L'Europe prête à durcir les règles anticorruption pour les industries extractives, par Christophe Châtelot (Le Monde)
Groupes miniers et pétroliers souvent accusés d'entretenir corruption et opacité financière dans les pays les plus pauvres mais riches en ressources naturelles et démocratiquement faibles, ont perdu une bataille, mardi 18 septembre, au Parlement européen.
Dans la foulée d'une décision américaine passée relativement inaperçue dans le courant de l'été, les eurodéputés de la commission des affaires juridiques ont adopté un texte très contraignant, qui vise à améliorer la transparence des transactions financières dans les secteurs pétrolier et minier, notamment.
Les Etats-Unis avaient tracé la voie qui devrait faciliter l'adoption définitive des nouvelles règles européennes. Le 22 août, la commission de surveillance des opérations boursières à New York, la SEC, a approuvé un règlement qui a force de loi. Attendu de longue date, il oblige dorénavant les compagnies pétrolières, gazières ou minières cotées à Wall Street à déclarer annuellement toute somme supérieure à 100 000 dollars (77 000 euros) versée pour un projet à un gouvernement, une autorité locale ou une entreprise publique du pays dans lequel elles extraient les ressources.
Cette décision s'inscrit dans le cadre beaucoup plus large de la loi américaine dite "Dodd-Frank" adoptée en 2010 et destinée à réglementer le système bancaire et financier fortement ébranlé par la crise des subprimes. Les règlements de la SEC, combattus pendant deux ans par le puissant lobby pétrolier américain API, avaient, en revanche, été salués comme une avancée majeure par toute une coalition d'organisations de la société civile.
"SECTEURS PARTICULIÈREMENT OPAQUES"
Mardi 18 septembre, à Strasbourg, les eurodéputés sont allés encore plus loin que la SEC. Le seuil retenu de 80 000 euros est globalement le même. "Ce montant n'est rien pour des compagnies de ce genre", a expliqué Françoise Castex, eurodéputée française (PS) membre de la commission des affaires juridiques. En revanche, les eurodéputés ont élargi le champ d'application aux sociétés (cotées en Europe) présentes dans le BTP, les télécoms, les banques ou l'industrie du bois.
Autant de "secteurs particulièrement opaques et qui génèrent des revenus importants en Afrique", note Friederike Röder, de l'ONG ONE France, membre de la coalition internationale "Publiez ce que vous payez" qui se bat depuis dix ans pour que les revenus des industries extractives bénéficient aux populations concernées et pas seulement à l'enrichissement d'une petite élite locale.
La publication de toutes ces informations "vise à faire la lumière sur les revenus générés par l'exploitation des ressources naturelles. [Elle permettra] à près de 1,5 milliard de personnes vivant dans l'extrême pauvreté dans les pays riches en ressources naturelles de demander des comptes à leur gouvernement", se réjouissent, dans un communiqué conjoint, le Secours catholique, Oxfam France, ONE France et CCFD-Terre Solidaire.
Dans les prochaines semaines, le texte des eurodéputés fera l'objet de négociations avec le Conseil européen qui avait adopté, il y a un an, une version beaucoup plus édulcorée des nouvelles règles de transparence financière applicables aux entreprises des Etats membres. "La position du Conseil avait été dictée par les gouvernements britannique et allemand, opportunément conseillés par des multinationales", rappelle un connaisseur du dossier. "Le message du Parlement aux Etats membres est clair : "Revoyez votre copie"", explique Friederike Röder.
"CONCURRENCE DISTORDUE" RÉPONDENT LES PÉTROLIERS
Ce contre quoi ne devraient pas manquer de se battre les groupes pétroliers. "Ces dispositions, tout comme Dodd-Frank, distordent les règles de la concurrence, car elles nous obligent à publier des informations sensibles dont peuvent se servir nos concurrents", souligne Jean-François Lassalle, directeur des affaires publiques France au sein du pétrolier français Total. "Cela revient à révéler la formule du Coca-Cola", résumait, fin août, l'API. Ces règles ne s'appliqueront qu'aux entreprises cotées en Europe ou aux Etats-Unis. "Les compagnies pétrolières nationales ou nombre de celles de pays émergents, qui sont de plus en plus actives à l'export, échapperont à ces règles", remarque M. Lassalle.
Les pétroliers affirment également que les dispositions européennes et américaines violent la souveraineté de certains pays (la Chine et le Cameroun, par exemple) où il est interdit de divulguer certains contrats ou informations financières.
Il y a un an, le patron de Shell, Peter Voser, avait jugé que la loi Dodd-Frank risquait aussi de réduire à néant les efforts de transparence des pétroliers. Il faisait alors référence au processus lancé en 2002 par l'adoption de l'Initiative pour la transparence des industries extractives (ITIE) qui a permis de clarifier certaines transactions dans ce secteur et de réunir autour d'une même table représentants de la société civile, gouvernements et multinationales.
"Pourquoi faire tous ces efforts alors que dans le même temps on vous impose des règles déloyales ?", se demande aujourd'hui Jean-François Lassalle.
"Sauf que l'appartenance à ITIE se fait sur une base volontaire", rappelait, il y a peu à Paris, Marc Ona. Ce Gabonais, coordonnateur de "Publiez ce que vous payez" à Libreville, expliquait alors que certains pays se conforment à l'ITIE tant qu'ils ont besoin de ce label pour défendre leurs dossiers auprès des organisations financières internationales. "Le Gabon, producteur de pétrole, n'a plus besoin du FMI. Plus de FMI, plus de rapport à l'ITIE !", s'inquiétait Marc Ona. "La loi Dodd-Frank et la future loi européenne sont de bonnes nouvelles", concluait-il.
ITIE L'objectif de l'Initiative pour la transparence des industries extractives est d'amener les compagnies pétrolières ou minières à publier le montant des impôts et redevances qu'elles paient aux Etats, et ces derniers à afficher leurs revenus. La confrontation entre ces données est censée mettre au jour les fraudes et les paiements suspects. Une quarantaine de pays ont adhéré à l'ITIE.
80 % des compagnies pétrolières et gazières concernées par la loi Dodd-Frank et la nouvelle réglementation européenne sont soit américaines soit européennes. Quant aux compagnies leaders dans le domaine de l'extraction des matières premières minérales, elles sont en très grande majorité multinationales (les nations impliquées appartenant pour la plupart au Commonwealht) ou russes.