[Décryptage] L’Europe doit être plus géostratégique. Les dix idées de l’EUISS, par Olivier Jehin (B2)
B2) Il faut repenser fondamentalement les politiques étrangères et de sécurité de l'UE. C'est l'idée maitresse de l'opus publié par le think-tank européen ce mardi (10 septembre). Ses dix recommandations forment comme un guide à l'intention de la future Haute représentante, Kaja Kallas. Avec des propositions réalistes mais ambitieuses. Le courage sera-t-il au rendez-vous ?
Ces « Dix idées pour la nouvelle équipe » font l'objet du Cahier de Chaillot n° 185 de l'institut d'études de sécurité de l'UE (EUISS). L'essai, coordonné par son directeur, Steven Everts, et la chercheuse Bojana Zorić, vise notamment à donner un nouveau souffle à la PSDC, la politique de sécurité et de défense commune de l'UE.
Cet article ne reflète pas l'ordre de présentation des recommandations choisi par les auteurs.
Sécurité et défense : assumer ses responsabilités
C'est dans ce domaine que se trouvent les propositions les plus institutionnelles et opérationnelles. Réalistes dans la mesure où elles n'exigent pas de révision des traités, elles n'en demandent pas moins du courage politique.
Un rôle de pilotage assumé par le Conseil européen
« Nous devons transformer le Conseil européen en Conseil pour la défense de l'Europe », écrit Steven Everts. Comment ? Avec une première journée de chaque réunion dédiée aux questions de sécurité et qui ne se transforme pas en un débat avec des conclusions très générales sur la ou les crises du moment. En clair, cette session du Conseil européen doit devenir « un forum de décision ».
Des décisions préparées en amont par le Haut représentant
À cette fin, le Haut représentant de l'UE devra être en mesure de présenter à chaque réunion, sur la base des instruments du SEAE et de la PSDC et des politiques et instruments des commissaires et directions générales de la Commission concernées, des propositions de décisions concrètes ou des options pour prévenir ou répondre à toutes les menaces. Ce qui implique une supervision par le Haut représentant en tant que premier vice-président du « travail des autres commissaires et des directions générales impliquées dans le domaine de la sécurité ».
Avec les ministres et des Conseils Jumbo réguliers
Au-delà du travail ordinaire de préparation de ces « paquets politiques » impliquant classiquement le SEAE, la Commission, les représentants permanents et le Conseil des ministres des Affaires étrangères, l'auteur préconise l'instauration de réunions trimestrielles d'un Conseil Jumbo réunissant, sous la présidence du Haut représentant, les ministres des Affaires étrangères, de la Défense et de l'Intérieur, pour assurer une meilleure prise en compte de tous les aspects, tant internes qu'externes, de la sécurité. À quoi pourrait s'ajouter une réunion mensuelle des conseillers nationaux de sécurité (national security advisors).
Faire le ménage dans les opérations et missions
Le développement de la PSDC a produit une multiplication des missions et opérations. Avec un saupoudrage de moyens limités et une efficacité très relative. Au premier semestre 2024, on dénombrait ainsi pas moins de 24 missions et opérations impliquant au total 3500 militaires et 1300 civils déployés (lire Fiche-mémo). Des opérations et missions « trop nombreuses et trop petites », juge Jan Joel Andersson.
Se concentrer sur le voisinage oriental et la sécurité maritime
Pour gagner en efficacité, il faudrait concentrer l'effort sur le voisinage (Ukraine, Moldavie, Géorgie, Arménie, Balkans, Méditerranée) et la sécurité maritime (golfe de Guinée, ouest de l'océan Indien et mer Rouge). Avec un effort supplémentaire à envisager en terme de « présence navale européenne plus permanente » dans le détroit de Malacca et en mer de Chine méridionale.
Transférer les formations de la mission EUMAM en Ukraine
Elles y seront plus efficaces, parce que mieux adaptées aux besoins ukrainiens, et résoudront les problèmes logistiques de déplacement à travers l'Europe, avec la possibilité de former davantage de recrues. Une idée en partie soutenue par certains États membres, mais qui s'est heurtée à une fin de non recevoir lors de la dernière informelle des ministres de la Défense (Lire : [Actualité] EUMAM formera 15 000 soldats ukrainiens de plus. Révision engagée avec petite cellule à Kiev). À défaut d'un transfert complet, Giuseppe Spatafora estime dès lors que des coalitions d'États plus volontaires devraient pouvoir engager ce travail de formation sur le sol ukrainien.
Mieux prendre en compte la sécurité énergétique des pays baltes
C'est la neuvième et avant-dernière idée. Et elle peut apparaître comme très spécifique, même si elle touche à la sécurité. En résumé, il n'existe qu'une seule raffinerie dans les pays baltes, en l'occurrence en Lituanie, et les pays baltes pourraient connaître de sévères problèmes d'approvisionnement si ils faisaient l'objet d'une attaque ou de toute forme d'action hybride. D'où un appel à soutenir le développement de sources innovantes d'énergie et de carburant dans ces pays.
Voisinage et élargissement : gagner en efficacité
Repenser la politique de voisinage
Dans sa forme actuelle, elle est « obsolète » et inefficace du fait d'une approche « one-size-fits-all », qu'il convient de corriger pour tenir compte des besoins et aspirations des pays du sud de la Méditerranée. Faute de quoi, le rôle déjà diminué de l'UE pourrait encore s'affaiblir, la Russie, la Chine et la Turquie, mais aussi le Qatar, l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ayant gagné en influence dans la région, explique Dalia Ghanem. En préconisant le développement par l'UE de relations bilatérales plus spécifiques avec chaque pays.
Une nouvelle politique pour le flanc Est
Même constat à l'Est de l'Union. Où il s'agit, selon Ondrej Ditrych, de profiter du sommet prévu l'an prochain pour revoir le Partenariat oriental en proposant une intégration plus étroite à la fois politique, économique et sociétale, plutôt que de simples coopérations.
Préparer l'élargissement par une intégration graduelle
Telle est l'idée défendue par Bojana Zorić, qui vise en particulier l'Albanie, le Monténégro et la Macédoine du Nord. Soulignant que ces trois pays investissent autant ou plus dans la défense que 14 États membres de l'UE (en pourcentage du PIB), elle suggère de leur offrir un rôle d'observateur (participation sans droit de vote) au sein du Conseil des Affaires étrangères.
Chine et pays émergents : recalibrer les relations
Une politique dédiée aux pays émergents
L'évolution géopolitique globale et les aspirations des pays émergents (Brésil, Chine, Inde, Indonésie, Arabie saoudite, Afrique du Sud et Turquie) devrait conduire la Commission à créer une nouvelle direction générale « Rising » avec un commissaire dédié, estime Amaia Sanchez-Cacicedo.
Recalibrer les relations avec la Chine
L'Union doit abandonner définitivement ses illusions concernant la Chine et la nature des partenariats que cette dernière développe en particulier avec la Russie ou encore l'Iran. Et en tirer les conséquences en étant plus ferme. Pour Alice Ekman, cela passe par le maintien de la pression concernant les exportations chinoises de biens à double usage qui contribuent à l'effort de guerre russe en Ukraine, mais aussi par l'adoption et la mise en œuvre de sanctions supplémentaires visant les entités chinoises, même si, là encore, il ne faut pas se faire trop d'illusions sur les effets de ces sanctions.
Prévenir une guerre en Asie du sud-est
Plus de 75% des semi-conducteurs sont produits à Taiwan, en Corée du Sud, en Chine et au Japon et tout conflit dans la région, blocus ou invasion de Taiwan, aurait un impact grave pour l'UE, souligne Joris Teer. À titre préventif, l'auteur préconise de : — développer un plan d'action pour renforcer l'appui de l'UE à la dissuasion conduite par les États-Unis dans la région ; — identifier en amont les dépendances chinoises à l'égard de produits et services issus de l'UE afin de pouvoir rapidement exercer des pressions si nécessaire ; — préparer à cette fin des paquets de sanctions détaillés, avec différents niveaux d'ambition ; — identifier les dépendances les plus stratégiques de l'UE à l'égard de Taïwan et de la Chine, afin de mettre en place des mesures ciblées de réduction des risques ; — persuader, dans les contacts au plus haut niveau, les dirigeants chinois de la détermination de l'UE.
Documents : rapport de l'EUISS
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