Les identités chiites au Liban-Sud - Entre mobilisation communautaire, contrôle partisan et ancrage local, par Kinda Chaib
On a aujourd’hui souvent tendance à assimiler les chiites libanais au Hezbollah. Cette identification simpliste des chiites à un parti cache des réalités beaucoup plus complexes, que l’auteur se propose ici de questionner. Dans les années 1970, la mobilisation politique des chiites s’inscrit dans un certain progressisme qui pâtit de la guerre civile (1975-1990). Le mouvement Amal puis le Hezbollah deviennent les principaux représentants de la communauté chiite, s’appuyant sur l’identité confessionnelle et la valorisant pour structurer une « société de la résistance ».
Évoquer les identités chiites au Liban aujourd’hui est une gageure. La communauté [1] chiite, si tant est qu’on puisse parler d’une communauté chiite, est au Liban l’une des dix-huit communautés officiellement reconnues par l’État. Cette appartenance au système confessionnel libanais lui apporte une certaine reconnaissance en tant que groupe constitué, et lui attribue certains droits au même titre que les autres communautés. Cette communauté est cependant composée de groupes humains différents, qui peuvent s’appuyer sur d’autres référents pour se définir. Ceux-ci peuvent être géographiques (locaux, régionaux, nationaux), politiques ou sociologiques (claniques, familiaux). Ainsi parlera-t-on des identités chiites, refusant de voir, dans une optique essentialiste, la communauté chiite comme un tout homogène.
Le terme d’identité est d’un usage malaisé pour la recherche scientifique, car il s’agit aussi d’une catégorie productrice d’effets politiques par voie de mobilisation et parce qu’elle donne à l’idée de collectif un sens fluctuant [2]. On peut se poser la question, apparemment très simple, de savoir comment l’on se définit, comment l’on se vit comme chiite au Liban aujourd’hui [3]. Pour ce faire, je prendrai l’exemple du Liban-Sud. Cette région est une des principales régions d’implantation des chiites au Liban, avec la plaine de la Bekaa et la banlieue sud de la capitale. Le Sud a cependant une histoire particulière, tant par l’ancienneté de la présence chiite [4], que par son contact direct avec l’« ennemi » qu’est l’État d’Israël, depuis la création de ce dernier en 1948. Cela implique une histoire locale ponctuée de heurts, de massacres, d’incursions [5] et finalement d’invasions, en 1978 puis 1982. Le Liban-Sud a été occupé de 1982 à 2000 par l’armée israélienne aidée par une milice supplétive, l’armée du Liban-Sud. Marquante pour l’ensemble des Libanais, l’occupation israélienne a été une réalité de tous les jours pour ceux du Sud et a souvent exercé une influence déterminante sur leur vie quotidienne, sur le plan économique ou sur celui de leur engagement, et partant sur leur construction identitaire.
Mais pour tenter de savoir ce que veut dire être chiite au Liban aujourd’hui, il faut se poser d’autres questions. Ainsi, quels sont les processus ayant amené à une conscientisation communautaire des chiites, c’est-à-dire à une identification endogène et exogène en termes de communauté confessionnelle ? Quels sont les acteurs, groupes et partis impliqués dans ce processus courant sur la seconde moitié du 20e siècle ? Quelle est aujourd’hui la réalité sur le terrain de cette identification communautaire ? Enfin, comment, entre contrôle partisan et ancrage local, les groupes humains concernés se vivent-ils comme chiites ?
Après avoir posé quelques jalons de l’histoire des chiites au Liban, nous verrons comment s’est opérée leur prise de conscience communautaire jusqu’à la veille de la guerre civile libanaise. Puis nous verrons comment s’est affirmée cette identité confessionnelle (re)découverte face à la guerre et aux occupations israéliennes successives. Nous terminerons par l’étude de ce qui se passe au Liban-Sud depuis sa libération, en 2000, pour cerner la façon, ou plutôt les façons, qu’ont les populations locales de revendiquer ou de s’approprier ces identités chiites.
Après l’indépendance du Liban, en 1943, les chiites ont fait de leur communauté religieuse une communauté politique [6]. Nous tenterons d’en présenter ici le processus. Les chiites du Liban-Sud, enclave majoritairement chiite dans un environnement globalement sunnite, entretinrent au cours des siècles antérieurs des relations souvent difficiles avec le gouvernement califal. Sous l’Empire ottoman, le chiisme n’était pas reconnu officiellement, il était rattaché juridiquement au sunnisme. Il est couramment admis que ce furent les autorités mandataires qui incitèrent les chiites à revendiquer une juridiction autonome, ce qu’ils obtinrent en 1926 [7].
Pour le chiisme, le pouvoir, tant que celui-ci est entre les mains de dirigeants considérés comme illégitimes, est à rejeter [8]. La mémoire chiite véhicule un refus du pouvoir politique extérieur à la hiérarchie religieuse de la communauté. Elle prédispose donc ses membres à adhérer à des partis de contestation [9]. Les imams, descendants du prophète Muhammad par Fatima, sa fille, et Ali, sont les guides de la communauté. Le traumatisme que constitue la mort du troisième imam, Husayn, à Karbala en 680, façonna la mémoire de la communauté chiite, donnant au groupe un passé commun [10]. Il lui fournit aussi un idéal de comportement, un modèle de vie politique et fit naître une série de rituels qui constituent une des spécificités du culte chiite duodécimain [11]. Cet événement fondateur qui crée la conscience chiite du martyre comme mort exemplaire, est commémoré annuellement dans le cadre de ‘achûrâ. Pour les chiites, l’histoire est produite par deux catégories d’acteurs, les bourreaux et les martyrs [12]. Les chiites du Liban-Sud avaient « le plus grand nombre de motivations, et les plus solides, pour adhérer aux idéologies du changement et réclamer une modification radicale du système politique [13] ». Ces raisons sont d’abord historiques : cette communauté a en effet été tenue à l’écart de la construction étatique libanaise sous le Mandat français. Le découpage des frontières en 1920 et la création de l’État d’Israël en 1948 les ont coupés de la Palestine, vers laquelle ils étaient naturellement tournés.
À cela s’ajoutent des problèmes propres au Liban-Sud, région essentiellement agricole (tabac et oliveraies à l’intérieur des terres, agrumes sur la côte) : les agriculteurs vivaient mal des revenus de leurs terres, dépendant partiellement de la Régie des tabacs pour leur garantir un minimum vital. La fermeture de la frontière avec la Palestine coupa la région de ses débouchés [14]. La situation économique ajoutée à la dégradation de la sécurité et au sous-équipement incitèrent beaucoup de jeunes à émigrer, vers les grandes villes, Beyrouth et ses banlieues en premier lieu, voire vers l’Afrique de l’Ouest.
La société connut aussi de profonds changements et d’abord une croissance rapide de l’industrie, qui employait, à la veille de la guerre civile, environ un quart de la population active (soit six cent soixante-quinze mille personnes). Beaucoup passèrent alors du statut de travailleurs indépendants à celui de salariés. À travers le développement d’une classe ouvrière, on assista à l’apparition d’un mouvement ouvrier. Se greffèrent, sur ces évolutions démographiques, des transformations d’ordre culturel liées à la facilitation des communications et au développement du système scolaire qui favorisèrent la pénétration d’idées neuves et l’émergence de nouvelles aspirations. Selon la plupart des analystes [15], les musulmans constituaient une majorité numérique en 1975 et la communauté chiite comptait les plus gros effectifs du pays [16]. Elle ne comptait cependant que dix-neuf députés sur quatre-vingt-dix-neuf au Parlement. Et ce ne fut qu’à partir de 1974 que les chiites purent accéder à des postes de fonctionnaires de première catégorie.
Alors que d’autres communautés s’exprimèrent assez rapidement dans le cadre de partis politiques où elles étaient majoritaires, les chiites ne créèrent pas « leur » parti. Depuis le début du 20e siècle, les penseurs de la région écrivirent l’histoire de leur région, tentant d’élaborer une mémoire commune et de construire leur identité autour du territoire, de l’arabité et du chiisme [17]. Ainsi, Ahmad Beydoun a pu écrire que « les communautés étaient inégalement confessionnelles et l’institutionnalisation d’un communautarisme chiite se produira à un rythme beaucoup plus lent que celui des autres communautés, jusqu’à la défaite de 1967. Après cette date, la situation régionale est devenue de plus en plus menaçante pour l’avenir des Libanais chiites et du pays [18] ». La guerre de 1967 se répercuta négativement sur les partis nationalistes qui avaient soutenu des régimes mis en échec [19]. Les populations se tournèrent donc vers des idées nouvelles, notamment d’inspiration marxiste, et s’enthousiasmèrent pour la révolution palestinienne. Les accords du Caire de novembre 1969 et l’éviction de l’OLP de Jordanie un an plus tard, firent du Liban la base des opérations armées anti-israéliennes. Après la défaite arabe, l’entrée de la résistance palestinienne au Sud devenait le symbole de la dignité arabe [20]. Les Palestiniens affrontèrent l’armée israélienne sur le terrain du Liban-Sud déjà économiquement fragile et politiquement sous-représenté.
Tant sur le plan social, économique que politique, cette période a été propice à l’émergence d’une conscience politique chiite qui, dans un premier temps, s’est incarnée dans l’adhésion massive à des partis de gauche. Le parti communiste libanais, créé en 1924, a été présent dans cette région depuis ses débuts [21]. En 1969, deux autres organisations politiques à tendance marxiste-léniniste sont fondées : le Liban socialiste et l’Organisation des socialistes libanais. Elles fusionnèrent en 1970 dans l’Organisation de l’action communiste au Liban (OACL), dirigée par Mohsen Ibrahim, pour lequel les chiites libanais incarnaient une « communauté-classe » qui se traduisait par une surreprésentation de ce groupe communautaire dans le prolétariat [22]. D’aucuns, observant la place nouvelle des chiites sur la scène politique libanaise, ont pu ainsi dire qu’ils étaient les « prolétaires de la terre, classe la plus soumise en apparence et la plus révolutionnaire au fond [23] ». Le réveil communautaire et l’organisation des chiites se sont opérés à l’origine sur des bases sociales, notamment à travers l’action de la CGT libanaise, mais leur mobilisation se développa assez rapidement dans le cadre communautaire, comme nous le verrons par la suite. Les militants de gauche, tentant de s’implanter dans ce monde rural, appelèrent la population de Nabatiyé, à l’occasion de ‘achûrâ en 1970, à tourner la colère populaire « contre les ennemis de la nation et les ennemis de classe ». L’opération tourna court [24]. Cependant, cette adhésion massive des chiites aux partis progressistes pâtit de la guerre civile ainsi que d’une concurrence de mouvements communautaires employant la même rhétorique sociale, mais avec des référents culturo-religieux touchant l’imaginaire des populations concernées. Ce n’est pas qu’il faille lire, dans une perspective essentialiste ou déterministe, l’engagement politique des communautés au Liban comme l’effet de leur seule appartenance à une communauté. Cependant, force est de constater que les années de guerre, et l’insécurité qu’elles ont entraînées, ont poussé les individus à se replier sur des solidarités vues comme plus solides, plus stables et plus anciennes [25].
En 1959, Mûsâ Sadr [26] vint s’installer dans le Sud du pays et fut un des acteurs essentiels de ce que certains ont appelé le « réveil chiite [27] ». En 1967, le Parlement vota la création du Conseil supérieur islamique chiite, qui allait représenter la communauté devant l’État. Ce fut une victoire pour Mûsâ Sadr qui en fut élu président en 1969. Avec la création de ce Conseil, les chiites libanais avaient enfin une institution rendant effectif le processus d’autonomisation vis-à-vis des instances sunnites initié en 1926 par la reconnaissance de la juridiction chiite. Un an après sa création, le Conseil lança son premier mouvement revendicatif au nom du Sud et des déshérités, pour protester contre la négligence dont les autorités libanaises faisaient preuve à l’égard de la région. Mûsâ Sadr obtint alors des crédits pour la création d’un Conseil du Sud, ayant vocation à « répondre aux besoins de la région [28] ».
Lors de ‘achûrâ en février 1974, l’atmosphère était explosive : le coût de la vie avait augmenté, le mouvement syndical projetait des journées de grève générale et, au Sud, les tirs d’artillerie israéliens devenaient quotidiens. À Yater, village du Liban-Sud, une foule nombreuse se pressait, et le rassemblement fut l’occasion pour Sadr de s’exprimer en ces termes : « Il ne faut pas que les pleurs et la participation aux funérailles deviennent un substitut de l’action [29]. » Son discours était proche de celui des militants de gauche évincés de ‘achûrâ en 1970. Un Comité populaire de lutte contre la vie chère fut constitué le lendemain. Pour les chiites, les journées d’agitation sociale qui suivirent étaient le prolongement direct de ‘achûrâ. La même année, une crise éclata entre les planteurs de tabac et le gouvernement. Sadr prit fait et cause pour les agriculteurs et appela le pays à la désobéissance civile : il reçut le soutien de certains dignitaires chrétiens. Sadr réclamait la justice sociale en utilisant le « parler musulman [30] » et l’analogie avec les imams pour mobiliser affectivement et effectivement les masses chiites. Il réussit à attirer à lui les chiites par son langage et sa capacité à faire écho à un imaginaire chiite. Au mois de mai de la même année, dans un meeting organisé à Tyr, dans le Sud du pays, il rassembla tous ceux qui étaient prêts à se battre pour défendre leurs terres et leurs droits, les armes à la main si nécessaire. Harakat al-mahrûmîn, le Mouvement des déshérités, était né. Une milice dont l’existence est annoncée l’année suivante [31] était déjà en train de s’entraîner, elle prendra le nom de Amal [32].
L’échec de la gauche en 1970 à mobiliser les populations à l’occasion de ‘achûrâ apparaît plus grand encore devant le succès de Sadr quatre ans plus tard, d’autant plus que ce dernier proposait un discours assez semblable, fondé sur la critique des élites traditionnelles, du confessionnalisme et sur la coopération avec la résistance palestinienne. Pourtant, face à un discours fondé sur des références culturelles partagées et faisant appel à un imaginaire commun, les discours de gauche, empruntant beaucoup à une terminologie étrangère, ne pouvaient pas interpeller les populations chiites avec la même efficacité [33]. En outre, ces mouvements se sont laissé entraîner, pendant la guerre civile libanaise, dans la logique des divisions confessionnelles qu’ils condamnaient [34]. Devant ces fluctuations de l’idéal de gauche, les populations se sont repliées sur des identités stables. Le sentiment d’insécurité généré par la guerre a joué un rôle déterminant dans la recomposition des identités politiques [35]. En période de crise, l’identité religieuse, fondamentale, tend à s’imposer à l’identité plus récente, donc fragile, qu’est l’identité de classe. Ainsi s’avère-t-il que nombre des nouvelles recrues du mouvement Amal sont en fait d’anciens membres des partis progressistes.
Un autre élément fondamental du succès de Amal a été l’enracinement de son projet dans l’entité libanaise. Dès 1978, Amal se positionna en faveur de la souveraineté libanaise face aux empiètements de la résistance palestinienne. Le mouvement se fit le porte-parole d’une communauté qui cherchait à imposer une participation accrue à la vie politique libanaise.
En 1977, après la guerre des deux ans, une « drôle de paix [36] » s’instaura à Beyrouth, alors que le Sud redevint le point chaud qu’il n’avait jamais cessé d’être depuis le début des années 1970. Trois événements majeurs affectèrent la communauté chiite libanaise à cette période. Le 14 mars 1978, Israël envahit une première fois le Liban ; le 31 août 1978, Mûsâ Sadr disparut au cours d’un voyage en Libye ; en 1979, la révolution iranienne déboucha sur la création de la République islamique. Loin de provoquer l’effritement de Amal, la disparition de Sadr galvanisa les militants [37]. Husayn el-Husaynî devint secrétaire général du mouvement, puis démissionna en 1980. Nabih Berri lui succéda et occupe toujours ce poste aujourd’hui.
Cependant, les critiques se firent virulentes avec l’invasion israélienne de juin 1982 : Berri accepta de participer au Comité de salut public qui se mit en place. La décision de la direction de Amal fut vécue par nombre de partisans et de cadres comme une trahison symbolisée par la signature de l’accord du 17 mai 1983 avec Israël. Cette attitude de Berri face à l’occupation israélienne est souvent présentée comme la cause première du départ de militants de Amal vers un Hezbollah en construction [38]. Ce dernier se concentrait alors sur la résistance à l’occupation israélienne et sur sa non-participation à la guerre civile. En effet, le plus souvent à l’écart du conflit interne, il prit néanmoins part à l’insurrection de février 1984 contre l’armée libanaise restée fidèle au président Amine Gemayel qu’il considérait inféodé à Israël [39]. À ce moment-là, le Hezbollah luttait aux côtés de Amal et des mouvements de gauche, alliance qui se délita dans les années qui suivirent. Quant à la position du Hezbollah sur la question palestinienne, il se prononça contre la « guerre des camps » menée par Amal entre 1985 et 1987 [40] ; ce fut un second moment de rupture entre les deux mouvements. En 1988, une guerre intestine éclata entre les deux partis, du Sud à la banlieue de Beyrouth [41]. En 1991, une trêve fut conclue sous l’égide de la Syrie et de l’Iran [42].
En 1982, nous l’avons dit, l’armée israélienne envahit le Liban jusqu’à Beyrouth. La résistance s’organisa dans un premier temps à l’initiative des forces de gauche fédérées au sein du Front de la résistance nationale libanaise (FRNL) [43]. En 1985, l’armée israélienne se retira d’une partie du pays, n’occupant plus que ce qu’elle appela une « zone de sécurité » couvrant environ 10 % du territoire libanais. La fin des années 1980, avec l’arrêt du soutien de l’URSS aux mouvements de gauche et les accords de Taëf qui autorisèrent le seul Hezbollah à continuer le combat, a marqué le début d’une assimilation de la résistance islamique, branche armée du Hezbollah, à la résistance nationale.
Ce rôle national du Hezbollah allait de pair avec son intégration à la vie politique libanaise. Des élections législatives furent organisées en 1992. Malgré ses réticences, le Hezbollah y participa et remporta huit sièges [44]. Nabih Berri fut élu président du Parlement, poste qui, dans le système de partage confessionnel des responsabilités, revient traditionnellement à un chiite. En 1996, les deux partis formèrent une alliance dictée par la Syrie, laquelle souhaitait maintenir un certain équilibre entre eux. L’alliance actuelle entre les deux mouvements chiites a succédé à une période où ils se critiquaient ouvertement. 2000 marqua la libération du Liban-Sud de l’occupation israélienne, vécue comme une grande victoire pour le Hezbollah. Mais une partie contestée du territoire libanais demeurant occupée [45], la résistance islamique continua ses activités armées. La présence du Hezbollah sur le terrain a en outre été consolidée par un réseau d’aides en tous genres que le parti avait développé depuis sa création [46], ainsi que par divers organes de communication qui constituaient une part du quotidien des chiites du Liban-Sud.
Voyons maintenant comment s’affiche de nos jours, sur le terrain du Liban-Sud, ces appartenances, notamment à travers l’étude de l’iconographie partisane et de la mise en scène des cimetières.
Une identité n’est pas qu’un vécu ou un ressenti personnel : il s’agit également d’une assignation par l’« autre », qu’il appartienne ou non au même groupe. Dans le cas du Liban-Sud, les partis dont nous avons parlé affichent leurs couleurs et leurs martyrs. Entre rivalité et alliance, Amal et Hezbollah se partagent l’espace physique et occupent l’espace imaginaire à travers une iconographie omniprésente, mais aussi à travers une conception de la société très englobante. Aujourd’hui quand on est chiite au Liban-Sud, la polarisation du champ politique libanais [47] est telle que l’on se retrouve dans la quasi-obligation de se positionner. « La construction et la qualification de l’identité résultent donc d’un mécanisme dialogique : la définition de Soi par rapport à l’Autre est indissociable de la définition de Soi par les Autres [48]. » Chacun est poussé à se définir par sa communauté d’appartenance [49] et par les membres des autres communautés en tant que membre d’une communauté dans un système libanais très segmenté.
Aujourd’hui au Liban-Sud, être chiite implique de se définir comme chiite et de se positionner par rapport aux deux acteurs principaux de la représentation chiite au niveau national, Amal et Hezbollah. Soutenir le Hezbollah revêt différentes significations qui convergent sur certains points et divergent sur d’autres, créant une communauté hétérogène autour du parti [50]. Les acteurs emploient l’expression « mujtama’ al-muqâwama », « société de la résistance », pour parler de cette cohésion, de ce tout qui soutient la résistance et lui permet d’être efficace. Ce terme peut être pertinent s’il est un peu explicité. Il est l’illustration du fait que, dans la conception des sympathisants du mouvement, le Hezbollah est un ensemble formel certes mais aussi informel, de proches, de compagnons de route [51] fédérés entre eux par des institutions [52] et qui se reconnaissent dans un idéal de lutte pour la libération du territoire libanais. Dans cette acception de la « société de la résistance », les populations ne se reconnaissant pas dans le Hezbollah stricto sensu sont bel et bien incluses, que ce soit les pro-Amal ou les sympathisants de partis laïques [53], qui soutiennent l’idée d’une résistance à l’occupation. Le parti est perçu comme davantage qu’un parti, comme un courant de pensée, initialement partagé par le mouvement Amal mais que ce dernier aurait perverti [54]. Pour nombre d’habitants du Liban-Sud, le Hezbollah est à l’image de la société : « Ce n’est pas seulement un groupe religieux […]. Il y a des artistes, des gens de toutes sortes. Nous sommes une société complète comme toute autre société [55]. »
La mobilisation par Amal et le Hezbollah à sa suite s’est faite autour d’un discours entrant en résonnance avec l’imaginaire des populations concernées, fondé sur une mémoire commune, une culture commune et des référents affectifs efficaces. Le martyre, depuis le massacre de Husayn et de ses partisans à Karbala, en est un des éléments primordiaux. Au Liban, les martyrs tombés dans le cadre des mouvements de résistance, sont reconnus par tous les partis comme morts pour défendre une cause considérée comme juste. Ainsi, depuis quelques années et d’autant plus depuis la guerre de juillet 2006, dans ses discours, le secrétaire général du Hezbollah, Hasan Nasrallah, fait référence à la résistance qui préexistait à la résistance islamique [56]. Mais chaque parti a sa propre définition de la cause : l’islam, la défense de la nation ou de la terre. Que ce soit dans la voie de la nation ou dans la voie de Dieu, la rhétorique est toutefois proche. L’analyse des testaments de combattants du parti communiste libanais, du Hezbollah, de Amal ou du parti syrien national socialiste montre que les mêmes mots reviennent. Ils se battent pour libérer leur territoire, quelle que soit leur matrice culturelle [57]. Dans leurs testaments, les combattants des différents partis impliqués dans la lutte contre l’occupation israélienne appellent ceux qui restent à lutter pour « libérer la patrie [watan] », « libérer notre peuple [cha’b] », « protéger la nation [umma] » et « protéger la religion ». Les combattants, tous partis confondus, veulent ainsi témoigner dans leurs textes du fait que choisir de mourir ne signifie pas fuir la vie. Au contraire, « nous aimons la vie et c’est parce que nous aimons la vie que nous avons choisi la mort », affirme dans son testament une combattante du parti communiste libanais morte en 1985 [58]. Dans son discours, il s’agit d’accepter la mort, en tant qu’individu, pour permettre au collectif de (sur)vivre. La religion sert de moteur à certains, d’idéologie transnationale à d’autres. Dans le cas des chiites du Liban-Sud, nous pouvons dire que le martyre fédère le groupe, donnant du sens à une cause commune, la libération, car, pour reprendre les mots de Wafa’ Nûr el-Dîn, la combattante du parti communiste libanais dont nous venons de citer le testament, « il n’y a pas de signification à une cause sans martyrs » et cette cause – à travers ses martyrs – lie, affectivement, ses membres entre eux. Combattante du PCL certes, laïque certainement, Wafa’ Nûr el-Dîn n’en était pas moins originaire géographiquement du Liban-Sud et culturellement chiite. Son testament est très proche des testaments de jeunes du Hezbollah, ses référents semblent être les mêmes de même que sa compréhension du martyre et du combat.
De nos jours, le Hezbollah se présente comme un parti libanais comme les autres auquel s’ajoutent des activités de résistance qu’il continue à revendiquer [59]. Celles-ci lui confèrent une légitimité dans et au-delà de sa communauté de recrutement « naturel », la communauté chiite. L’iconographie ainsi produite par le parti a une fonction mobilisatrice. Comme d’autres, il produit de grands panneaux monumentaux que l’on voit affichés sur les axes routiers, à la fois des portraits de martyrs et des panneaux à la gloire du mouvement et de ses leaders que l’on peut qualifier de publicitaires ou de propagande. Les martyrs et leur mise en scène constituent un des éléments fondamentaux dans les outils de mobilisation convoqués par le Hezbollah, une de ces sources de légitimité qui ne souffrent aucune critique [60].
Des éléments y sont récurrents [61]. Les couleurs dominantes des portraits sont devenues claires ces dernières années au Liban-Sud [62], comme le jaune ou le bleu ciel. Face à une fréquence moindre de la représentation explicite du drapeau du Hezbollah sur les portraits de martyrs, la couleur jaune, couleur du drapeau du parti, permet de marquer l’appartenance partisane du combattant. De plus, pour les concepteurs, c’est l’idée même de martyre qui doit se représenter de la sorte. Ce n’est pas un événement triste mais un moment de joie, le martyre n’est pas la mort, celui qui « meurt dans la voie de Dieu » n’est pas mort [63]. Les couleurs dont nous avons parlé semblent aussi indiquer le passage à une perspective plus ouverte, le Sud est libéré. La représentation de lieux symboliques est adjointe aux portraits des leaders et des martyrs. Alors qu’on pourrait s’attendre à des représentations de La Mecque ou des tombeaux des imams chiites, l’élément que l’on retrouve le plus est la mosquée al-Aqsâ de Jérusalem, présente de façon presque systématique sur les panneaux du Hezbollah. La lutte pour la libération de Jérusalem, lieu saint de l’islam, a un potentiel mobilisateur puissant dans la perspective d’une libération, non plus effective, mais repoussée à l’horizon eschatologique. La terre est elle aussi représentée dans les dessins réalisés par les combattants [64] à travers un sol craquelé, des pierres ou des arbres. Elle symbolise la nation au sens religieux et au sens laïque. Le sol craquelé peut être vu comme une représentation réaliste de la nature du Liban-Sud en été, mais le sens allégorique prévaut plus probablement, celui d’une terre asséchée par l’occupation et qui n’attend que le sang des martyrs pour la faire revivre.
Depuis 2002, les martyrs arborent un habit militaire sur leurs portraits [65], parfois ajouté à un foulard noir à carreaux blancs, symbole de la résistance islamique. Ce foulard est en fait celui que portaient les soldats iraniens lors de la guerre entre l’Iran et l’Irak. Ce montage, fruit du travail des infographistes des centres de conception graphique du Hezbollah, permet d’identifier immédiatement l’appartenance de la personne représentée et la raison de sa mort. C’était un combattant, et un combattant de la résistance islamique. Ainsi le martyr est-il identifié à la Résistance, et par là au Hezbollah. À travers lui, c’est sa famille et son entourage qui s’identifient à son combat. Ce processus d’identification à un mouvement est d’ailleurs facilité lors de la prise en charge des familles par des institutions du Hezbollah ou de Amal qui, tous deux, ont des fondations dont la raison première est l’aide aux familles de martyrs.
Ces habits ajoutés aux portraits, ces couleurs modifiées, sont des éléments d’une politique globale d’unification des portraits menée entre 2002 et 2005 au Liban-Sud par le Hezbollah. Il s’agissait de créer des modèles récurrents qui permettent de restreindre la lecture de l’image à un message réflexe. Le Hezbollah travaille son image, la rendant plus lisse, plus homogène, et celle-ci passe par les martyrs. Il affiche le soin qu’il apporte à entretenir le souvenir de ses combattants et, subséquemment, sa propre image de parti de Résistance, victorieux de la puissance israélienne [66]. Il y a là identification des combattants à leur parti, des familles et des proches aux combattants et, à travers eux, aux partis mais aussi des partis à leurs martyrs, le plus souvent représentés jeunes, engagés pour une cause, la cause, luttant pour un but qui s’affiche.
Un redéploiement plus ciblé des panneaux a eu lieu à la même époque. Les lieux d’origine des martyrs ou lieux d’opérations ont été privilégiés. Le territoire est marqué par les traces de l’engagement partisan. On peut parler d’une volonté consciente de reconstruction du passé à travers des héros et des lieux. Plutôt que la quantité des panneaux, la pertinence des lieux est désormais privilégiée au bénéfice d’une efficacité du message. L’observation du paysage du Liban-Sud fait écho aux idées développées par Rudolf Wittkover [67] sur la non-sélectivité d’un récepteur assailli par des messages visuels permanents et le fait que celui-ci met en place des modes différenciés d’attention en fonction de sa connaissance des codes symboliques. Ainsi le Hezbollah aide-t-il le récepteur à faire des choix en construisant une mémoire ciblée, sélective. On est passé d’un marquage territorial à des fins de mobilisation [68] à la mise en place de véritables lieux de mémoire [69].
Une certaine routine bureaucratique [70] a ainsi été mise en place au service de la transformation de l’espace symbolique en vue du contrôle de l’imaginaire. À travers ces monuments graphiques, la population est poussée à s’identifier à ces ou ses héros et, au-delà d’eux, à la cause qu’ils défendaient. Les partis se font les impresarii de leurs martyrs à des fins d’édification et d’exemplarité. Cela est cependant possible uniquement parce que les hommes ont leurs références se confondant en partie avec celles de leur groupe d’appartenance héritée.
En plus des références historiques issues du chiisme, l’univers mental des populations est formé d’influences diverses (culture satellitaire, etc.) et de références locales fortes. Ainsi sur les panneaux du Hezbollah peut-on voir les colonnes de Baalbeck, les collines du Sud, des cèdres ou des collines de la région, en outre des éléments à connotation religieuse évoquant l’appartenance des chiites libanais à une communauté transnationale. Chaque militant inscrit son engagement dans une optique libanaise, qui peut être qualifiée de patriotique, et dans une optique religieuse plus vaste, qui se reflètent dans les images produites par les partis. Les femmes qui appartiennent à la mouvance du Hezbollah se revendiquent ainsi femmes, musulmanes, chiites, mais insistent sur le fait qu’elles pourraient « mourir pour [leur] terre » et pour aucune autre [71].
Cependant, quand on tente de questionner les habitants des régions concernées sur les symboles présents sur les panneaux qu’ils voient pourtant partout, peu les identifient. Ainsi la mosquée al-Aqsâ a-t-elle pu être désignée par un habitant de Nabatiyé comme « la husayniya de Nabatiyé ». Il en va de même pour les fleurs, les arabesques d’influence iranienne perçues comme de simples agréments [72]. Les fleurs rouges, tulipes [73], roses ou coquelicots, sont insérées dans les images du parti pour représenter le martyre, sans que l’allusion aux tulipes, qui ne font pas partie des fleurs de la région, ne soient identifiée, pas plus que n’est connue l’importance des roses rouges dans les textes de Hafez, grand poète persan du 15e siècle. Seule une petite frange de la population reconnaît ces symboles.
Cette importance de la dimension locale est visible dans l’affichage des panneaux. Nous avons vu que ceux-ci ont été replacés, notamment dans les lieux d’origine des martyrs. Quand on étudie la question à une micro-échelle, on prend conscience que les martyrs affichés dans les villages ne le sont que dans leurs propres villages. Chaque bourg a ses martyrs combattants, un ou deux martyrs fondateurs et, parfois, on peut y voir l’image des dirigeants du mouvement localement majoritaire.
L’étude des cimetières confirme cette dimension très locale de la culture du martyre au Liban-Sud. J’ai étudié les cimetières de deux villages [74], situés à quelques kilomètres de Nabatiyé et qui font partie de la région d’où s’est retirée l’armée israélienne en 1985. Ils n’appartiennent donc pas à la « zone de sécurité » restée occupée jusqu’en 2000. Ces deux bourgades sont voisines. Dans le premier cas, l’unique cimetière est situé en périphérie du centre ancien du village, mais est aujourd’hui entre ce centre et une de ses extensions vers l’ouest. Il est coupé par deux petites routes et est ainsi séparé en trois espaces, chacun correspondant à une phase d’expansion du cimetière. Dans le second village, se trouvent plusieurs cimetières. Le premier, également, situé en périphérie du centre historique, est aujourd’hui accolé à la place principale du village. Les habitations et infrastructures l’encerclent, il ne peut donc plus s’étendre. Une des spécificités de ce village est d’avoir des cimetières familiaux, regroupant de quelques tombes à quelques dizaines de tombes. En 1987, un nouveau cimetière a été mis en place, loin du centre, un panneau rouillé l’annonçant sur une route secondaire, « rawda al-chuhadâ », « le cimetière des martyrs ». Je me suis concentrée sur les tombes de martyrs présentes dans ces différents cimetières ou, plus exactement, sur les tombes faisant mention du martyre [75].
Les martyrs sont ainsi la plupart du temps différenciés des autres morts qui les entourent [76]. Leur mort leur donne un statut, une place particulière que la différenciation terminologique met en avant. C’est par rapport à la société dans laquelle ils ont vécu que cette place prend son sens. Par les termes qu’elle leur accole, la société, la famille ou le parti donnent à ces femmes ou à ces hommes le plus souvent, un rôle d’exemple. Ils les transforment en modèles pour les autres membres de la « société de la résistance ». Les titres sont particuliers ainsi que la situation des tombes. En effet, dans le premier village, se trouvent deux zones où sont regroupés les martyrs et au sein desquelles les parents sont admis. Dans l’autre, nous l’avons dit, il y a un cimetière de martyrs, qui ne leur est cependant pas exclusivement réservé. Ces zones sont placées le plus possible en bordure des routes, afin de favoriser la visibilité des zones et des pierres tombales. Visibles par les passants, ces derniers lisent alors la fâtiha [77] pour le mort en question. La situation en bordure des routes permet non seulement un plus grand nombre de récitations de la fâtiha pour le martyr, mais aussi de rappeler aux passants l’existence de ces martyrs, de leur combat et, par extension, de leurs partis. Cette séparation des tombes de martyrs, par laquelle elles sont immédiatement identifiées, date de la deuxième moitié des années 1980. Ainsi, dans le premier village, les martyrs morts avant 1987, essentiellement combattants des mouvements de gauche et de Amal, étaient enterrés auprès de leurs proches, dans les parties les plus anciennes du cimetière. Ils n’étaient pas regroupés entre eux. En 1987, avec la mort de deux combattants du Hezbollah dans une même opération, les tombes de ces deux martyrs sont placées de l’autre côté de la route. Elles sont ainsi au premier plan, visibles depuis la route et non situées au fond du cimetière, derrière d’autres tombes.
J’ai pu constater une certaine évolution des tombes de martyrs dans le temps. Au milieu des années 1980, les premiers martyrs du Hezbollah arrivent dans ces deux villages [78]. On observe alors une certaine homogénéisation des pratiques dans ces cimetières. Les tombes des combattants du Hezbollah sont prises en charge par les institutions du parti qui leur donnent un même modèle. Nombre de tombes, dans l’ensemble des cimetières concernés, adoptent la forme horizontale, à l’image de celles des martyrs [79]. On ne voit plus de tombes à double stèle, verticale et horizontale. La pratique de la double stèle qui permettait une certaine personnalisation de la tombe, est remplacée par celle de la vitrine. Ces vitrines ont le plus souvent une structure en aluminium et sont vitrées sur leurs quatre faces. Elles font la largeur de la plaque tombale et environ quarante centimètres de hauteur pour une profondeur d’environ trente centimètres. On peut y trouver des photographies du mort, encadrées ou non, des objets personnels, un exemplaire (ou deux) du Coran mais, dans d’autres cas, la vitrine a un usage plus utilitaire : elle sert à ranger des mouchoirs ou une balayette pour nettoyer la pierre tombale. De la même façon, on note un mimétisme des pratiques au niveau des épitaphes. Un effet de mode se fait sentir. L’écriture funéraire est, par nature, répétitive. Pas d’originalité majeure, on vient puiser dans la panoplie de textes existants, une sorte de « prêt à écrire [80] ». Les formules sont de moins en moins variées au fil des années. Ainsi, dans les deux villages concernés, se lisaient très souvent sur les pierres tombales des vers de poésie en guise d’épitaphe, vers écrits par des proches ou par le défunt qui avaient pour fonction de présenter la personne décédée, de l’individualiser. Aujourd’hui, ce phénomène est de plus en plus rare, quelques versets du Coran sont récurrents et, quelques cas mis à part [81], la poésie a été supprimée de l’écriture funéraire standard.
L’emploi du terme de martyr peut d’ailleurs être daté. Dans le premier village, la première occurrence est en 1973 pour qualifier un martyr emblématique d’un parti de gauche. À cette époque là, les martyrs n’étaient pas regroupés. La différenciation spatiale entre tombes de martyrs et tombes de non martyrs commencent en 1987, lorsque deux combattants du Hezbollah tombent dans une même opération d’envergure.
Ces modifications dans les pratiques ont été orchestrées par des institutions partisanes qui financent des changements de stèles, le cas échéant. Dans un des villages, les stèles des martyrs du Hezbollah ont ainsi été remplacées à la fin de l’année 2007, la raison invoquée étant leur vieillissement et la difficulté de lecture qui en découlait. Les anciennes plaques des années 1980 étaient marquées du symbole de la République islamique d’Iran en plus de celui du Hezbollah. Sa suppression récente est un phénomène très local [82]. Il en va de même des épitaphes et des titres donnés aux combattants : des formules coraniques récurrentes dans certains villages, parfois même sur les tombes de combattants, ne se retrouvent pas dans d’autres localités.
Les partis gèrent, contrôlent les espaces visuels que sont les routes et les cimetières, en incluant la dimension locale à leurs pratiques. Les populations semblent s’identifier au groupe, avant toute chose, selon des références locales. Les partis se donnent à voir et la société dans laquelle ils évoluent, s’approprie ces données. Les chiites du Liban-Sud construisent ainsi leur propre compréhension de leur appartenance, de leur histoire. L’évolution vers davantage de contrôle partisan ces dernières années ne va pas sans une appropriation plus grande de la part des populations et des pratiques finalement très localement construites. La phase de conscientisation des chiites entamée dans les années 1960 est bel et bien achevée. Les outils ont été fournis par les différents partis, usant de références culturo-religieuses touchant plus ou moins efficacement les populations. Aujourd’hui, ces outils sont maîtrisés par des personnes qui peuvent dès lors se permettre une certaine liberté dans leur usage. La génération ayant grandi après ces années de conscientisation de la communauté a un certain recul et manie les symboles, les références avec plus d’aisance [83].
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