L'Union des bons sentiments : ce que l'Europe gagnerait à comprendre que le monde entier ne vit pas sur le même fuseau post-moderne qu'elle (Atlantico.fr)
L'attitude européenne face à la crise ukrainienne apparaît comme la dernière illustration en date de l'incapacité de l'Union à appliquer aux événements qui touchent ses contemporains une autre lecture (géo)politique que celle de la fin de l'histoire, la condamnant à rechercher des solutions souvent inadaptées au contexte.
Johann Rochel : La fin de l'Histoire n'arrivera pas, les événements ayant au contraire prouvé sur la dernière décennie que sa mécanique restait en marche, sur le Vieux Continent comme ailleurs. Les tentatives de renforcement de l'Europe politique, ainsi que celle d'une intégration plus large tendent à démontrer que Bruxelles cherche bien aujourd'hui à renouer justement avec ce sens oublié de l'Histoire. L'erreur a peut-être été pour les pères fondateurs de l'Union de croire qu'il suffirait de mettre en place les rouages économiques et qu'il n'y aurait plus qu'a appuyer sur "on" pour que l'ensemble européen se crée de toutes pièces au fil des décennies. Le problème est que l'on en vient aujourd'hui à se demander comment arrêter cette "machine", les réflexions actuelles sur l'euro en étant une illustration parmi d'autres. Vient à se poser la question de l'identité politique d'un projet unique au monde et qui ne peut se baser sur aucun précédent d'aucune sorte pour mener sa propre réflexion. Le problème de l'Europe n'est ainsi plus tellement la fin de l'Histoire que sa manière de se lancer dans l'Histoire.
Le tout reste de savoir quelle route à suivre pour réaliser cette Europe politique, au-delà de la simple union commerciale qui ne permet pas de penser à elle seule la crise économique que nous vivons, ou encore la résolution des problèmes que rencontre aujourd'hui l'Ukraine. Une Union des citoyens européens et des communautés politiques nous offre une piste prometteuse pour penser l’avenir de l’UE. Cette vision renvoie par ricochet à la question de l'intégration pour les pays de la périphérie qui sont parfois encore traversés par les problématiques que pose l'Etat-Nation, alors qu'on leur propose un modèle qui transforme profondément ce dernier concept.
Vincent Laborderie : Il y a toujours eu une divergence entre les anciens Etats membres occidentaux et les nouveaux entrants d’Europe centrale et orientale de ce point de vue. Ces derniers – Pologne en tête – ont toujours été très méfiants par rapport à la Russie. L’avenir dira si l’épisode ukrainien peut initier un engagement plus important de l’Union dans sa politique de voisinage. Le fait que l’Allemagne tende vers un leadership européen plus assumé permet d’espérer cette évolution. Le désengagement américain d’Europe couplé au discours néo-impérialiste de Poutine depuis son retour au pouvoir constituent d’autres éléments pouvant inciter les européens à se prendre en main et à s’affirmer politiquement.
David Engels : L’Ukraine est à la fois vieille et nouvelle : berceau de la Russie et de la langue russe, elle n’a découvert son identité "nationale" qu’à partir du 19e siècle, mais ce n’est que depuis la chute de l’Union Soviétique que l’on peut vraiment parler d’indépendance politique. Certes, la spécificité du pays, divisé entre russophones et ukrainophones, entre orthodoxes et catholiques, peut expliquer en partie les polarités actuelles. Mais ce qui est en jeu aujourd’hui, ce n’est pas le sort de l’Ukraine, mais aussi de la Russie et de la vieille dispute entre occidentalisme et slavophilie : si l’Ukraine est arrimée à l’Union européenne, le vestige le plus important de l’ancien impérialisme russe disparaîtra. La Biélorussie ne tardera pas à suivre le mouvement, et la Russie, confrontée seule à ses nombreux problèmes internes (dont une chute démographique sans pareil et des revendications territoriales chinoises), n’aura d’autre choix que de rejoindre tôt ou tard l’Union afin d’éviter la désintégration. Ainsi, ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est la question de savoir si le continent restera séparé en "Est" et "Ouest", ou s’il trouvera en fin l’unité tant espérée.
Vincent Laborderie : On pourrait remonter très loin pour expliquer l’hétérogénéité de l’Ukraine. Mais l’élément récent le plus pertinent me semble le déplacement vers l’ouest de la frontière de plusieurs Etats (Ukraine mais aussi Allemagne et Pologne) décidé à Yalta. Une partie de l’Ukraine a alors été intégrées à cette république soviétique alors qu’elles n’avait jamais été dominée par l’empire russe. Plus à l’est, les centres sidérurgiques autour de Donestsk et du Donbass ont alors attiré des populations venues de toute l’URSS et dont la langue d’usage (sinon la langue maternelle) est le Russe. La situation est encore compliquée par le passage en 1954 de la Crimée de la Russie à l’Ukraine alors que sa population se sent russe. A l’époque, personne ne pensait que ce changement séparerait la Crimée du reste de la Russie 45 ans plus tard. On dit souvent que l’Ukraine est partagée en deux mais je verrais pour ma part trois zones : l’Ouest pro-européen, l’Est plus tourné vers la Russie mais qui tient à rester ukrainien, et enfin la Crimée où la population se sent plus russe qu’ukrainienne et où la Russie a des bases militaires de première importance.
David Engels : Insistons d’abord sur le fait que les frontières ukrainiennes ne sont pas un résultat du traité de Versailles, mais de l’administration soviétique. Mais il est certes vrai que le traité de Versailles est en grande partie responsable des conflits territoriaux et ethniques qui hypothèquent encore maintenant notre vécu quotidien. Au lieu de tracer, comme l’avait prévu Wilson et comme l’Entente l’avait promis initialement à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie pour les convaincre de signer l’armistice, des frontières selon des principes nationaux impartiaux, l’on a voulu différencier les vainqueurs des vaincus et construire des États artificiels destinés à contrebalancer le formidable poids allemand, attribuant ainsi des territoires à la Pologne, à la Tchécoslovaquie, à la Roumanie, à la France, à l’Italie ou à la Serbie qui auraient du revenir de droits aux "perdants" du conflit. La Deuxième Guerre Mondiale a été le résultat inévitable de ces erreurs, et la crise des Balkans actuelle également.
Vincent Laborderie : On a effectivement plaqué le mode d’organisation d’un Etat-nation comme la France sur des territoires multi-ethniques depuis des siècles. Or en Europe centrale et orientale la plupart des minorités continuent à garder leurs spécificités culturelles et linguistiques et n’ont jamais été assimilées. Par exemple, les Hongrois de Roumanie parlent toujours le Hongrois dans le cadre familial tout en parlant Roumain à l’extérieur. L’empire Austro-hongrois était loin d’être la "prison des peuples" que certains ont décrit et constituait une forme de gouvernement globalement adaptée à la diversité ethnique de cette région. On y a donc étendu un mode d’organisation – l’Etat-nation – spécifique à l’Europe occidentale. J’ajoute que la concordance entre Etat et nation n’est pas non plus de mise hors d’Europe sauf cas exceptionnels.
On a commencé à payer cette erreur dès l’entre-deux-guerres lorsque Hitler a utilisé l’argument du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes pour rassembler les populations de langue allemande. Le communisme a ensuite mis une chape de plomb sur la question qui est revenue en force après 1989. Or, une fois que l’on s’inscrit dans la volonté de faire correspondre Etat et nation, la suite logique est de diviser les Etats jusqu’à ce qu’ils correspondent à des groupes nationaux parfois très peu nombreux. Le Monténégro par exemple compte moins de 700.000 habitants. Les risques sont aujourd’hui toujours présents, notamment du fait des hongrois et des albanais présents dans plusieurs Etats.
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