Livre blanc et loi de programmation militaire : quelles conséquences ? (Lettre n°8 - Janvier 2014 - Cercle de réflexion G2S)
La politique de défense est peu connue dans son évolution récente, car elle n’est pas un objet de débat.
Comme est peu connue, ou de manière inégale, depuis sa professionnalisation, l’armée de la Nation dans ses trois composantes que sont l’armée de terre, la marine et l’armée de l’air.
De ce constat, est née l’ambition du cercle de réflexion « G2S » d’apporter sa contribution à l’information de la société civile sur la défense en général et l’armée de terre en particulier et de prendre part au débat continu sur les questions stratégiques et de défense.
Le G2S est un groupe constitué principalement d’officiers généraux de l’armée de terre qui ont récemment quitté le service actif. Ils se proposent de mettre en commun leur expérience et leur expertise des problématiques de défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, pour donner leur vision des perspectives d’évolution souhaitables de la défense.
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Editorial, par le général d’armée (2S) Jean-Marie Faugère
UNE ARMEE SANS DEFENSE AUJOURD’HUI, POUR UNE DEFENSE SANS ARMEE DEMAIN ?
Les armées ont atteint un niveau inquiétant de lassitude dont l’origine se révèle multiple. Dubitatives sur le bien-fondé des réformes ininterrompues qu’elles vivent et qui les malmènent, sans autre but que de réduire la dépense publique, elles doivent faire face à bien d’autres facteurs inquiétants. Vieillissement des équipements dont le renouvellement s’éloigne au fil de lois de programmation militaire qui ne sont pas respectées. Résignation dans la vie quotidienne devant des restructurations qui leur compliquent la vie en proportion de ressources de plus en plus comptées. Amertume face aux campagnes de dénigrement émanant de la puissance publique1 elle-même et trouvant leur application, entre autres domaines, dans la nouvelle gouvernance du ministère. Perte de motivation face à la précipitation des réformes qui conduit aux aberrations de bases de défense anonymes et d’une administration dépassée (cf. le logiciel de solde immature). Perte de motivation également face aux restrictions de moyens financiers et matériels qui touchent l’entraînement et le fonctionnement quotidien. Enfin, interrogation devant des conditions de vie qui se dégradent avec un pouvoir d’achat des familles toujours à la traîne de celui du reste de la fonction publique civile2…
Il est temps d’informer notre pays sur les exigences de sa défense. Il est temps de redonner du sens à la finalité des armées. Il est temps de redonner du sens à l’engagement du soldat.
Ce sens, il appartient à ceux qui, en charge du destin de la Nation, doivent le penser et le promouvoir.
A force de considérer les questions militaires sous le seul angle du court terme, technique et budgétaire3, nos concitoyens et les élites qui les gouvernent, ont perdu de vue la raison d’être de l’institution militaire, sa finalité et son lien consubstantiel avec la Nation.
Il s’agit donc de réfléchir au sens et à la nature de l’action militaire avec, en particulier, l’adjuvant puissant des aides que procure la haute technologie. Laquelle ne doit cependant pas devenir une fin en soi au détriment de la place de l’homme dans les actions de guerre comme dans la gestion des crises. Il s’agit aussi de conduire une prospective véritable et sans déni de réalité sur les menaces, extérieures ou intérieures, qui pèsent sur nos sociétés post-industrielles ou post-modernes. En un mot, il s’agit de dire quoi défendre, pourquoi le défendre et avec qui !
En l’absence de réponses à ces questions essentielles, et alors que la professionnalisation des armées a été fort bien conduite, car les chefs militaires, à leur juste place, ont pu en maîtriser les objectifs comme le déroulement, nous assistons à une nouvelle entreprise de reconfiguration de l’organisation militaire qui n’est fondée que sur des approches à courte vue et qui ne répond qu’à des nécessités contingentes plus subies que raisonnées.
Car, rien de ce qui aurait dû servir de substrat préalable aux multiples réformes engagées, n’est présent dans les recommandations de la Commission du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013, pas plus que dans celles de 2008 dont elles ne font que poursuivre le seul objectif de réduction de l’appareil militaire. La définition des missions comme la description des fonctions stratégiques ne peuvent tenir lieu de réflexion, alors même que c’est celle-ci qui devrait les inspirer.
Ce nouveau dossier du G2S n’ajoute pas sa voix au choeur des nostalgiques d’un passé révolu. Ses observations et son analyse appuyées sur des faits4 se veulent une information objective destinée aux responsables politiques sur la réalité vécue par des hommes et des femmes qui ont fait le choix de servir leur pays dans l’abnégation et le dévouement au sein des armées. Ce dossier ne dit rien d’autre qui n’ait été dit par les différents chefs d’état-major lors de leur audition par les commissions des assemblées, dans le style qui est propre à la nature d’un tel exercice. Mais, le recul sur les choses qu’autorisent l’expérience, la connaissance et la réflexion des membres du G2S permet un ton plus libre et plus direct, sans nier la complexité d’une institution que peu connaissent et que peu font l’effort de comprendre.
Par ailleurs, il n’est pas question de réfuter la nécessité pour la défense et les armées de se réformer ou d’évoluer pour s’adapter aux conditions du temps présent. Tous les acteurs du changement sont conscients de la difficulté d’une telle démarche. En revanche, l’instabilité dans la réforme, l’incertitude de son calendrier, l’ambigüité de ses buts sont des plus contestables. Enfin, la méthode retenue pour conduire cette réforme ne s’est pas assez appuyée sur l’expertise avérée des militaires dans ce qui est leur domaine de compétence. La priorité a été trop donnée à des références civiles dont l’application n’a pas été confrontée aux spécificités des opérations militaires et des conditions de leur préparation.
Ce dssier a donc pour but premier de contribuer à dépasser les difficultés du moment et à ouvrir avec les responsables politiques les voies d’une remise à hauteur de notre défense par la consolidation de l’institution militaire qui restera, quoiqu’en pensent certains esprits forts, le dernier recours dans l’épreuve. Enfin, les auteurs du présent dossier ne prétendent pas dire LA vérité ; leur ambition demeure, comme le G2S le répète, de nourrir un débat dont il est souhaitable qu’il reste le plus serein possible et le plus ouvert, comme il sied dans une démocratie mature.
1 dont la Cour des comptes.
2 Cf. 7ème rapport du Haut comité d’évaluation de la condition militaire. Le pouvoir d’achat serait inférieur de 18 % en moyenne à celui des catégories socio-professionnelles équivalentes de la fonction publique civile.
3 Combien de fois peut-on entendre de la bouche de hauts fonctionnaires le qualificatif un rien condescendant de ministère « technique » s’agissant de celui de la défense !
4 Faute de place dans ce document déjà long, la documentation pourrait être développée lors d’un dossier ultérieur.
SYNTHESE DU DOSSIER
La politique de défense suivie depuis 1996 – date de la professionnalisation des armées - peine à stabiliser un appareil militaire qui connaît des réformes permanentes depuis plus de vingt ans. Si les armées ont pu absorber les chocs successifs de la disparition du Pacte de Varsovie et du passage à l’armée de métier, il en va bien différemment de ceux provoqués par la révision générale des politiques publiques et accentués par la crise économique depuis 2008.
Le constat d’un malaise existentiel au sein de la communauté militaire n’étonne pas dans ce vent de réformes qui souffle depuis 1996. En effet, il ne s’appuie sur aucune prospective concernant notre politique de défense, les enjeux stratégiques, les menaces et les missions des forces. La réalité impose de dire que notre système de défense ne répond plus à l’ensemble du spectre des scénarios d’emploi possibles. Si bien que pour le militaire, la perception d’un fossé grandissant entre l’analyse de la situation mondiale actuelle et la réalité des capacités militaires en Europe et en France, se fait chaque jour plus crue. Pour cette communauté, les capacités opérationnelles ont atteint le seuil bas de la crédibilité pour deux raisons : d’une part, la modestie du contrat opérationnel dans sa révision issue du Livre blanc de 2013, présenté comme celui de l’engagement majeur, et, d’autre part, la difficulté pressentie à l’honorer dans le contexte économique de la loi de programmation militaire 2014-2019. Par ailleurs, les hommes et les femmes de la défense s’estiment malmenés par les réformes structurelles qui leur sont imposées dogmatiquement, qui obèrent la cohérence de l’institution et portent atteinte à leurs spécificités. Le rendement des bases de défense alimente ce sentiment, comme l’incapacité d’une administration qui calque ses modes de fonctionnement sur ceux – inadaptés pour elles - des entreprises du secteur économique. Cette situation ne semble plus de nature à permettre aux armées de répondre à une surprise stratégique - retenue pourtant par le Livre blanc - par une remontée en puissance dont les conditions initiales sont mises à mal par des mesures d’organisation qui semblent irréversibles. Enfin, l’effort financier réel au profit de la défense apparaît volontairement surestimé dans le discours politique, alors que la défense ne représente que 3,2 % de la dépense publique annuelle.
Les causes de cette situation sont multiples. Les causes premières relèvent de la responsabilité d’une classe politique qui méconnait les questions de défense et laisse l’administration civile de l’Etat tenir en la matière une place indue. La hiérarchie militaire, de son côté, n’assume plus sa fonction irremplaçable de conseiller écouté avec l’autorité que lui confèrent ses compétences propres. D’autres causes, secondes, en découlent naturellement. L’absence de prospective ne permet plus d’orienter la réflexion de défense et se fait sentir dans les mesures d’organisation ou les arbitrages sur les moyens. Aucun scénario d’emploi des forces n’est étudié pragmatiquement pour les définir et les dimensionner. A la tête de l’administration de l’Etat, le primat de l’économie prévaut sur toute autre considération et prend le pas sur la décision politique. Parallèlement, une entreprise de désinformation, nourrie à la base par l’appareil administratif et relayée par les faiseurs d’opinion discrédite une hiérarchie militaire soupçonnée d’incompétence et qui reste inaudible pour nos concitoyens comme pour sa propre base. L’effort de défense, autant intellectuel que matériel, reste notoirement insuffisant ; financièrement, il n’a jamais été aussi bas depuis la fin de la 2ième Guerre mondiale.
Sur la pente budgétaire acquise depuis 2008 et poursuivie avec obstination, il n’est plus en mesure de répondre au niveau requis au renouvellement des équipements, à leur entretien, au bon fonctionnement courant des forces ni à un niveau satisfaisant de leur préparation opérationnelle. Un taux « plancher » de ponction sur la richesse nationale demanderait d’être restauré, selon les normes définies par l’OTAN, à hauteur de 2,5 % du PIB. Tout ceci résulte, en fait, d’une forme de négation de la spécificité de la défense et des armées.
Les solutions devront être énergiques ; elles ne sont pas insurmontables. En premier lieu, il s’agit pour la classe politique de se réapproprier les questions de défense en restaurant l’Etat dans son rôle régalien. Cette action passe par une prospective enfin active sur tous les domaines qui mettent en jeu l’avenir de la Nation.
Ensuite, il faut exiger l’implication des responsables militaires dans l’organisation des armées pour garantir le respect du caractère singulier de l’institution, rendu nécessaire par son rôle exorbitant dans les temps d’épreuve. Cette spécificité impose de restaurer la hiérarchie militaire à la place qui est la sienne sous l’autorité politique et de lui reconnaître sa compétence et sa légitimité dans tous les domaines qui conditionnent l’efficacité opérationnelle des forces. Enfin, l’organisation à finalité opérationnelle des armées devra résulter d’un nouvel équilibre entre les moyens de la dissuasion nucléaire et ceux de l’action conventionnelle quotidienne, entre ceux de la projection de puissance et ceux de la projection de forces, entre les interventions extérieures et les impératifs de sécurité et de défense sur le territoire national. Les choix technologiques devront être arbitrés au regard du besoin réel et de leur impact sur une industrie de défense indispensable à l’exercice de la souveraineté nationale.
Dans le cas de la France, la restauration d’une défense forte est d’autant plus impérieuse qu’il n’existera pas avant longtemps la garantie d’une Europe de la défense en mesure de répondre aux menaces qui montent et qui pèsent sur le continent.
Voir le détail de ce dossier : g2s janvier 2014
Voir également :
* Livre blanc de la défense : le Livre noir du désarmement français
* Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale version 2013 : entre continuité subie et flou entretenu.
* Livre blanc de la défense : la France prépare les guerres de demain avec des ambitions réduites, par Nathalie Guibert (Le Monde)
* Le grand déclassement de l'armée française - La loi de programmation militaire sonne le glas d'une ambition, par Nicolas Baverez (Le Point)
* Loi de programmation militaire : L’argument selon lequel la solidarité [interministérielle] paie les OPEX fragilise, en réalité, la LPM.
* Extraits du rapport annexé au projet de loi de programmation militaire ayant trait aux ressources financières du ministère de la défense
* Extraits du rapport annexé au projet de loi de programmation militaire ayant trait à la politique industrielle du ministère de la défense
* Extraits du rapport annexé au projet de loi de programmation militaire ayant trait à la préparation opérationnelle