Le grand “complot fédéraliste”, par Gabriele Crescente (Presseurop)
Ces dernières semaines, le fiasco de la formule “renflouements + austérité” adoptée jusqu’ici pour traiter la crise de l’euro a
fait émerger une certitude de plus en plus souvent partagée : le seul moyen de maintenir sur pied une union monétaire boiteuse est de la doter des jambes qu'elle n’a pas – à cause, entre autres,
des refus des électeurs, comme lors du rejet du projet initial de Constitution européenne lors du référendum de 2005 en France et aux Pays-Bas – c’est-à-dire d’une union budgétaire et bancaire.
Pour la gouverner, on ne pourrait pas faire l’économie d’une forme plus ou moins aboutie d’union politique. Les Etats-Unis d’Europe, qui, jusque-là, appartenaient à la légende, deviendraient
alors réalité.
Parallèlement, aussi bien sur les blogs que sur des sources plus autorisées, ont commencé à circuler des théories du complot qui
disent en substance ceci : si l’austérité et la crainte d’un effondrement d’un pan majeur de l’économie du continent sont nécessaires pour venir à bout de la résistance des électorats nationaux
et sauter ainsi le pas décisif dans un processus qui traîne depuis près de 60 ans, est-il possible que les élites européennes aient consciemment “géré la crise” de la zone euro en la laissant
s’aggraver pendant près de 4 ans avant de commencer à récolter les fruits de la panique, au son d’une formule tristement célèbre, TINA – “There is no alternative”, il n’y a pas
d’alternative ?
L’historien britannique Niall Ferguson en est convaincu : “Je crois que les artisans de l’union monétaire savaient déjà que
leur modèle [qui était imparfait et ne prévoyait pas de clause de retrait] déboucherait sur une crise et que la crise déboucherait sur une solution fédéraliste”, déclarait-il récemment dans
une interview au Sunday Times. “C’était le seul moyen d’arriver au fédéralisme”.
La théorie du “choc nécessaire” est un grand classique de la contre-culture, depuis les soupçons entourant l’attaque de
Pearl Harbor jusqu'à ceux concernant les attentats du 11 Septembre, et elle a fait l’objet de plusieurs best-sellers, dont récemment La stratégie du choc de Naomi Klein, tout en bénéficiant aussi
de soutiens autorisés et au-dessus de tous soupçons, comme Jean Monnet. Dans les années 1950, devant les turbulences engendrées par le processus de la construction européenne, son père le plus
vénéré avait prononcé un aphorisme resté célèbre : “Les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité, et ils ne voient la nécessité que dans la crise” (Jean Monnet, Mémoires,
Fayard). Des paroles qui, à la lumière des événements en cours, se teintent d’une funèbre clairvoyance. Monnet était le chef de file des technocrates européens, et son utopie administrative
allait vite devoir se confronter aux limites imposées par la politique. Aujourd’hui, l’heure des technocrates semble avoir sonné à nouveau et Monnet pourrait bien avoir sa revanche.
Seules les générations d’historiens à venir seront en mesure d’établir la part de vérité dans ces théories. Toutefois, même en
admettant l’existence d’un tel dessein, ses instigateurs devraient encore surmonter un écueil de taille : la résistance des Allemands, à ce jour relativement épargnée par les souffrances du reste
de la zone euro. Il est possible que, si la crise venait à s’aggraver au point même de menacer l’économie la plus robuste du continent, les remparts qu’ils ont érigés autour de leurs chères
économies s’effriteraient suffisamment pour les convaincre d’avaler la pilule d’une “union de transfert”. Auquel cas il n’y aurait vraiment pas de quoi sabler le champagne, dans les
nouveaux Etats-Unis d’Europe.
Gabriele Crescente est un journaliste italien né en 1980. Il travaille au magazine Internazionale depuis 2006 et est responsable de la version en italien de Presseurop.
Voir également sur ce blog : Lançons un véritable audit public des responsabilités à l'égard des crises systémiques qui obscurcissent nos vies et nos horizons !