L'Europe doit se doter de règles solides de supervision financière pour mettre un terme à l'anarchie des marchés, par Jean-Pierre Jouyet
L'Europe, forte et influente dans de multiples domaines politiques et économiques, est en passe de devenir une
jungle de la finance. Tel est le jugement sévère que je porte aujourd'hui : il y a un véritable hiatus entre l'intégration monétaire - vive l'euro ! - et la balkanisation financière. La libre
circulation des capitaux et des services financiers a été engrangée. Mais cette liberté aurait dû avoir pour corollaire la protection effective et homogène des épargnants européens. Or ce n'est
pas le cas. C'est comme si nous avions fait Schengen sans l'harmonisation des visas, sans l'échange d'informations et sans les contrôles aux frontières extérieures.
Qu'on en juge :
- Une part très substantielle des marchés financiers n'est, de fait, pas réellement contrôlée ou opère en toute opacité. Celle-ci s'accroît chaque jour, qu'il s'agisse des produits dérivés échangés sur les marchés de gré à gré ou de la multiplication de plates-formes alternatives de négociation sur lesquelles des actions font l'objet de transactions sans réelle transparence.
- Il n'y a eu ces dernières années aucun réel progrès dans la lutte contre la spéculation. Ainsi, les ventes à découvert ne sont toujours pas encadrées. On ne sait donc pas, à l'échelle européenne, qui achète, quoi, quand, combien de temps et avec quel argent. On ne vous demande pas d'avoir de l'argent pour spéculer ou d'être propriétaire de titres pour les vendre. Aucun délai harmonisé n'est encore fixé pour livrer ces titres.
- Les récentes propositions de la Commission sur la régulation des fonds alternatifs (hedge funds) appellent des réserves, notamment en ce qui concerne l'homologation des fonds situés dans les centres off shore. Près de la moitié y sont enregistrés, dont 67 % aux îles Caïmans. Les vingt-sept Etats membres ne parviennent pas à un consensus a minima pour les contrôler.
- En dépit des conclusions du G20, les Européens sont les seuls à respecter des normes comptables dites internationales dont les Etats-Unis ne veulent pas entendre parler. On peut les comprendre, car ces normes, décidées par une organisation irresponsable politiquement, pénalisent et la reprise du crédit et le redressement du bilan des banques, sans offrir la garantie de transparence attendue. C'est bien la compétitivité financière européenne qui est en jeu, ici.
- Et quand on arrive à se mettre d'accord sur des règles, modestes, leur application effective diffère d'un Etat à l'autre. L'information communiquée aux épargnants, qui devrait être la même dans tous les pays européens, pour un même produit, reste très hétérogène. Les produits d'épargne circulent sans entrave d'un pays à l'autre, sans harmonisation du niveau de sécurité juridique. L'affaire Madoff l'a montré. Or le premier devoir des régulateurs et des responsables européens est de protéger les petits épargnants et d'assurer la sécurité des investisseurs. Sans protection, pas de sécurité. Sans sécurité, pas de confiance. Sans confiance, pas de reprise.
La seule véritable avancée des derniers mois, nous la devons, sur une
initiative de la Commission, au volontarisme du Parlement européen. Aiguillonné par Pervenche Berès et Jean-Paul Gauzès, il a
adopté un texte sur les agences de notation.
Arrêtons là et demandons-nous si l'Europe peut se payer le luxe d'une
telle pusillanimité dans la régulation financière. Il est vrai que l'Europe n'a pas moins de soixante-sept régulateurs financiers. Pouvons-nous nous en satisfaire ? Evidemment non. Il y va de
notre capacité à sortir de la crise et de notre influence. Redresser l'économie européenne suppose un financement sain et à long terme des entreprises et des ménages. Sans marchés organisés, sans
transparence des prix, pas de financement de long terme, pas de redressement. Ce n'est pas l'Europe du marché qui entrave la reprise, c'est l'absence de marché régulé et
transparent.
Nous nous affaiblissons par rapport aux Etats-Unis, qui réorganisent à
marche forcée leur régulation, sans éluder les sujets sensibles. A preuve leur intention déclarée de réguler les marchés des produits dérivés. C'est un leurre d'opposer une Amérique opaque et
sans régulation à une Europe qui serait tout son contraire. Au train où nous allons, c'est Washington qui mettra d'accord les Européens.
Que peut faire l'Europe ? Le rapport sur la supervision financière en
Europe, remis par Jacques de Larosière à la Commission européenne le 25
février, est mieux qu'un début de réponse. L'ensemble de ses recommandations doit être mis en oeuvre, en peu de temps, qu'il s'agisse de la surveillance des risques systémiques, de la création
d'une chambre de compensation européenne pour les dérivés de crédit, de l'harmonisation du corpus des règles et pratiques sur les marchés financiers européens ou de la création "d'autorités
européennes de supervision". La Commission a d'ailleurs compris qu'il fallait aller vite.
Mais le rapport n'a pas pu aller aussi loin qu'il le faudrait sur la
question de l'architecture de la supervision européenne : le système de supervision reposerait toujours, in fine, sur les autorités nationales. Or les régulateurs ne renonceront pas d'eux-mêmes à
leurs prérogatives. Plutôt que d'harmoniser leurs pratiques, certains seront toujours tentés par une course au moins-disant réglementaire pour capter l'activité sur leurs places. Cela ne fera pas
progresser l'intégration de l'Europe financière, ni la protection des épargnants. Tous les Européens convaincus attendent de la Commission des propositions audacieuses et une réactivité à la
mesure du retard pris. Elle doit consolider les progrès accomplis. C'est au coeur du renouvellement de l'institution.
De même, les responsables politiques, lors du Conseil européen, doivent
proposer une architecture de la supervision plus ambitieuse, où la Commission européennes aurait un rôle accru en matière de coordination, d'arbitrage et de sanction de ceux qui n'appliquent pas
la règle. En effet, tous ces enjeux sont politiques et ne doivent pas rester soumis à la bonne volonté des régulateurs. A terme, il nous faudra des agences européennes dotées de pouvoirs étendus,
pour que la même règle soit appliquée de la même façon par tous.
Cessons d'opposer "finance" et "économie" dans le débat public. L'Europe
doit se doter d'une armature financière solide et implacable à l'égard des dérives possibles du système et des abus de marché. C'est indissociable d'une Europe plus intégrée, plus solidaire, plus
politique. Par là, nous bâtirons une Europe de la confiance, au coeur des choix que les électeurs auront à faire le 7 juin.
Jean-Pierre Jouyet est président de l'Autorité des marchés financiers et ancien secrétaire d'Etat chargé des affaires européennes.
Article paru dans l'édition du 27 mai 2009 du quotidien Le Monde