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Publié par Patrice Cardot

Il n’est pas nécessaire de décrire en détail les symptômes d’affaiblissement de l’ambition collective qu’a représentée jusqu’à un passé récent la construction politique de l’Europe. Les signes en sont évidents et se sont accumulés depuis une décennie. On ne peut que les citer sommairement et les analyser pour chercher comment peut survenir un rebond.

Le plus préoccupant est la distance politique qui s’est élargie entre le centre de décision que représente le nom de Bruxelles et les perceptions des centaines de millions de citoyens européens au nom – et en principe dans l’intérêt – de qui s’élaborent et finalement se prennent lesdites décisions.

L’Europe de ces dernières années semble à beaucoup non seulement éloignée (ce qui est inévitable, comme aux États-Unis le nom de Washington symbolise cet éloignement) mais, plus en profondeur, déconnectée de leurs demandes et de leurs problèmes. Les expressions dispersées de tous ceux qui ont vocation à parler en son nom ne semblent plus faire sens, ni se rattacher à un projet vivant.

Dans la vie civique de chacune de nos nations, l’objectif si souvent affiché de « plus d’Europe » n’est plus partagé ; il n’est énoncé, par des acteurs qui y croient, ou se sentent tenus de sembler y croire, que par fidélité à un engagement ancien, et sans nourrir d’illusion sur l’accueil populaire d’un tel appel. Il n’est alors exprimé que comme un rite destiné à contourner des contraintes et rarement assorti de propositions opératoires ouvrant un débat réel. Un « souverainisme » résigné ou méfiant donne le ton aux quatre coins du continent et semble signer un arrêt de l’espoir européen.

Si l’on cherche à classer les facteurs qui ont conduit à ce fort détachement, l’explication première est indéniablement économique. Depuis dix ans,l’Europe, collectivement – avec des exceptions positives dans certains pays ou ensembles régionaux, équilibrées par des poches de dépression –, enregistre une croissance faible : moins de 1,5 % annuel entre 2000 et 2010 pour l’ensemble de l’Union européenne (UE). Cette situation frustrante contraste à la fois avec les signes frappants de la croissance des pays émergents les plus en vue et avec une dynamique passée que beaucoup d’Européens, sans se pencher sur les statistiques, avaient enregistrée au long des décennies dans leurs conditions de vie et leurs mentalités.

L’impact de ce relatif échec sur la vie de nos sociétés, sur la vie de ce qui est aussi notre société européenne, se mesure bien sûr par le chômage et le sous-emploi. La montée de ce mal social est déjà frappante quand on observe les données globalisées de l’emploi. Mais ses effets sociétaux vont plus loin. Le terme de précarisation les résume sommairement. Ce sont non seulement les emplois les moins qualifiés, ou ceux des secteurs les plus concurrencés, qui disparaissent, mais de proche en proche une masse toujours plus étendue d’actifs, salariés ou indépendants, qui se sentent menacés et qui éprouvent un stress croissant dans leur activité professionnelle.

La promesse d’une croissance à peu près régulière, apportant à chacun sa part de progrès, n’est plus tenue.

Comment s’exprime l’inquiétude

L’état défavorable de l’économie européenne alimente depuis des années une masse de commentaires, parfois hâtifs, sur « l’Europe dépassée par la mondialisation et sclérotique face au tonus irrésistible des économies émergentes ». Sans débattre ici du bien-fondé de cette appréciation, martelée dans certains milieux économiques, retenons son versant politique, qui domine les perceptions de millions d’Européens. Chez les salariés du bas de l’échelle, chez beaucoup d’actifs qualifiés aussi, s’est imposée l’idée d’une Europe vouée à passer sous le rouleau compresseur de la concurrence internationale.

Ce pessimisme devenu lieu commun génère déception, voire ressentiment, notamment chez les citoyens des générations de la maturité, qui regardent cette évolution comme un reniement du projet central de l’Union européenne. Faite pour construire un espace unique de production et d’échanges stimulant la croissance de ses membres, elle est devenue à leurs yeux une « zone ouverte à tous vents, où les producteurs émergents sans protection sociale ni règles environnementales viennent détruire des emplois européens ».

Cette représentation est certes sommaire, et l’on conviendra aisément que de larges variations la diversifient selon les nations. Toutefois, même dans les pays dont la compétitivité hors prix a pu sauvegarder les parts de marchés, et dans ceux où les mentalités collectives sont les plus favorables aux échanges ouverts, s’exprime la perception d’une Europe manquant à ses responsabilités pour égaliser les conditions de concurrence et assurer un développement industriel et technologique interne suffisamment tonique.

La globalisation fait en Europe des gagnants et des perdants dans toutes les sociétés. La balance n’est pas égale entre eux et l’affaiblissement de la cohésion sociale qui en résulte est un des facteurs lourds de désaffection de larges couches sociales à l’égard de l’Union et de sa capacité à « remplir le contrat » de la prospérité partagée. L’idée d’« Europe sociale », terme vague pour évoquer telle ou telle forme de progrès social issu d’un accord européen, ne trouve plus à se concrétiser.

Transversalement à ces déficits économiques et sociaux, une autre donnée de société vient creuser les écarts de perception entre citoyens européens. Après une période de progrès dans le domaine de la « citoyenneté au quotidien », marquée notamment par le développement maîtrisé de la libre circulation sous le régime de la convention de Schengen, les chocs de poussées migratoires momentanées et les difficultés d’intégration sociale constatées dans plusieurs pays membres viennent fragiliser l’exercice de cette liberté.

Sur ce fond déjà démotivant se développent les controverses de la vie politique. L’éloignement du centre de décision bruxellois et la complexité de ses processus facilitent (sous le vocable doucereux d’« euroscepticisme ») les stratégies d’inspiration nationaliste, qui réclament le retour d’un maximum de pouvoirs au niveau national, stratégies fondées sur la prétendue capacité de chaque nation à relever ces défis économiques et sociaux sans les autres, voire en jouant contre les autres.

S’il ne s’agissait que de mouvements dits populistes éloignés des responsabilités gouvernementales, leur succès persistant dans les choix électoraux serait déjà un facteur d’affaiblissement du sentiment d’appartenance à l’Europe. Mais se portent à leur renfort nombre de rédactions, principalement de presse écrite, appuyant sur les thématiques émotionnelles et les préjugés pour enjôler un lectorat volage. Lorsque se manifeste une différence politique ou économique entre deux pays européens, une bonne part de la presse, d’un côté ou de l’autre, simplifie le débat ou le déforme en le pimentant de titres et de commentaires frôlant la xénophobie pure et simple.

Un autre facteur vient aggraver cette distanciation critique entre les opinions européennes : l’attitude de beaucoup de gouvernants. [...]

 

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