Le rêve du docteur Folamour, par Michel Rocard et Georges Le Guelte
Il a suffi que le désarmement soit évoqué, sans même qu’aucune mesure ait été prise en ce sens, pour que le lobby de l’arme nucléaire monte au créneau. Mais un élément nouveau est venu s’ajouter aux arguments ressassés depuis cinquante ans. Le 11 février dernier, aux Etats-Unis, un missile lancé depuis une plate-forme en mer a été intercepté par un laser aéroporté. C’est une prouesse technique exceptionnelle, que l’on a pu comparer à celle d’un basketteur marquant un panier à une distance de 800 kilomètres[1]. Elle serait un tournant dans l’histoire, et bouleverserait la pensée stratégique.
On peut apprécier la performance sportive de l’athlète, sans juger pour autant qu’elle constitue un barrage efficace contre une agression nucléaire. Selon les informations dans le domaine public, le missile intercepté était un Scud, un missile à propulsion liquide, assez lent, de faible portée, et le laser pourrait le détruire à une distance maximale de 600 kilomètres. Au stade actuel, il s’agit donc d’une défense de théâtre, contre des missiles tactiques. Les Etats-Unis avaient déjà déployé de telles défenses pendant la guerre du Golfe, en 1991. Contre les Scud de Saddam Hussein, ils avaient mis en œuvre des techniques beaucoup moins lourdes et moins onéreuses, qu’ils ont paraît-t-il beaucoup améliorées en vingt ans. Le laser aéroporté pourrait protéger les Etats-Unis contre des engins venus du Canada ou du Mexique, ou d’une zone océanique proche de leurs côtes, et pénétrant de quelques dizaines de kilomètres sur le territoire américain. Personne ne peut dire si, dans l’avenir, il serait capable de les défendre contre une offensive plus vraisemblable.
Il s’agit en réalité, du dernier avatar d’une histoire commencée dans les années 1960. C’est la suite des projets Sentinel de Lyndon Johnson, Safeguard de Richard Nixon, de l’Initiative de Défense stratégique de Ronald Reagan, de Brilliant Pebbles de George H. Bush, ou plus récemment, du « bouclier anti-missiles » de George W. Bush. Depuis un demi-siècle, des chercheurs américains, poussés par l’industrie aérospatiale et par les ultra-conservateurs, essayent de trouver la pierre philosophale qui leur permettrait d’anéantir leurs ennemis sans risquer de représailles. Tous ces projets ont été abandonnés après avoir coûté des dizaines de milliards de dollars au contribuable.
Heureusement, les Européens ne se sont jamais laissé convaincre par tous ceux qui les pressaient d’imiter l’industrie américaine, ou de lui acheter ses engins. Ils n’ont pas trop adopté non plus l’idée que, pour être puissant, un Etat doit consacrer un certain pourcentage de son PIB à son armement, même si c’est pour acheter des armes inutiles, conçues pour gagner la dernière guerre. En principe, une politique de défense n’a pas pour objectif essentiel de réaliser les rêves de quelques chercheurs, ni de satisfaire les actionnaires de l’industrie d’armement.
Pour que l’histoire soit complète, il faudrait ajouter qu’il y a tout juste un an, en avril 2009, le secrétaire américain à la défense, Robert Gates, a décidé de ne construire qu’un seul Laser aéroporté, celui qui a réussi l’interception du 11 février dernier. Le reste du programme sera consacré à la recherche. Sa décision n’a pas été fondée sur le défaitisme ou sur la volonté de laisser son pays démuni face à une agression, mais sur le coût exorbitant du système, et sur les incertitudes techniques qui l’entourent. C’est la sagesse. Plutôt que de donner libre cours aux fantasmes des Docteurs Folamour pour qu’ils tentent de trouver des remèdes aux dangers qu’ils ont créés, il vaut mieux essayer de les éviter.
Le basketteur a réussi un panier à trois points, mais ce n’est pas une révolution copernicienne. C’est dommage, car s’il existait une défense infranchissable, on pourrait espérer que les armes nucléaires soient éliminées, c’était d’ailleurs la logique de Ronald Reagan. C’est paraît-il une lourde erreur, et Bonaparte, François de Rose, Pierre Marie Gallois, Lucien Poirier, Clausewitz, Raymond Aron, et Dante, sont convoqués pour témoigner que le succès du laser aéroporté ne rend les arsenaux nucléaires que plus indispensables. Il s’agit de ne pas perdre le marché des missiles en cherchant à gagner celui des anti-missiles.
Au risque de sembler bien terre-à-terre, il faut répéter que, même avec la défense anti-missiles la plus efficace, l’existence d’une arme nucléaire implique nécessairement le risque qu’elle soit utilisée. Ce n’est pourtant pas ce que dit, en France, la doctrine officielle, « Notre dissuasion nucléaire nous protège de toute agression d’origine étatique, d’où qu’elle vienne et quelle qu’en soit la forme ». C’est magnifique, et si c’était vrai, il n’y aurait aucune raison de réserver ce merveilleux moyen de défense, infaillible et sans risques, aux cinq « peuples élus » vainqueurs de la Seconde guerre mondiale. Le discours officiel ne peut ainsi qu’apporter de l’eau au moulin de tous les proliférateurs.
Malheureusement, ce discours n’est qu’une demi-vérité. La possession d’armes nucléaires comporte des risques, et plus le nombre de détenteurs est élevé, plus grande est la possibilité qu’elles soient employées. Rien n’assure en effet que tous les chefs d’Etat agiront toujours de façon parfaitement rationnelle, qu’ils interpréteront toujours exactement les réactions de leurs adversaires, qu’aucun d’eux n’agira jamais sous l’emprise de la peur. Rien ne permet de dire qu’aucun dirigeant politique ne choisira jamais le suicide plutôt que de renoncer à ses objectifs, ni qu’aucun groupe fanatique ne prendra jamais le pouvoir dans un pays détenteur d’armes. Rien ne garantit qu’il n’y aura jamais d’erreur humaine, de défaillance technique, ou d’accident.
De plus en plus, le monde s’éloigne des schémas de pensée de la guerre froide. La Chine, pour sa part, développe très rapidement sa flotte de surface[2], et si la France devait prendre modèle sur un autre pays, c’est sans doute celui-là qu’elle devrait suivre. Dans les années à venir, nos intérêts seront plus probablement engagés dans la défense des voies de communication maritimes que dans une guerre des étoiles contre la Corée du Nord.
Sous nos yeux, l’évolution des structures de l’économie conduit à un démantèlement des fonctions de l’Etat-nation. Cela réduit les risques de guerres inter-étatiques, tout en suscitant des tensions à l’intérieur d’un même pays, des émeutes de la faim, des possibilités de guerres civiles, des zones de non-droit, des situations d’anarchie, la multiplication des bandes armées, de la piraterie, des prises d’otages et des trafics de toute sorte. Ce sont les situations que nous rencontrons aujourd’hui et que nous connaîtrons à l’avenir. L’arme nucléaire y est inadaptée et, selon le mot de George W. Bush, (mais c’était en 2000, alors qu’il était en campagne pour l’élection présidentielle), « Ces armes dont nous n’avons plus besoin sont les reliques onéreuses de conflits dépassés ». Et il préconisait une réduction unilatérale de l’arsenal américain. Il n’a pourtant pas laissé dans l’histoire le souvenir d’un pacifiste à tout crin, ou d’un antinucléaire fanatique.
Inutile, l’arme nucléaire continue de faire courir à la planète le risque d’un suicide collectif. Il y a aujourd’hui dans le monde 22000 ou 23000 ogives, dont la capacité de destruction équivaut théoriquement à celle de 1,5 à 2 tonnes de dynamite pour chaque être humain. A la fin des années 1960, cinq pays possédaient des armes, il y en a neuf aujourd’hui : le risque d’emploi est donc presque deux fois plus élevé qu’il ne l’était il y a quarante ans. Cinq autres Etats ont les moyens de fabriquer une arme s’ils le décident. Il faut mettre un terme à cette évolution, et pour y parvenir, il n’y a pas d’autre solution que d’éliminer totalement les arsenaux nucléaires. On peut objecter que c’est inopportun, alors que la Corée du Nord vient de faire exploser un engin, et que l’Iran semble vouloir l’imiter. Pourtant, si toutes les grandes puissances décident de renoncer à leurs arsenaux, elles ne toléreront pas que d’autres pays conservent le leur. La France pourrait contribuer fortement à ce mouvement, et jouer un rôle très actif dans une coalition où elle rejoindrait ses partenaires européens et tous les autres pays qui réclament un désarmement nucléaire total.
La politique actuelle est celle d’un refus obstiné du désarmement nucléaire, justifié par un discours faussement rassurant et qui fournit des arguments à tous les proliférateurs. Elle donne l’impression que son objectif essentiel est de conserver à n’importe quel prix un moyen de destruction obsolète, inutile et dangereux. pour des raisons n’ayant aucun rapport avec la sécurité du pays et de sa population.
[1] Bernard Lavarini, « La dissuasion selon Obama », Le Monde, 20 avril 2010, page 18.
[2] International Herald Tribune, 23 avril 2010, pages 1 et 5.
Michel Rocard fut notamment Premier Ministre,
Georges Le Guelte est notamment l'auteur de « Les armes nucléaires, mythes et réalités », Actes-Sud ainsi que d'autres articles qu'il a bien voulu publier sur ce blog.
NB : Cet article a été publié par le quotidien Le Monde daté du 4 mai