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Publié par ERASME

Depuis plus de quinze mois désormais, Atos est censé être sur le dessus de la pile des dossiers industriels prioritaires. Prié d’agir, l’exécutif a promis d’organiser la sauvegarde de tous les actifs stratégiques issus de l’ancien Bull, racheté en 2014 par Atos. Il entend préserver notamment les supercalculateurs utilisés pour la dissuasion nucléaire, les systèmes de commandement du programme Scorpion utilisés par l’armée de terre, et ceux des forces navales, les réseaux de communication embarqués dans les Rafale et les activités de cybersécurité pour le renseignement.

Pendant plus d’un an, le gouvernement s’est livré à moult déclarations et gesticulations. Sans aucun résultat. Début octobre, le ministère des finances a annoncé la fin des négociations pour racheter ces actifs : l’offre de 700 millions d’euros a été jugée insuffisante par les nouveaux propriétaires d’Atos, qui ne sont autres que ses créanciers. Le ministère des finances, toutefois, a annoncé son intention de poursuivre les négociations, persuadé « du bien-fondé de cette opération ».
Dans ce contexte, attribuer un nouveau contrat à Atos pour développer le recours de l’intelligence artificielle, devenue déterminante dans les conflits et dans les systèmes de défense, aurait été un signal fort de soutien pour l’ex-Bull. Cela aurait aussi permis d’accélérer le développement de technologies dans lesquelles la France accuse un retard certain.
« C’est ce qui s’est fait pendant des années. Les contrats publics, et particulièrement ceux de la défense, ont servi à aider les industriels à développer nos propres technologies », rappelle un ancien haut responsable du secteur de la défense. C’était d’ailleurs ce que semblait préconiser le directeur de l’Amiad, Bertrand Rondepierre. Juste après la création de cette agence, il se fixait comme ligne de conduite « d’internaliser la compétence pour se donner une souveraineté sur les piles technologiques de l’IA ».
Les supercalculateurs d’Atos sont-ils performants ou non ?
Sébastien Lecornu et Bertrand Rondepierre semblent manifestement avoir changé d’analyse à ce sujet. Le ministre a expliqué aux parlementaires qu’il est impossible d’attendre le temps de développement de ces technologies.
« En matière d’IA, il n’y a pas de souveraineté pour l’instant. […] Nous dépendons de puces d’origine américaine. Notre premier sujet est de vite acquérir la capacité de puissance de calcul sur un supercalculateur classifié », qui, promet-il, sera déconnecté du réseau, donc inaccessible à toute interférence extérieure.
« La France est dans les choux en matière d’intelligence artificielle, face aux géants comme Google ou Microsoft. Mais comment le pouvoir peut-il le découvrir maintenant alors qu’il est en place depuis sept ans ? », s’interroge un observateur.
« Cela pose un problème préoccupant, poursuit de son côté Aurélien Saintoul. Les supercalculateurs d’Atos sont-ils performants ou non ? D’un côté, on dit qu’ils le sont pour la dissuasion nucléaire, de l’autre, on nous explique qu’ils ne le sont pas pour développer des programmes d’intelligence artificielle. »
La lente agonie d’Atos
C’est désormais la seule question qui s’impose : Atos est-il encore viable ? En grande difficulté depuis plus de deux ans, les dirigeants du groupe de services informatiques tout comme les responsables politiques n’ont cessé de temporiser, de repousser les échéances, de maquiller la réalité, laissant chaque jour la situation se dégrader un peu plus. La confiance a disparu : le groupe perd client sur client, contrat sur contrat. En un an, son chiffre d’affaires s’est réduit de 10 % et ses pertes s’accumulent.
Le 24 octobre, le tribunal de commerce de Nanterre a estimé qu’Atos est toujours viable et a validé le plan de sauvegarde présenté par le groupe et ses créanciers. Ceux-ci prévoient que sur les 5,3 milliards de dettes accumulées dans le groupe, 3 milliards seront convertis en actions. Une augmentation de capital de 1,7 milliard d’euros est également prévue, provoquant une dilution massive des actionnaires qui ont déjà tout perdu. Le plan doit être mis en œuvre d’ici à la fin décembre.
Un nouveau dirigeant, Philippe Salle, ancien de McKinsey, a été nommé pour prendre la direction du groupe en février. C’est le cinquième en à peine deux ans. Il annonce déjà des efforts massifs. Le groupe prévoit de supprimer 2 250 postes en Europe, dont 380 en France dans les deux prochaines années. Évidemment, la partie qui regroupe les activités de cybersécurité, les grands contrats publics (carte Vitale, impôts, SNCF), est la plus menacée, en raison de la perte de grands clients, dont les JO.
Mais ce plan ne suffira pas à sauver Atos, de l’avis de connaisseurs du dossier. Un apport d’argent sera nécessaire, peut-être même dès 2025, confirment des salariés du groupe.
Les créanciers, devenus propriétaires d’Atos, croient-ils seulement au sauvetage du groupe ? Dans leur plan de sauvetage présenté au tribunal de commerce, ils ont prévu, comme le relève le blog Atos, de transférer tous les actifs de valeur dans une double structure luxembourgeoise et néerlandaise. Une façon de préparer la vente à la découpe sans avoir à payer le moindre impôt. Dans l’indifférence complète des pouvoirs publics.
Cherchant à répondre à l’incompréhension générale, le ministre des armées insiste sur le fait que cette dépendance n’est que provisoire. Dans trois ans, il faudra changer de supercalculateur. D’ici là, il promet d’aider Atos à devenir « plus compétitif ». Une annonce vue comme un « affront » par les ingénieurs de Bull comme par ceux du secteur de la défense.
D’autant qu’au moment même où le ministère lui préférait le consortium HPE-Orange, Atos a annoncé le 23 octobre l’inauguration de son supercalculateur d’intelligence artificielle, présenté comme l’un des plus puissants au monde, au Danemark, en présence du PDG de Nvidia, leader mondial des microprocesseurs à très haute performance. Le contrat, signé en mars avec le centre danois pour l’innovation en IA, vaut plus du double de celui du ministère.
Une offre « anormalement basse »
Mais il y a un autre aspect qui intrigue les observateurs dans ce contrat : le choix du consortium Hewlett Packard Enterprise-Orange. Les deux groupes ne figurent ni l’un ni l’autre comme des leaders reconnus en matière de supercalculateurs et d’intelligence artificielle. Qu’est-ce qui a amené le ministère des armées à privilégier leur candidature ? Le prix, selon toutes les informations que nous avons pu recueillir.
Une explication qui fait bondir les spécialistes du secteur de la défense. « Si l’exécutif avait retenu ce seul critère au cours des soixante dernières années, alors nous n’aurions eu ni des missiles, ni des avions de combat, ni des sous-marins, ni industrie de défense tout court. Cela coûte bien moins cher d’acheter des équipements sur étagère, tous américains », s’emporte un connaisseur du dossier.
Les interrogations sont d’autant plus grandes que, de l’aveu même de Sébastien Lecornu, le consortium HPE-Orange a présenté une offre « anormalement basse ». « Dans ce type de contrat, la différence sur les prix est très difficile à faire. Les composants ont tous la même origine ou presque. Les puces et les microprocesseurs viennent de Nvidia, les firmwares sont les mêmes et les logiciels aussi », explique cet ancien responsable de l’industrie de la défense. Pourtant, selon nos informations, l’offre de HPE-Orange était 20 % moins chère que celle d’Atos.
Le code des marchés publics, y compris pour ceux portant sur la défense, prévoit toute une procédure en cas d’offre anormalement basse. Après examen, si celle-ci se révèle sous-évaluée, elle doit être rejetée. En moins de dix jours, le contrôle général des armées paraît avoir fait le tour du problème et a estimé qu’il n’y avait pas de risque dans l’exécution du marché.
Mais d’autres calculs peuvent motiver une offre anormalement basse, comme celui d’entrer dans un marché jusque-là totalement fermé, de mettre le pied dans un secteur et de s’y rendre indispensable, de récolter des informations et des données auparavant inaccessibles, bref de créer des dépendances dont le client n’arrive plus à s’extraire. Les grands groupes états-uniens ont montré à de multiples reprises combien ils savaient utiliser ces armes.
Le nombre croissant de dossiers industriels dans lesquels l’exécutif, ces derniers mois, semble se désintéresser de ces sujets devient préoccupant. C’est encore plus vrai dans le domaine des technologies du numérique où le pouvoir se pique pourtant d’avoir compétences et savoirs. Il brade sans aucun souci nos données, nos technologies, nos positions, à des partenaires extérieurs. Tant de négligence et de précipitations finissent par soulever beaucoup d’interrogations.

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