Interrogations préalables à l'établissement d'un ‘concept stratégique global’ pour la politique de Sécurité de l'Union européenne
Alors qu'ils participent activement aux travaux de transformation de l'OTAN ainsi qu'à ceux attachés à
la réforme de son 'concept stratégique', les membres européens de l'Alliance atlantique qui sont également membres de l'Union européenne n'ont pas jugé nécessaire de doter la toute jeune
politique de Sécurité de l'Union européenne d'un véritable ‘concept stratégique', se contentant d'un accord politique sur un document établissant les termes de référence d'une
'stratégie européenne de sécurité', sans s'être pour autant posé toutes les interrogations requises avant de procéder à de tels exercices.
Si l'autonomie politique et l'autonomie stratégique de l'Union européenne demeurent effectivement des objectifs communs à ces Etats, peut-être
envisageront-ils un jour de travailler ensemble à l'établissement d'un concept stratégique pour la politique de Sécurité de l'Union.
Si tel est le cas, ils devront alors s'employer à répondre collectivement, avec méthode, à un certain nombre de questions préalables relatives à
la refondation de la sécurité en Europe, et notamment de la 'sécurité européenne' :
- Que recouvrent les enjeux et les ambitions attachés à l'émergence d'une requête, à la manifestation d'une volonté, au plein exercice et à la préservation d'une
double autonomie politique et stratégique de l'Union européenne ?
- Quelle conception de la Sécurité l'Union européenne
doit-elle proposer pour atteindre ses objectifs politiques, stratégiques et sécuritaires ?
- Quels
impacts peut avoir l'établissement d'une telle posture de Sécurité sur l'évolution du contenu des politiques internes et externes de l'Union européenne, d'une part, et, d'autre part, sur sa
relation avec son environnement international ?
- Dans quel cadre,
et par quelles voies, l'Union européenne entend elle construire l'adhésion de ses citoyens aux réponses qu'elle entend apporter aux interrogations précédentes
?
Chacune de ces 4 questions recouvrent un certain nombre d'autres tout aussi fondamentales que je soumets ci-après à la sagacité du lecteur.
1 - Que recouvrent les enjeux et les ambitions attachés à l'émergence, au plein exercice et à la préservation d'une double autonomie politique et stratégique de l'Union européenne
?
Q1 : Parmi les facteurs qui
détermineront les grandes lignes de force des contextes stratégique, sécuritaire, écologique, démographique et économique des 30 prochaines années, quels sont ceux qui, du point de vue de
l'Union, affectent ou, a contrario, concourent à renforcer les dynamiques régionales et internationales dédiées à la Stabilité stratégique, à la Paix, à la Sécurité internationale, à la
Stabilité et à la Sécurité régionales, autant qu'à la réalisation des grands objectifs politiques de l'UE à l'intérieur comme à l'extérieur de ses frontières ?
Q2 : Où en est l'Union s'agissant de sa politique de Sécurité ? Quels
sont ses objectifs politiques, stratégiques et sécuritaires ? Parmi les facteurs précédents, quels sont ceux qui pourraient justifier et légitimer, aux yeux des Européens, d'une part, et de
tiers, d'autre part, une revendication de double autonomie politique et stratégique de la part de l'UE ? Sur quelle(s) conception(s) de l''autonomie' et de la ‘solidarité' les Etats membres de
l'UE peuvent-ils s'accorder ?
Q3 : Les Etats membres sont-ils prêts à permettre à l'Union d'agir, en
leur nom et à leur place, là où des enjeux de souveraineté nationale, de sauvegarde d'intérêts nationaux d'ordre stratégique, ou tout simplement un statut particulier au sein du Conseil de
Sécurité des Nations Unies, les ont conduit à privilégier jusqu'ici d'autres formules ? Pour servir quels objectifs consentiraient-ils une telle évolution ? Dans quels délais ? Dans quelles
limites ?
Q4 : Les Etats membres sont-ils prêts à agir, d'une part, et à permettre
à l'Union d'agir, d'autre part, en vertu d'une « Raison d'Union » aussi prégnante et tangible qu'indescriptible, comme ils le font, parfois, en vertu d'une « Raison d'Etat » ? Une telle « Raison
d'Union » pourrait-elle alors être opposable à la « Raison d'Etat » de ses Etats membres ? En vertu de cette « Raison d'Union », les Etats membres sont-ils prêts à lui permettre d'agir en dehors
du cadre esquissé par les résolutions adoptées par le Conseil de Sécurité des Nations Unies, en vertu notamment des dispositions des articles 52 et 107 de la Charte des Nations Unies ? Si tel est
le cas, pour servir quels objectifs ? A partir de quelle construction politique et institutionnelle ? Selon quelles modalités ?
Q5 : Dans quelle mesure la primauté de l'engagement de l'UE dans la voie
du multilatéralisme, les partenariats stratégiques qu'elle a d'ores et déjà établis, les alliances ou les accords de Sécurité et/ou de Défense auxquels ont souscrit ses Etats-membres (entre eux
ou avec des tiers) limitent-ils ses choix propres et/ou l'exercice - en responsabilité - des fonctions qui garantissent son autonomie sur les registres politique, stratégique et sécuritaire ?
L'Union peut-elle se contenter d'attendre des institutions et organisations multilatérales qu'elles dégagent des voies nouvelles ? En particulier, les évolutions structurelles - sans cesse
différées - des institutions internationales (ONU, OSCE, ...) et l'adoption d'un concept stratégique propre à l'OTAN sont-ils susceptibles de peser sur l'effectivité de cette autonomie
?
2 - Quelle conception de la Sécurité l'Union européenne doit-elle proposer pour atteindre ses objectifs politiques, stratégiques et sécuritaires ?
Q6 : L'Union considère-t-elle que la ‘Stratégie européenne de Sécurité',
la Charte de Sécurité européenne de l'OSCE et le Concept stratégique de l'OTAN proposent des réponses et parades appropriées à la nature réelle des défis stratégiques et des défis pour la
sécurité du debut du XXIè siècle ? Comment envisage-t-elle d'agir pour dégager plus clairement la spécificité et les exigences de son dessein ? Sur quelle assise conceptuelle entend-elle
construire les solidarités indispensables à un traitement efficace des questions soulevées par les risques, les vulnérabilités et les menaces les plus variés qui peuvent mettre en péril ces
finalités premières de son action ?
Q7 : Quelles exigences internes et quelles contraintes externes
commandent à l'Union de concevoir, asseoir et mettre en application une conception de la Sécurité qui lui serait spécifique ? A quels types de leviers l'Union devrait-elle faire appel pour
concevoir, asseoir et mettre en application une telle conception de la Sécurité tant en son sein, qu'à ses marches, et au travers de ses engagements internationaux ? Quelle place l'UE
devrait-elle réserver à une conception spécifiquement européenne de la Sécurité intérieure dans l'établissement d'un concept stratégique global pour sa politique de Sécurité ?
Q8 : Quelles sont les fonctions stratégiques requises pour garantir
l'effectivité, l'efficacité et la crédibilité d'une telle conception de la Sécurité ? Autour de ces fonctions stratégiques, l'Union devrait-elle se définir un concept stratégique unique (et
global) ou, a contrario, un ensemble de concepts stratégiques articulés chacun sur une problématique précise (aspects internes, aspects externes, aspects globaux) ? Dès lors, à quels
types d'instruments l'Union devrait-elle faire appel pour remplir l'ensemble des fonctions identifiées ci-avant aux niveaux d'effectivité et d'efficacité qu'elle s'est fixés ?
Q9 : En regard des risques et menaces de tous types qui pourraient mettre
en péril sa propre Stabilité interne (comme celle de son voisinage), l'Union envisage-t-elle de recourir aux principes et modes d'action qu'elle a retenus pour les missions de Petersberg qu'elle
mène en dehors de ses frontières ? « La vision normative de l'Union (valeurs, Constitution, droits fondamentaux) peut-elle [doit-elle] être opposée aux impératifs politico-militaires,
lesquels sont là d'abord pour soutenir et protéger, tout en pouvant aider à la diffusion soft et subtile de la première, sans qu'il soit question d'un impérialisme démocratique imposé
prioritairement par la force ? L'absence de moralisme messianique européen reste[-t-il] le garde-fou principal pour garantir la maîtrise éthique de l'usage de la force et la définition des
engagements préventifs ? » (Cf. André Dumoulin in « La sémantique de la ‘stratégie' européenne de sécurité - Lignes de forces et lectures idéologiques d'un
préconcept », Annuaire français de relations internationales, La Documentation française, 2005, volume VI (2005) p. 643 ).
Q10 : L'Union accepte-t-elle de voir se transformer (à défaut de
participer à transformer) la ‘lutte' contre le terrorisme en ‘guerre' contre le terrorisme, et la ‘lutte' contre la prolifération des armes de destruction massive en ‘guerre' contre la
prolifération des armes de destruction massive ? Si quel est le cas, pour quels objectifs et sous quelles conditions ?
Q11 : L'Union a inscrit dans ses grands objectifs politiques de projeter
la Stabilité au-delà de ses frontières. Dispose-t-elle aujourd'hui d'une évaluation suffisamment étayée des tentatives engagées à cette même fin par d'autres puissances, par des organisations
internationales ou par elle-même, dans le cadre d'un mandat des Nations Unies, ainsi que d'une vision stratégique suffisamment étayée sur le long terme, pour poursuivre l'approfondissement de la
PESC (y inclus, de la PESD) et de l'action extérieure de la Communauté dans cette direction ? Quelle légitimité l'Union peut-elle avoir pour mener, sous mandat de l'ONU, des missions relatives à
l'établissement d'un Etat de droit quand certains de ses Etats-membres sont régulièrement condamnés par sa propre Cour de Justice ou par la Cour européenne des Droits de l'Homme pour manquements
graves à leurs obligations en la matière ?
Q12 : Les instruments « défensifs » de la nouvelle stratégie commerciale
proposée par la Commission européenne comme les appels réitérés à l'instauration d'un espace économique commun entre les deux rives de l'Atlantique Nord - dans le cadre de la « Transatlantic
Economic Initiative » qui vise l'élimination des obstacles non tarifaires aux échanges - sont-ils de nature à permettre la concrétisation durable des préférences collectives comme l'affirmation
de cette identité et de cette autonomie européennes demandées de plus en plus expressément par les citoyens de l'Union ?
3 - Quels impacts peut avoir l'établissement d'une telle posture de Sécurité sur l'évolution du contenu des politiques internes et externes de l'Union européenne, d'une part, et, d'autre
part, sur sa relation avec son environnement international ?
Q13 : La ‘Stratégie européenne de Sécurité' est-elle amenée à évoluer ?
Sur quelle base conceptuelle ? Selon quel processus ? Dans quels délais ?
Q14 : L'établissement d'un concept stratégique européen pour la politique
de Sécurité serait-il susceptible d'avoir des impacts sur les postures nationales de sécurité (y compris en matière de doctrine) ? Des évolutions de ces postures nationales sont-elles nécessaires
? Sont-elles possibles ?
Q15 : Quels impacts pourrait avoir l'établissement d'un tel concept
stratégique sur :
- l'évolution institutionnelle de l'Union ?
- sa posture lors des négociations internationales ?
- sa politique de voisinage ?
- son processus d'élargissement ?
- les développements et réformes ultérieurs des institutions internationales et multilatérales ?
- l'évolution de l'Alliance atlantique ?
Q16 : Dans quels champs, pour quels objectifs et sous quelles conditions,
l'Union pourrait-elle décider de recourir exclusivement, ou préférentiellement, aux instruments multilatéraux ? Quels sont les impacts possibles de tels recours sur le niveau d'autonomie de
l'Union, à court, moyen et long terme ?
Q17 : Dans quels champs, pour quels objectifs et sous quelles conditions,
l'Union pourrait-elle décider de recourir exclusivement, ou préférentiellement, à des instruments qui lui seraient spécifiques ?
Q18 : Pour quels objectifs, et sous quelles conditions, l'Union
pourrait-elle ne pas limiter son registre d'intervention à un traitement exclusivement pacifique des différends ?
Q19 : Dans quelles conditions et selon quels processus (observation /
évaluation - analyse / décision / engagement opérationnel) l'Union serait-elle prête à se dégager des obligations inhérentes au respect scrupuleux des dispositions du droit international
(Traités, Conventions, ...) et/ou des décisions prises dans le cadre du système multilatéral ?
Q20 : Les partenariats stratégiques contractés par l'Union appellent-ils
des aménagements ? Devrait-elle y inclure des éléments de conditionnalité ayant trait à des enjeux sécuritaires ? Entend-t-elle y inclure, dans un avenir proche, des dispositions contraignantes
assorties d'un régime de sanctions approprié en cas de défaillance grave d'une Partie contractante susceptible de contrevenir à la concrétisation de ses objectifs politiques, sur le triple
registre stratégique, sécuritaire et économique ? Si tel n'est pas le cas, selon quels principes politiques, éthiques ou juridiques, et à quelles fins l'Union pourrait-elle entreprendre de
renoncer à faire appel à de telles dispositions ?
Q21 : Quels éléments pourraient justifier, le cas échéant, l'adoption et
la mise en œuvre de mesures revêtant un caractère d'exception (telles que la suspension ou la rupture, partielle ou totale, d'un partenariat stratégique, ou encore l'engagement de l'Union dans
des actions non totalement conformes - voire contraires - aux décisions des institutions internationales, aux engagements contractés et/ou au droit international ) ?
Q22 : Les stratégies nationales déployées par les Etats-membres pour
garantir la sécurité de leur approvisionnement en ressources stratégiques et/ou vitales (biens agro-alimentaires, énergies fossiles, eau, matières premières critiques, ...) peuvent-elle converger
vers des stratégies communes à un horizon « raisonnable » ? Si tel est le cas, une évolution à cette fin de la ‘Stratégie européenne de Sécurité' devra-t-elle être opérée ? Sera-ce suffisant
?
Q23 : Dans quel contexte de crise, et dans quelles limites, l'Union
pourrait-elle demander à ses citoyens de consentir à une restriction - partielle et conjoncturelle - des libertés et des droits fondamentaux inscrits au patrimoine communautaire ? Sur quelle
assise institutionnelle et politique envisagerait-elle alors de fonder une telle posture ? Selon quels principes politiques, éthiques ou juridiques, à quelles fins et selon quels critères l'Union
pourrait-elle entreprendre de discriminer les candidats à l'asile ou à l'immigration à l'intérieur de ses frontières ?
4 - Dans quel cadre, et par quelles voies l'Union européenne entend elle construire l'adhésion de ses citoyens aux réponses qu'elle entend apporter à l'ensemble des interrogations précédentes
?
Q24: Qui est légitimement fondé à apporter les réponses à l'ensemble des
interrogations précédentes ? Via quel processus politique ?
Q25 : Dans quel cadre, et par quelles voies l'Union entend-elle
construire l'adhésion de ses citoyens aux réponses qui pourraient alors y être apportées ?
Q26 : Les Etats membres sont-ils prêts à instaurer une Union politique et
citoyenne à même d'embrasser l'ensemble des enjeux de Sécurité auxquels l'Union est désormais confrontée ? Sont-ils prêts à consolider l'identité de l'Union sur un socle de principes, de valeurs
et d'initiatives articulés sur des enjeux collectifs de Sécurité qui leur sont communs ? Sont-ils prêts à donner plus de substance et de force à la citoyenneté de l'Union ? Sont-ils prêts à doter
l'Union d'une Constitution ?
Comme nous y invite Vaclav Havel, les réponses qui devront être apportées tant aux interrogations qu'aux limites mises en perspective supra garantiront d'autant plus de légitimité et d'efficacité
à l'action de l'Union « qu'elles auront puisé leur souffle dans la profondeur d'une conscience et d'un imaginaire européens qui ont traversé les grandes fractures de l'histoire du continent
par-delà les frontières mouvantes des Etats » (Cf. l'allocution que V. Havel a prononcée devant le Sénat français le 3 mars 1999 alors qu'il était Président de la République
tchèque).
Quelqu'elles soient, elles offriront un éclairage utile quant aux intentions qui
ont pu motiver l'introduction de certaines dispositions ambiguës dans le Traité de Lisbonne, ainsi que l'absence dans ce traité de mentions ou de références explicites à des
notions aussi fondamentales que : Union politique, identité de l'Union, souveraineté de l'Union, autonomie de l'Union, partenaire stratégique de l'Union, concept stratégique de
l'Union, enjeux globaux de sécurité pour l'Union, système de sécurité de l'Union, objectifs de sécurité de l'Union, garanties de sécurité de l'Union, mesures de confiance, sécurité
européenne, .... ainsi que, "the last but not the least", stratégie européenne de sécurité !
Il eût été indubitablement préférable, et responsable, que les Etats européens membres de l'Alliance atlantique se les soient posées ensemble avant
de s'engager individuellement dans le périlleux exercice de transformation de l'Alliance.
NB : Cet article a été publié une première fois sur ce blog en 2009.