Vaclav Havel, portrait intellectuel d'un penseur du post-totalitarisme, par Jacques Rupnik (Le Monde - 2011)
Vaclav Havel incarne aux yeux de ses concitoyens comme dans les perceptions internationales le philosophe roi, l'intellectuel dissident confronté à l'épreuve du pouvoir, entre la réinvention de la démocratie et celle d'un nouvel ordre européen. D'où la tendance à lire sa biographie comme l'illustration du dilemme classique dans la quête du bien commun entre la vita activa et la vita contemplativa, entre l'homme politique aux prises avec les contraintes et les apparences du pouvoir et l'intellectuel dont le rôle est précisément d'interpeller le pouvoir.
Une relecture de ses essais politiques permet pourtant de dissiper quelques malentendus et d'établir Vaclav Havel comme un penseur politique majeur du dernier demi-siècle. Le Pouvoir des sans-pouvoir (Calmann-Lévy, 1994) est lu aux quatre coins du monde depuis sa parution en samizdat en 1978, de Pékin, où une charte 08 s'inspire directement de l'héritage havelien, à Téhéran, où le mouvement vert y a fait référence, en passant par Harvard. Havel a renouvelé la réflexion sur le concept de totalitarisme. Il a formulé, à partir de l'expérience de la dissidence, une éthique et la société civile comme fondement du politique et d'un espace public démocratique.
C'est précisément au moment où la science politique occidentale abandonnait le concept de totalitarisme comme produit peu scientifique de la guerre froide que Vaclav Havel et la dissidence centre-européenne se réappropriaient le concept en le redéfinissant à travers la notion de "post-totalitarisme" (c'est-à-dire un "totalitarisme failli", ou "totalitarisme aux dents cassées", selon Adam Michnik). Alors que le totalitarisme des années 1950 reposait sur la terreur de masse, le post-totalitarisme des années 1970 et 1980 visait la soumission et la résignation par une répression sélective et le mensonge institutionnalisé. "Accoutumance", "assimilation", "adaptation" à la menace, - ces termes renvoient à la fois à des stratégies de repli des individus et tiennent lieu de lien social dans la phase post-totalitaire du système communiste.
La peur comme mode de gouvernement, comme instrument de l'atomisation de la société, de "son asservissement spirituel, politique et moral". Contrairement à sa phase initiale où le pouvoir recherche l'adhésion collective à une vision idéologique du changement révolutionnaire, le post-totalitarisme recherche la démoralisation de chacun et la perte de tout espoir de changement.
Ce qui distingue le post-totalitarisme peut se résumer ainsi : l'idéologie reste un mode de légitimation ritualisé, mais il n'est plus question d'adhésion, seulement de comportement conforme. Le communisme des années 1950 se voulait spartiate et faisait de la pénurie nécessaire une vertu. Le post-totalitarisme était pour Vaclav Have, "la rencontre historique de la dictature et de la société de consommation".
Sans doute la plus dérangeante innovation havelienne dans sa définition du post-totalitarisme est que, à la différence des dictatures classiques, la ligne de clivage ne passe plus seulement entre l'Etat-parti et la société, entre dominants et dominés, mais par chaque individu. Lequel devient à sa manière victime et support du système. C'est là l'un des ressorts profonds du régime et qui explique, en partie, les difficultés qu'ont depuis 1989 les sociétés d'Europe centrale à se confronter à leur passé.
L'"anti-politique" de Havel renvoie ainsi à un déficit de légitimité de la politique. La politique doit se légitimer par quelque chose qui la dépasse, des valeurs éthiques et spirituelles. La dissidence n'avait pas l'ambition de conquérir le pouvoir et rejetait la politique comme technologie du pouvoir, mais cherchait à devenir un contre-pouvoir : l'auto-organisation de la société civile comme conquête progressive et non-violente d'un espace public libre.
Ainsi, le primat de l'éthique et la société civile favorisent l'émergence d'une culture civique sans laquelle "l'invention démocratique" d'après-1989 serait vouée à l'échec. Et au-delà : ceux qui réfléchissent aujourd'hui à la crise du politique et de la représentation, ou observent - inquiets - une Europe réunifiée dans la crise de la démocratie et les poussées populistes, liront avec profit les discours du Havel-président ; son rappel des fondamentaux, des valeurs, mais aussi des thèmes et des enjeux qui donnent un sens à l'engagement civique et à une communauté politique.
La troisième contribution majeure de Vaclav Havel concerne l'Europe, la crise de sa civilisation et les déboires de sa Constitution. Car sa réflexion sur le totalitarisme et la démocratie ne se contente pas d'opposer leurs régimes politiques. En disciple du philosophe Jan Patocka (1907-1977), Havel ne voit pas la domination d'un pouvoir hypertrophié, bureaucratique et impersonnel comme une simple aberration du "despotisme oriental", mais un avatar de la modernité industrielle occidentale, "une image grotesquement agrandie de ses propres tendances", à savoir le scientisme, le fanatisme de l'abstraction, la poursuite effrénée de la consommation et de ce qu'il appelle "croissance de la croissance".
"La plus grande faute que l'Europe occidentale pourrait commettre, écrivait Havel dans La Politique et la Conscience en 1984, serait (...) de ne pas comprendre les régimes post-totalitaires tels qu'ils sont en dernière analyse, c'est-à-dire comme un miroir grossissant de la civilisation moderne en son entier." Autrement dit, la fin du communisme ne fait pas disparaître la question.
C'est là aussi que la réflexion sur la crise de notre civilisation rejoint après 1989 la question de l'Europe, du "retour à l'Europe", qui ne se réduit pas à "l'élargissement de l'UE" aux pays d'Europe centrale. Ainsi, Vaclav Havel fut le premier homme d'Etat européen, avant Joschka Fischer et quelques autres, à préconiser dans les années 1990 une Constitution européenne. Il l'a fait, entre autres, dans un discours important, en mars 1999, devant le Sénat français, où il préconisait un texte court, inspiré et intelligible à tous, qui inviterait à une "parlementarisation" et à une "fédéralisation" des institutions européennes.
A l'heure où les princes qui nous gouvernent sont amenés par la crise de l'euro à faire du "fédéralisme par inadvertance", on ne peut s'empêcher de penser que si, au lieu d'un pensum confus et indigeste de quelques milliers de pages que personne n'a lu, les Européens s'étaient mis en quête d'un "père fondateur" capable de rédiger un texte concis, fort et accessible à tous, sur les raisons d'être du projet européen, y compris son "fédéralisme", comme ambition politique plutôt que comme gestion de la dette, ils auraient pu en confier la rédaction à Vaclav Havel lui-même...
On pourrait conclure ce rapide portrait intellectuel de Vaclav Havel en relevant quelques paradoxes concernant l'intellectuel et le pouvoir. L'intellectuel dissident propulsé au pouvoir préside aussi au déclin du rôle de l'intellectuel et du statut de la culture dans la société démocratique. Il incarne un héritage de la dissidence qui sera sans doute commémoré aujourd'hui, mais sans être vraiment adopté par les élites politiques de son pays.
Vaclav Havel n'avait pas prédit la chute du communisme pour l'automne 1989, mais il avait analysé les raisons pour lesquelles les régimes dits du "socialisme réel" étaient condamnés. Un système qui déployait tous ses moyens pour mettre la société sous contrôle ou sous anesthésie - Havel emprunte ici une métaphore à la physique - souffre d'une généralisation de l'entropie, c'est-à-dire une perte constante d'énergie.
Son incapacité à se renouveler l'amène à sombrer dans une crise profonde et le condamne à terme. La peur change de camp et même le marchand de légumes, immortalisé par Vaclav Havel, peut retirer le panneau "prolétaires de tous les pays unissez-vous" et - qui sait ? - se risquer à se joindre place Venceslas à la foule qui applaudit le dissident sur un balcon en scandant : "Havel président !"
Dans Les Soutiens de la société d'Ibsen, écrit en 1877, on trouve une phrase que Havel n'aurait pas désavouée, qui sied à 1989 comme au "printemps arabe" et que feraient bien de méditer tous les pouvoirs trop sûrs de leur fait : "Un moment peut venir, un mot peut être dit, et vous et toute votre splendeur s'effondreront"...
L'itinéraire de Vaclav Havel nous rappelle les surprises et les ironies de l'histoire, mais aussi que la "sortie de Yalta" et de l'Europe divisée ne se réduit pas à un événement, fût-il spectaculaire et retransmis en direct comme la chute du mur de Berlin ou la "révolution de velours" à Prague, mais est un long processus de conquête de la liberté dont l'héritage dans la pensée politique reste pertinent pour l'Europe d'aujourd'hui.
Jacques Rupnik est directeur de recherches à Sciences Po et ancien conseiller de Vaclav Havel
Vaclav Havel, portrait intellectuel d'un penseur du post-totalitarisme
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