La France est-elle enlisée dans le bourbier centrafricain ? (propos recueillis par Hervé Brusini - Francetvinfo)
En Centrafrique, la confusion règne. Tirs d’origine indéterminée, parfois entre forces africaines de pacification elles-mêmes, panique de la population : l’armée française fait face à une situation qui risque à tout moment de dégénérer.
Trois semaines après le début de l'opération Sangaris en Centrafrique, la plus grande confusion règne sur le terrain. Les anti-balakas (milices d’autodéfense chrétiennes) affrontent toujours les membres de l’ex-rébellion Séléka (musulmans). Et des contingents de la force africaine d'interposition prennent parti pour un camp ou pour l'autre, allant jusqu'à échanger des coups de feu entre eux.
Vincent Desportes, général de division dans l'armée française jusqu'à 2010, est l'un des seuls membres de l'armée à oser parler de façon très directe. Pour francetv info, il met en perspective les derniers évènements et prévient : "Nous sommes au début d’une opération qui va durer longtemps."
Quelle est à vos yeux la situation en Centrafrique ?
Vincent Desportes : Il est clair que nous sommes dans une situation très difficile. La confusion règne. On sécurise quelque part et le feu reprend ailleurs. La France n’est pas arrivée au résultat espéré quand cette opération a commencé le 5 décembre dernier.
En marge de la guerre confessionnelle qui oppose ex-rebelles de la Séléka et anti-balakas, ce sont maintenant les composantes de la force africaine qui semblent se combattre entre elles. Cinq militaires tchadiens ont été tués dans des circonstances très imprécises...
Les nations qui sont intervenues jusqu’à présent sont voisines de la Centrafrique. Ils ont un intérêt certain à stabiliser le pays. Mais d'aucuns sont loin d'être impartiaux. Le Tchad tend à privilégier les musulmans, tandis que le Burundi soutient plutôt les chrétiens.
Il y a deux logiques en présence. D’un côté, des forces qui n’ont pas d’intérêt direct dans la situation sur laquelle ils interviennent, et c’est le cas de la France. De l’autre, il y a les pays voisins qui sont connectés avec tout ce qui se passe en Centrafrique. C’est cette contradiction que nous vivons en ce moment même.
Trois semaines après son démarrage, l’opération Sangaris semble aux prises avec d’énormes difficultés. Que peuvent encore faire les soldats français pour sortir de ce qui devient inextricable ?
La difficulté majeure est que l’une des missions des Français était de restructurer la Misca (Mission Internationale de Soutien à la Centrafrique sous conduite Africaine), actuellement forte de 4 000 hommes. Il s’agissait d’en faire une force opérationnelle qui aurait été appuyée par les Français pour stabiliser et pacifier la Centrafrique. Or, on voit bien que cette force n’est absolument pas opérationnelle. Il n’y a donc qu’une seule vraie force sur le terrain : l'armée française, avec 1 600 hommes. C’est notoirement insuffisant pour assumer tout ce qu’il y a à faire. Une partie de ce contingent doit s’occuper de la sécurisation de l’aéroport. Une autre partie est en ce moment dans le nord-ouest du pays qui est une autre zone instable. Donc à Bangui, il ne reste que quelques centaines d’hommes et ce n’est rien pour une ville d’un million d’habitants. Une ville africaine avec ses dédales, très délicate à patrouiller, à sécuriser. La France n’a donc que deux solutions : soit se retirer ; soit renforcer son contingent. Comme la première option est évidemment impensable, il n’y a pas d’autre solution que d’augmenter notre présence.
Mais jusqu’où et pour combien de temps ? N’est-ce pas là justement, le piège tendu à la France ?
Il y a actuellement 1 600 Français présents en Centrafrique. Je pense qu’il faudrait entre 5 000 et 6 000 hommes et cela dans la durée, un an voire deux ans. Or, il y a une contradiction extrême entre la politique d’intervention française qui est absolument justifiée et les choix qui sont faits en matière de défense. A travers la dernière loi de programmation, on est en train de casser les capacités d’action de la France, en particulier en termes d’action terrestre. Cette guerre-là ne se fait pas avec des drones ou des avions mais au sol, quartier par quartier, maison par maison. Il faut donc des effectifs. Nous sommes presque arrivés au moment où nous ne serons plus capables de faire ce genre d’opération. Cette contradiction entre politique extérieure et choix de défense me rappelle la troisième République, et cela me paraît assez dangereux.
Pour vous, la France est-elle bien confrontée à un risque d’enlisement en Centrafrique ?
Nous sommes au début d’une opération qui va durer longtemps. Les Français sont impatients, poussés qu’ils sont aussi par les médias. Est-ce un bourbier, un piège pour la France ? Je réponds, non. C’est une opération difficile, délicate, qui demande beaucoup d’intelligence de la situation. Mais nous avons une bonne armée. Il est beaucoup trop tôt pour dire que nous sommes enfermés dans un piège. On parle souvent de la Libye. Ce serait l’exemple d’une opération réussie. Mais regardez dans quel état est ce pays. En Centrafrique, nous sommes engagés dans une guerre où le temps des militaires n’est pas celui de l’opinion publique.