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Publié par De La Boisserie

Pendant des siècles, l'Europe et l'Amérique ont imposé à la planète tout à la fois leur domination et leurs conflits. Ce processus historique touche à son terme. Cette situation est le fruit d'une mondialisation que les Occidentaux ont fortement encouragée. Faut-il le déplorer ? Cela n'aurait aucun sens. L'histoire, maniaque, répète inlassablement que la survie des empires suppose leur dessaisissement et que celui-ci, gage de renouveau, amorce aussi leur déclin. Non, ce qui pose problème, ce n'est pas le basculement dans la mondialisation mais l'effritement des conditions dans lesquelles l'Occident espérait pouvoir encore guider ce processus. Or, sous l'effet de la crise économique et des ruptures géopolitiques récentes, la suprématie de l'Occident se trouve mise à mal plus rapidement que prévu.

Le monde composite qui se dégage n’est pas inéluctablement plus conflictuel. En revanche, il n’est pas spontanément coopératif, quand les problèmes posés, à commencer par celui de la raréfaction des ressources naturelles et les défis de sécurité exigeraient qu’il le soit davantage. Le système international risque ainsi de se trouver à la fois privé de tuteurs et des mécanismes de réassurance collective adaptés à la globalisation des enjeux. Ce changement d'équation, manifesté par la spectaculaire croissance de certains budgets d’armements, notamment chinois, russe et indien ainsi que les turbulences qui s’amoncellent du Sahel au Moyen-Orient incite à bien fixer les caps.

Or, durant cinq ans, les lunettes de ses préjugés sur le nez, Nicolas Sarkozy a effectué une « navigation internationale » à vue. Quelques succès diplomatiques ou militaires, comme l’adoption de la résolution 1973 sur la Libye ou l’opération en Côte d’Ivoire, ne constituent pas une politique. Par ailleurs, l’idéologie ne fait jamais une stratégie. Qu’aura gagné la France à réintégrer l’OTAN en compromettant le renforcement de la défense européenne ? Que restera-t-il de combats en Afghanistan inutilement prolongés ? L’acceptation en 2010 du bouclier anti-missile ne conduit-elle pas à brider notre autonomie stratégique au détriment de la dissuasion ? Il faut à notre politique étrangère et de défense une nouvelle feuille de route exigeante mais aussi lucide sur nos marges d’action extérieure, notamment militaires.

Depuis la guerre du Golfe en 1991, nous savons qu’aucun pays européen n’est en mesure d’accomplir seul à longue distance une intervention militaire d’envergure. Depuis la Libye, nous savons que le Royaume-Uni et la France, même ensemble, sont incapables d’accomplir, sans d’autres concours, une opération de moyenne intensité à proximité de leurs territoires. La démonstration faite en Libye montre que la coopération franco-britannique, aussi utile soit-elle, ne sauvera pas la cause d’une défense européenne sinistrée.

Aucun grand projet de coopération militaire ou industrielle, aucune véritable avancée dans la mise en œuvre de la politique de sécurité et de défense commune n'ont été enregistrés après 2008. Cette désaffection est d'autant plus préoccupante qu'elle signale un étiolement du sentiment que les Européens partagent un destin commun dans l’Union. Les divergences de vues sur la Libye, les missions disparates en Afghanistan, l'absence de position stabilisée sur la défense anti-missiles, la tendance centrifuge concrétisée par d'étroits projets de coopération bi ou trilatéraux sont autant de signes d'un affaiblissement inquiétant de l'esprit de défense européen. Si l'on ajoute à cela la poursuite du désarmement budgétaire de l'Europe engagé depuis 20 ans mais renforcé par la crise, il y a tout lieu d'être alarmé. Un seul constat : avec 1,6 million de soldats sous les drapeaux de l'Union, les Européens, faute de regroupement et de rationalisation, seraient bien incapables de déployer dans la durée une force combattante de 60 000 hommes pourtant actée dans les traités.

La défense européenne suscite désormais scepticisme et sarcasmes. Pourtant, même si l'Europe ne se trouve plus au cœur des grands enjeux stratégiques mondiaux, elle n'est pas à l'abri du danger. En outre, le désengagement militaire américain de leur continent devrait inciter les Européens à assumer davantage les défis de sécurité, dans leur espace régional et à sa périphérie : au Proche-Orient, en Méditerranée et en Afrique.

A cet égard, les questions se posent désormais dans les mêmes termes à l'OTAN et à l'UE : quelle vision, quel concept, quels moyens militaires européens ? L’absence de réponses entrave aujourd’hui tout autant le bon fonctionnement de l’OTAN que l’affirmation de la politique de sécurité et de défense de l’UE, ce qui devrait conduire à relativiser les querelles institutionnelles entre ces deux organisations. Encore faut-il qu’un projet crédible soit préalablement défini dans l’Union, seul cadre de légitimité politique.

Il n’est cependant pas possible de subordonner les choix que nous devons faire pour notre appareil militaire au progrès à venir de la défense européenne. Étant donné le sous   financement chronique de notre modèle d'armée et le poids des contraintes budgétaires, nous pouvons, comme au cours des deux dernières décennies, continuer à procéder à des réductions homothétiques des parcs de matériels. Cela conduit à une érosion des capacités, à des étalements de commandes, au renchérissement du coût unitaire des équipements. Cette méthode en apparence moins douloureuse aboutit à une armée d'échantillons qui n’a, en fait, de polyvalence que le nom. Nous devrions plutôt procéder à des arbitrages courageux, en acceptant certaines impasses là où de fortes redondances existent en Europe afin de préserver l’essentiel pour nos armées mais aussi pour notre industrie :

 - Des composantes d’autonomie stratégique que nous sommes les seuls à détenir à pareil niveau. Cela implique une certaine "sanctuarisation" des crédits consacrés aux programmes nucléaires, spatiaux, à la détection et aux moyens d’interception ;

 - Des moyens de supériorité conventionnelle qui nous assurent une aptitude à « entrer en premier » dans les combats, moyens qui déterminent aussi le niveau de nos missions dans les coalitions. Cela suppose la détention d'armements de contrôle des milieux et de frappe dans la profondeur, tels les avions de combats, les drones, les missiles, les sous-marins d’attaque ;

 - Des capacités d'intervention projetables sous bref préavis pour une force de quelques milliers d'hommes dont la cohérence opérationnelle serait totale.

Enfin, il est primordial de conserver des structures de planification et de commandement stratégiques et opérationnelles qui nous permettent d’éclairer toujours la décision politique et de pouvoir l’exécuter au besoin seul ou comme « nation cadre ».

A cet égard, les cinq prochaines années seront décisives en raison de leurs effets portés à l’horizon 2030. Ce qui va se jouer au cours du prochain quinquennat, et que François Hollande entend incarner, c’est la restauration d’une vision pour la France et partant pour l’Europe.
 
Louis Gautier est Professeur de science politique à Lyon III, Président du groupe ORION (Fondation Jean-Jaurès)

Voir également :

 *  L'inquiétant oubli du monde, par Régis Debray (Le Monde) 

 * François Hollande : une position gaullienne sur la défense

 * Penser la stratégie signifie aujourd'hui penser et agir de manière à la fois globale et systémique  

 * Tout le monde réarme, sauf les Européens, par Alain Frachon (Le Monde)      

 * Eléments d'une analyse critique du document préparatoire à l’actualisation du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale

 

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