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Publié par Patrice Cardot

Les institutions de l'Union comme les Etats qui la composent doivent s'interroger sur les processus et le cadre d'action au moyen desquels ils conduiront l'Union dans une dynamique d'intégration politique sur les registres stratégique et sécuritaire.
Les travaux collectifs sur lesquels s'appuie le présent article ont permis d'établir que la dynamique de l'Union qui vise à créer les conditions d'une telle intégration, y compris par la voie de la différenciation, se heurte à de multiples obstacles qui en révèlent les limites.
Il est à craindre en effet que l'Union éprouve encore longtemps des difficultés aussi bien politiques que structurelles pour se constituer en autrechose qu'un « espace politico-économique normatif et idéel » (ce sentiment étant très largement partagé tant au sein qu'à l'extérieur de ses frontières) ; un espace dont la finalité première semble ne se limiter qu'à l'expérimentation d'un modèle de gouvernance régionale et de prescription de normes applicables à lui-même et ayant vocation à inspirer la dynamique de réforme continue du système de gouvernance internationale. Ce sentiment se nourrit - autant qu'il les alimente en retour - des effets néfastes d'un certain nombre de facteurs sur la performance effective de l'Union en matière de Sécurité.
Afin que le lecteur puisse mieux en percevoir la dynamique pernicieuse sur l'efficacité autant que sur la crédibilité de l'Union en matière de Sécurité, il est proposé ci-dessous une grille de lecture synthétique de ces facteurs qui procède d'un regard essentiellement sociocritique.
   

Aux yeux du citoyen, l'UE ne semble pas en mesure de refléter et de consolider un modèle de Sécurité qui soit le reflet des aspirations individuelles et collectives qui s'expriment au travers de la démocratie libérale, sous ses formes représentative et participative

L1 - Le citoyen de l'Union ne se reconnaît pas spontanément dans le contenu sécuritaire encore incomplet et incertain du projet politique européen. Cette absence de sentiment de « co-ownership » provient en grande partie de la combinaison des éléments suivants :

  - un sentiment de décalage entre, d'une part, les aspirations sociétales et éthiques de la majorité des Européens à « plus et mieux d'Europe » dans les domaines où les réponses publiques aux grands défis sécuritaires ne sauraient être enfermées dans des logiques territoriales , et, d'autre part, les réponses issues de processus de décision qui laissent aux Etats la possibilité de préférer des solutions nationales à des solutions communes alors qu'il s'agirait plutôt « d'organiser le réflexe européen de solidarité, un réflexe attendu tant à l'extérieur qu'à l'intérieur de l'UE » ;

  - il est difficile au citoyen de prendre toute la mesure des efforts que l'UE déploie pour maintenir sa compétitivité, améliorer le fonctionnement et assurer la protection de son marché intérieur, créer les conditions d'un développement durable, ou améliorer sa performance compétitive dans les domaines de la monnaie, de la défense commerciale ou de la recherche ;

  - le processus d'élargissement, qui s'est déroulé sans qu'à aucun moment le citoyen de l'Union n'ait été sollicité, emporte avec lui son cortège d'angoisses collectives, de risques et de menaces pour la Stabilité et la Sécurité à l'intérieur de l'Union (déséquilibre stratégique, corruption quasi institutionnalisée dans certains Etats membres, criminalité organisée transfrontalière, mouvements séparatistes internes ou transfrontaliers, etc.) comme à son voisinage (Balkans occidentaux, etc.) ;

  - le citoyen, comme ceux qui sont en charge de les mettre en œuvre ou de contrôler leur application, ne s'approprie désormais le Droit que de manière aléatoire en raison d'une surproduction de codifications législatives et réglementaires, y compris dans les matières intéressant la Sécurité ; une telle situation participe à produire une insécurité juridique fortement préjudiciable à la crédibilité et à l'efficacité de l'Etat de Droit au sein de l'UE ;

  - alors qu'ils perçoivent une certaine consolidation- voire même une certaine institutionnalisation - de la corruption au sein de l'Union et des Etats de son voisinage appelés à l'intégrer, qu'ils sont victimes d'une augmentation à la fois des atteintes aux personnes et des biens, de la criminalité liées aux technologies de l'information et de la communication (virus, atteinte à la protection de la confidentialité des données personnelles transmises lors des transactions commerciales sur Internet, espions - spy -, etc.), et qu'ils constatent l'incapacité de leurs Etats à juguler la grande délinquance financière, les citoyens de l'Union éprouvent, pour une grande partie d'eux, le sentiment que les enjeux internes de la Sécurité (c'est-à-dire ceux qui sont attachés à l'ensemble des défis de Sécurité qui sont posés à l'UE à l'intérieur de ses frontières) ne mobilisent pas les acteurs compétents - notamment le personnel politique et les magistrats - autant que ses enjeux externes ; et ce, quand bien même ils observent avec satisfaction leur mobilisation dans la lutte contre le terrorisme international, et dans une moindre mesure, dans la lutte contre certains aspects de la criminalité organisée, de la lutte contre la drogue, et de la lutte contre l'immigration clandestine.

  - la différenciation des statuts institutionnels des différentes stratégies européennes à finalité sécuritaire explicite ou implicite dans les domaines de la lutte contre le terrorisme, de la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive, du développement durable, de la sécurité d'approvisionnement énergétique, etc. définies soit à l'initiative du Conseil, soit à celle de la Commission, rend illisible par le citoyen la place qu'occupe réellement l'Union dans la conception comme dans la mise en œuvre de telles initiatives ;

  - la professionnalisation rapide des armées qui a été opérée dans certains Etats membres a contribué à entamer non seulement la vitalité, mais la préservation de « l'esprit de défense » autant que la capacité d'engagement du citoyen au service de la sauvegarde de l'intérêt général et du bien collectif au sein de sa Nation d'appartenance ; en même temps, elle a rendu à la fois plus complexe et plus aléatoire l'identification du citoyen à son Etat ;

  - la propension nouvelle de certains Etats membres de l'Union à promouvoir un discours et une dynamique sécuritaires articulés sur le ‘risque-zéro' et/ou sur la ‘tolérance-zéro', par les excès et les dérives auxquels elle conduit parfois dans la vie quotidienne, concourt à rendre impopulaire certains volets de l'action sécuritaire ; en même temps, elle favorise le repli sur soi, le sentiment d'une atteinte injustifiée au libre arbitre, la propension à la méfiance ainsi qu'à une réticence sans cesse plus grande à l'égard de la prise de risque (ce qui vient en totale opposition vis-à-vis des ressorts d'une économie sociale de marché et d'un système démocratique qui se définissent comme libéraux et porteurs de solidarité, d'épanouissement et de progrès). Le fait qu'une telle posture ne soit par partagée par l'ensemble des Etats membres participe à renforcer chez les citoyens de l'Union le sentiment de leur inégalité devant la Sécurité, la Liberté et la Justice.

La dynamique sécuritaire de l'UE est en proie à de nombreux dilemmes qui tiennent à des choix - ou à des non choix - politiques, institutionnels, conceptuels ou doctrinaux contestables

L2 - L'UE ne parvient pas à tirer véritablement parti, au niveau international, de la réserve de puissance qui lui confèrent, de facto, le statut d'Etat nucléaire dont jouissent la Grande Bretagne et la France, la capacité d'influence, le rayonnement politique et culturel et les moyens militaires dont elle dispose au travers de ses Etats membres, comme les entreprises stratégiques dont les actifs les plus critiques sont installés sur leur territoire et qui sont placées sous leur contrôle, ou tout au moins, sous leur tutelle.

Cela tient en grande partie : à l'absence de véritable cohésion politique entre les Etats membres sur les grands dossiers politiques , à l'importance du montant comme à la structure de leur endettement public, à l'abandon de certains actifs ou de certaines activités stratégiques à des tiers non membres de l'UE, et à la dépendance croissante de l'UE vis-à-vis de ressources stratégiques qui se raréfient au point de devenir la source et/ou l'objet de tensions particulièrement fortes sur les marchés internationaux où elles sont échangées comme sur les lieux de leur exploitation et de leur transport.

L3 - Le concept de « Sécurité et Défense » - qui est apparu, au sein de l'UE, lors de l'émergence de la PESD - induit un certain nombre d'ambiguïtés quant aux cadres institutionnel et juridique au sein desquels l'UE entend inscrire son action sécuritaire ; alors que de toute évidence, pour l'UE, ces cadres diffèrent selon la nature de l'insécurité, son intensité, la nature de sa cible (militaire, institutionnelle, civile, ...), le lieu où elle s'exerce (à l'intérieur ou à l'extérieur de ses frontières), la nature de l'impact qu'elle occasionne (impact local, régional, national, transfrontalier, européen, international) et la forme de la réponse à y apporter (garanties de Sécurité négatives ou positives, mesures de confiances ; recours aux instruments judiciaires, économiques, militaires, etc.).

En outre, quand bien même son recours a rendu possible l'adhésion pleine et entière à la PESD d'Etats membres jusqu'ici enclins à une certaine neutralité dans les relations internationales, la prééminence, dans la traduction doctrinale d'un tel concept, des modes d'action privilégiant les formules excluant l'engagement de l'UE dans des opérations de haute intensité militaire, si elle était appelée à être confirmée, voire même renforcée, pourrait fragiliser tout processus qui viserait à la définition progressive d'une politique européenne de Défense commune.

L4 - Le point précédent renvoie à la question essentielle de l'identité physique de l'UE, et donc de ses frontières extérieures. Or, le processus d'élargissement de l'UE, qui est étroitement corrélé à celui de l'OTAN, en repoussant indéfiniment la détermination des frontières définitives de l'Union, rend particulièrement complexe la recherche des solutions appropriées non seulement aux questions soulevées par leur défense, mais également à celles soulevées par la capacité de l'UE à se soustraire à une dépendance vis-à-vis de l'OTAN pour garantir la Sécurité de son propre territoire.

L5 - Le document établissant la ‘stratégie européenne de Sécurité' est à l'origine de dilemmes qui tiennent à la fois :

  - à son positionnement quasi exclusif sur le registre politico-identitaire, c'est-à-dire à l'amont du registre stratégique et en laissant de côté les registres doctrinal et opératoire (l'objet même d'une stratégie),

  - à la pluralité des lectures idéologiques et des interprétations qui peuvent en être faites,

  - à l'absence de prescriptions claires quant aux règles de préséance qui prévalent entre les différents organes multilatéraux aux décisions desquelles l'action de l'Union comme celle des Etats membres semblent devoir rester suspendues,

  - à l'absence de clarification quant aux hiérarchies entre les différentes catégories d'intérêt et, partant, quant à l'architecture politique qui permettra de déterminer les priorités et de régler les différends éventuels entre l'UE et ses Etats membres en cas de conflits d'intérêts,

  - à l'absence d'indications quant à la nature des cadres politiques, opérationnels et doctrinaux ainsi qu'à celle des garanties de Sécurité - positives ou négatives -, des mesures de confiance et des mesures de réassurance sur lesquels doit reposer l'action sécuritaire de l'Union à l'intérieur de ses frontières,

  - ainsi qu'à l'absence d'une vision commune du long terme ; absence qui a eu notamment pour effet d'interdire la définition commune d'objectifs capacitaires au-delà du court terme, et de ce fait, de rendre improbables les indispensables initiatives communes en matière d'orientation, de planification et de programmation sans lesquelles les entreprises de Sécurité et de Défense ne peuvent engager de nouveaux programmes d'équipements.

L6 - Le rapprochement des doctrines militaires de la plupart des Etats membres de l'Union du nouveau corpus doctrinal de l'OTAN - au travers du processus de « Transformation » - s'est opéré sans qu'aient été examinés de manière suffisamment approfondie ni les effets potentiels de telles réformes sur l'autonomie et l'affirmation politiques de l'UE, à terme, ni l'adéquation de ce corpus doctrinal aux réponses que l'UE entend apporter aux défis posés à sa Défense ; et ce, dans un cadre politique réellement approprié à la conduite de tels exercices.

L7 - Telle qu'elle ressort des programmes de Tempere et de La Haye, la dynamique de l'EJLS, qui repose sur un socle de concepts et de principes semblables pour la plupart à ceux attachés à la conception régalienne classique de la Sécurité, ne favorise pas encore une prise en compte spontanée et systématique des demandes sociétales relatives à une meilleure articulation de la Sécurité et du Développement durable ; ce qui exigerait de ré-impliquer l'individu au cœur des dynamiques d'action selon une conception de la Sécurité conciliant les objectifs et les modes d'action de la ‘Sécurité régalienne' et ceux attachés à la ‘Sécurité humaine' . Par ailleurs, elle pâtit des lacunes résultant de l'absence d'accords - notamment bilatéraux - de Sécurité entre la plupart de ses Etats-membres.

L8 - Plus globalement, aucun cadre n'existe aujourd'hui qui permette de formaliser au niveau de l'Union, du triple point de vue doctrinal, fonctionnel et institutionnel, le concept de ‘Sécurité globale' ; alors que cette approche émerge au niveau mondial depuis que les socles sécuritaires nationaux ont été conduits à évoluer en agrégeant autour d'eux de nouvelles catégories sécuritaires (diplomatie, justice, police, environnement, énergie, santé, alimentation, commerce, économie, monnaie, développement, immigration, etc.) ainsi que des éléments strictement militaires, peu de « think tanks » européens se sont impliqués dans une dynamique de conceptualisation « européano-centrée » de cette nouvelle donne importante du débat stratégique.

L9 - La multiplication indéfinie, au sein de l'UE, des instances (Comités, Groupes, etc.) et organes (Agences de l'Union, agences communautaires, etc.) en charge des questions relatives à la Sécurité ou ayant des implications en la matière, constitue une difficulté supplémentaire pour garantir la cohérence globale de l''action sécuritaire' de l'Union en l'absence d'une véritable politique globale de Sécurité.

Cette difficulté est accentuée en raison du fait que certaines activités confiées à des organes placés sous l'autorité exclusive du Conseil et/ou du Haut Représentant pour la PESC pâtissent de leur enclavement à la fois dans le cadre intergouvernemental et dans les domaines diplomatique et militaire alors même que leur traitement devrait s'inscrire dans une dynamique à la fois plus intégrée et plus globale.

Cette situation a déjà produit des effets néfastes sur l'effectivité dans la durée des décisions du Conseil, notamment lorsqu'elles se voient annuler par le Tribunal de grande instance des Communautés européennes, comme ce fut récemment le cas avec l'Arrêt pris dans l'affaire T-228/02 annulant, conformément à la requête déposée par l'OMPI - Organisation des Moudjahidines du Peuple d'Iran, la décision du Conseil établissant une position commune ordonnant le gel des fonds des personnes et entités inscrites sur une liste établie à la seule initiative du Conseil, conformément aux termes d'une résolution du Conseil de Sécurité des Nations Unies (en date du 28 septembre 2001) appelant à bloquer les avoirs financiers des organisations et personnes qui tentent de commettre ou sont susceptibles de commettre des actes de terrorisme . Un tel arrêt met clairement en perspective la nature des difficultés que rencontre l'Union lorsque le Conseil réuni dans une formation diplomatique prend des décisions dont la portée juridique (qu'il s'agisse de la substance de la décision ou de la procédure suivie) contrevient le droit communautaire à la constitution duquel il fut partie prenante, dans une autre formation, en qualité de co-législateur.


NB : Pour la seconde partie de cet article, voir : Les limites actuelles de la dynamique de l'Union européenne relative à la Sécurité (2)

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