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Publié par ERASME

Décédé le 14 septembre 2011 à Paris à l’âge de 82 ans, ce philosophe fut le spécialiste de la pensée islamique et de son histoire épistémologique, et le fondateur incontesté de la nouvelle pensée religieuse musulmane de France. Les réactions de l'anthropologue Malek Chebel et du philosophe Maurice-Ruben Hayoun.

Spécialiste du monde arabe et de l'"islam des Lumières", Malek Chebel est anthropologue des religions :

"Les disciplines maîtresses, avant lui, lorsqu'on parlait de l'islam, étaient l'islamologie et l'orientalisme, étudiées par des laïcs pur jus, des athées et des intellectuels de tradition chrétienne à la suite de Louis Massignon. Les musulmans, eux, n'accédaient pas encore à une vision critique de l'islam. Mais à la mort de Louis Massignon, en 1962, la discipline s'est trouvée orpheline. Une fenêtre s'ouvrait sur de nouvelles recherches. Mohammed Arkoun a su saisir cette occasion et a œuvré à remplacer l'islamologie classique par l'anthropologie religieuse. Il a ainsi entrepris une révolution de la pensée critique, vers une acceptation de la laïcité qui n'avait pas encore été pensée. Il a, peu à peu, à travers ses nombreux articles, ramené le curseur sur le sujet, la gouvernance, la séparation du temporel et de l'intemporel.
Je suis donc très attristé de voir que l'on ne rend pas un hommage national à un homme à qui le destin de l'islam en France a été en grande partie confié. Un universitaire de haut rang qui a œuvré à l'harmonie des religions et des peuples, qui a défendu l'islam des Lumières, a travaillé avec l'Etat français à la création d'instituts islamiques en France, participé à la définition des règles pour la formation des imams, pour la mise en place du Conseil français du culte musulman (CFCM)… Cela est révélateur du fait qu'il existe dans ce pays des citoyens de seconde zone."
Spécialiste de philosophie juive médiévale et de la pensée judéo-allemande moderne, Maurice-Ruben Hayoun est professeur au département de philosophie de l'Université de Genève :
"A la fin du jeûne de Kippour, en feuilletant le journal Le Monde, je découvre dans la liste nécrologique que mon ami et éminent collègue le professeur Mohammed Arkoun est mort. Ma peine est immense, la dernière fois que nous nous étions rencontrés, ce fut lors d’un colloque à Berlin et plus récemment à Mazille en France, près du Carmel de la paix.
Comme l’a dit la ministre algérienne de la Culture, Mohammed Arkoun fut un authentique messager du dialogue interreligieux, pratiqué à la façon d’un grand historien, doublé d’un bon philosophe. Arkoun était un savant qui, tout en ayant fait une carrière classique d’universitaire, s’intéressait au devenir de la culture et de la civilisation du monde ambiant.
Il fut aussi l’âme vivante d’une prestigieuse revue savante, Arabica. Avant que je ne le connaisse et qu’il devienne mon ami (quand il m’appelait au téléphone, il s’annonçait ainsi : "C’est Arkoun qui veut parler à son ami, le Grand Rabbin (sic) Hayoun", faisant ainsi allusion à la proximité de nos  deux patronymes), mon maître Georges Vajda me disait le plus grand bien de lui. Et en effet, c’était un musulman libéral, courageux et authentique, un homme profondément animé par l’amour et le respect de son prochain.
Je raconterai ici deux petites anecdotes historiques : alors que j’étais jeune étudiant et que le président Sadate avait atterri à Jérusalem pour parler devant la Knesset, Mohammed Arkoun fut le premier penseur musulman à être invité par le colloque des intellectuels juifs francophones. Madame Annie Kriegel présidait la séance. Je me souviens que la conférence eut lieu au musée des Arts et traditions populaires et Arkoun avait, notamment, dénoncé ce qu’il nommait l’inflation du discours, visant directement des politiciens arabes qui confondaient allégrement parole et action.
Il déplorait que tout dans la sociologie musulmane contemporaine fût ramené à l’insondable volonté divine, invalidant ainsi tout effort intellectuel de reconstruction et d’analyse. On omettait simplement de rappeler que la religion, comme le mariage, est une institution sociale. Et que la foi en Dieu, tout comme l’amour entre les êtres, pouvait exister en dehors de ces structures…
La seconde anecdote me fut racontée par Arkoun alors que nous prenions notre petit-déjeuner à Berlin, à l’occasion d’un colloque. Nous parlions de choses et d’autres, et il me relata son voyage en Israël à l’invitation du département de philosophie de l’Université de Tel-Aviv, émanant d’un grand spécialiste israélien de Spinoza. Mohammed Arkoun était pour la paix et souhaitait une coexistence harmonieuse entre tous les Etats de la région.
Il me confia tout de même son agacement de voir les douaniers et les policiers de l’aéroport de Lod le fouiller intégralement et lui poser tant de questions sur le but de sa visite. En effet, Arkoun était né dans un petit village de Kabylie mais avait la nationalité française. Mais pour les autorités aéroportuaires, ce prénom Mohammed intriguait…
Ayant soutenu sa thèse de doctorat d’Etat sur un penseur persan du Xe siècle, Arkoun s’orienta progressivement vers des études de sociologie religieuse en examinant leurs retombées sur nos sociétés contemporaines, hic et nunc. Notre éminent collègue avait, il faut bien l’avouer, subi un petit lavage de cerveau quand il avait séjourné plusieurs mois en Arabie Saoudite où les oulémas et les fuqaha lui avaient fait une sérieuse explication de texte.
Revenu en France, Arkoun avait parlé d’une sorte de "raison islamique" qui n’obéirait qu’à ses propres règles et suivrait ses propres lois, différentes de celles des autres. Cette affirmation fut considérée comme une hérésie, la raison étant universelle (ce que Arkoun savait pertinemment bien). Il reçut une volée de bois vert de la part des professeurs du Collège de France et d’ailleurs.
Cependant, la communauté scientifique lui pardonna ce petit écart bien compréhensible. Il fut même promu officier de la Légion d’honneur et nommé à la commission nationale sur la laïcité par Jacques Chirac et présidée par Bernard Stasi.
Même s’il n’a pas été très suivi par ses coreligionnaires, ce Français d’origine kabyle algérienne a tenté de repenser l’islam, il ressentait douloureusement le fait que cette religion ait stoppé son évolution depuis un certain temps, créant un hiatus, une discrépance (eine Diskrepanz) avec les autres religions et les autres cultures.
Il aimait comparer les trois grandes figures du Moyen-Âge qui fécondèrent l’Europe de nos jours par leurs pensées ouvertes et audacieuses : Ibn Rushd, Maïmonide et Thomas d’Aquin. A juste titre, il souhaitait que l’on reconnût le rôle joué par l’islam des Lumières dans le développement culturel de notre continent.
Je me souviens aussi de son indignation lors d’une interview immédiatement après les attentats du 11-Septembre. Il était choqué de s’entendre dire qu’une violence extrême était congénitale à l’islam. Mieux que n’importe quel autre musulman, il avait saisi les ravages qu’une telle horreur avait infligé à sa cause : l’islam n’est pas l’islamisme.
Lorsqu’il fut admis à faire valoir ses droits à la retraite, Mohammed Arkoun devint encore plus pris et plus demandé qu’auparavant : le Wissenschaftskolleg de Berlin l’invita pendant un semestre, les universités Mac Gill, Princeton et de Californie se firent un honneur de l’inviter chez elles. Je me souviens l’avoir entendu parler à Berlin dans un anglais parfait, devant une salle absolument conquise.
Cet homme qui nous quitte, hélas, voulait faire émerger un certain humanisme islamique, il rêvait de la création d’une sorte d’université méditerranéenne qui ferait fructifier l’héritage des trois monothéismes, leur culture abrahamique, cette notion fondamentale de l’alliance de Dieu avec l’homme. Quel qu’il soit.
Si j’osais, je dirais que Mohammed Arkoun fut une sorte d’Ernest Renan de l’islam, appelant à la création d’une sorte de science de l’islam (islamologie) comme il existe depuis plus de deux siècles une science du judaïsme. Une approche sensée et intelligente des dogmes religieux, et le rôle de la religion comme première éducatrice de l’humanité. C’est la plus belle leçon léguée par Averroès.
Qu’il repose en paix, mon ami Mohammed Arkoun. Son œuvre lui survivra. Rahmat Allahi ‘alayhi.    

Voir également sur ce blog :

 * Mohammed Arkoun et le défi critique de la raison islamique, par Mohammed Chaouki ZINE

 * Un autre regard sur le rapport de l'Islam au Christianisme !

 

 

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