requises ...) pour disposer des ressources numériques requises en pareilles domaines participent à rendre totalement illusoire une telle ambition tant que la question de la souveraineté numérique - désormais largement abordée en France comme dans certains autres milieux européens - ne trouvera pas de réponses effectives appropriées. Encore faudrait-il que l'Etat français ne joue pas un double jeu en poursuivant ses initiatives permettant aux acteurs technologiques américains, et partant aux agences étatiques américaines intervenant dans le dispositif stratégique des Etats-Unis, de garder les clés de notre souveraineté !
A cet égard, des signaux particulièrement clairs sont adressés à la France par les Etats-Unis. En particulier, les grands acteurs américains du cloud prennent position sur le marché français du « cloud souverain ». Pour pouvoir répondre aux exigences techniques et juridiques posées en mai dernier par l'État français pour la protection maximale des données sensibles des administrations et des entreprises françaises, Google Cloud a choisi de s'allier avec Thales, après que Orange, Capgemini et Microsoft se soient alliés pour un cloud souverain.
Manifestement, chez Thalès comme chez Orange, les rapports parlementaires sur la souveraineté numérique n'ont que peu ou pas d'effets ...
De tels rapprochements interrogent au moment même où ces mêmes entreprises technologiques nationales de premier plan prennent une place centrale dans les processus d'élaboration de notre identité et de notre sécurité numériques comme en témoigne notamment cet article posté sur le blog officiel de Thalès : How Digital ID can help citizens access government services from anywhere ...
On perçoit dès lors le déficit d'efficacité du Ministère en charge de l'Economie malgré ses positions rassurantes en 2020 sur la question de la souveraineté. En particulier celles portées par Thomas Courbe, directeur général des entreprises (DGE) et commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économiques, lors d'un colloque organisé par le MEDEF sur le thème « Souveraineté et compétitivité des entreprises : plus de temps à perdre ! » - à l'initiative de Laurent Giovachini, président du Comité Souveraineté et sécurité économiques des entreprises du MEDEF, Président de la Fédération Syntec et Directeur Général Adjoint de Sopra Steria, au cours duquel il a présenté les instruments et moyens, notamment financiers, que la France et l’Europe doivent mettre en place pour préserver leur autonomie et la compétitivité de leurs entreprises. (Podcast : « Souveraineté et compétitivité des entreprises : plus de temps à perdre ! »)
Or, il est difficile d'imaginer que de tels rapprochements n'aient pas été validés par les tutelles étatiques respectives, et eu égard à la nature stratégique des enjeux associés, par la présidence de la République elle-même.
Dès lors, que peut-on réellement espérer en France à un horizon prévisible dans ce domaine de l'autonomie - une souveraineté véritable semblant illusoire - pourtant si important aux yeux des Français - et de certains de ses partenaires européens - ?
Le plus urgent sans aucun doute, comme le suggère Thomas Gomard, est d'oeuvrer à établir une 'grande stratégie' nationale en même temps qu'une 'grande stratégie' européenne prenant réellement en compte que nous sommes en train de changer de registre stratégique, le monde étant entré dans une situation de confrontation multi-domaines entre la Chine et les États-Unis.
Mais force est de déplorer que lorsqu'elle entreprenait d'élargir son approche sécuritaire au concept plus global de sécurité nationale, la France, comme l'Union européenne, n'a jusqu'ici pas su mener à bien l'aggiornamento indispensable en s'enfermant dans une lecture erronée du concept, lui préférant celle de sécurité globale sans pour autant l'élargir à toutes les dimensions de la sécurité d'un point de vie stratégique (cf. notamment à cet égard Retour sur images : Des ambiguïtés de la notion de " sécurité globale " et de ses usages ! ; La refonte du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale doit être l'occasion d'une profonde réforme de la vision des défis stratégiques et pour la sécurité !ainsi que Eléments d'une analyse critique du document préparatoire à l’actualisation du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale)
En sera-t-elle capable demain ?
L'Union européenne changera-t-elle enfin de logiciel ? Parviendra-t-elle à faire un pas supplémentaire vers plus de solidarité politique autour des grands défis géopolitiques et stratégiques ?
Pour le Général Paul Cesari : " L’ambition d’une autonomie stratégique européenne ne pourra vraisemblablement advenir que si elle prolonge celle de chacun des membres de l’UE de mieux faire valoir ses intérêts nationaux. Paul Valery dirait peut-être que l’autonomie stratégique européenne ne sera que si « les pensées et les arrière-pensées » des nations européennes convergent. Si l’Europe est vue à Paris comme le levier d’Archimède de la France dans le monde, il faudrait que la conception d’une Europe comme levier de puissance et d’influence des nations-membres, et pas uniquement comme espace de paix et de prospérité, continue d’infuser, au moins au sein d’un premier cercle de partenaires. La pédagogie de Paris et l’implication d’autre capitales pourraient être d’or à cet égard.
Par ailleurs, et parallèlement, en un siècle de mondialisation, de numérisation et de profondes transitions, l’arc de l’autonomie stratégique doit disposer de plusieurs cordes. La corde de la défense reste la plus sensible, car renvoyant aux menaces, aux alliances et pouvant engager in fine le prix du sang. Les autres cordes, diplomatie, droit, économie, technologie, commerce, santé, culture, sont peut-être plus consensuelles mais tout également essentielles à l’arc, dans une vision stratégique réaliste, cohérente et partagée. "
La France vient de prendre le 1er janvier 2022 la présidence du Conseil de l’UE. Gageons que si Kaboul et l’AUKUS ne jouent pas le rôle d’ultime lanceur pour la mise sur orbite de l’autonomie stratégique européenne, ils pourront au moins contribuer à en être un des moteurs.
L'année 2022 offrira de nombreuses occasions de voir se dessiner quelques éléments de réponse à l'ensemble de ces interrogations.
PS : Ce blog Regards-citoyens consacre depuis sa création en décembre 2008 un ensemble d'analyses à la question de la mise en adéquation des doctrines et des institutions européennes à la réalité d'une société du risque confrontée à d'autres formes d'insécurité et de menaces que celles qui sont aujourd'hui au coeur des préoccupations des Etats et des institutions de l'Union.
A la fin de la décennie 2000-2010, j'avais déjà tenté d'interpeler les principaux responsables politiques de l'Union européenne pour qu'elle change radicalement de logiciel d'appréciation des grands enjeux stratégiques, sa stratégie de sécurité étant particulièrement étriquée en regard de l'ensemble des risques globaux pourtant identifiés et analysés chaque année dans les Global Risks Reports du Forum économique de Davos (cf. notamment Retour sur images : Où en était l'Union européenne face aux défis globaux au début des années 2010 ? et Pour faire face aux risques globaux majeurs, l'Union européenne doit poursuivre ses réformes doctrinales et institutionnelles ! - première partie - (nouvelle édition) ainsi que la série d'articles invitant à réviser en profondeur la stratégie européenne de sécurité : Réviser en profondeur la stratégie européenne de sécurité ! De la nécessité et de l'urgence (1); Réviser en profondeur la stratégie européenne de sécurité ! De la nécessité et de l'urgence (2) ; Réviser en profondeur la stratégie européenne de sécurité ! De la méthode (1) & Réviser en profondeur la stratégie européenne de sécurité ! De la méthode (2))
En vain !
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