Les peuples se noient, par Jean-Claude Guillebaud (Sud-Ouest-Dimanche, 1er septembre 2019)
On devrait mieux tendre l’oreille. Plutôt que de s’entre-accuser au nom des mêmes textes ; au lieu d’être tétanisés par le va-et-vient des sondages, paniqués par Marine le Pen, obnubilés par les alliances tactiques, les dirigeants non point de « la » gauche « mais « des » gauches devraient — d’abord — écouter ce que disent, répètent, martèlent ceux d’en bas. Le drame n’est pas seulement d’avoir perdu les classes populaires, comme on dit, mais de ne plus les entendre du tout. Oh, soyons juste, certains élus le font. En tirent-ils toutes les conséquences ? Pas sûr. Mieux identifier les malentendus permettrait pourtant (peut-être) d’éviter le pire.
Le premier concerne l’adversaire politique. Depuis 1983, le parti socialiste et la « deuxième gauche », s’évertuaient à rompre avec les archaïsmes qui truffaient encore le programme commun de 1972. L’effondrement du communisme n’avait-il pas disqualifié le principe même d’une économie dirigée ? Les socialistes allemands n’avaient-il pas répudié, dès 1959 à Bad Godesberg, ces dogmes très anciens (lutte des classes, etc.). Soucieux de faire, avec retard, leur propre refondation, les socialistes français se sont ralliés peu à peu à l’économie de marché, en réhabilitant l’entreprise et les entrepreneurs. Dès lors, il ne fut plus question de renverser le capitalisme mais de l’accompagner de louanges. Soit.
Sauf un détail. Les gens d’en bas, aux prises avec la dureté nouvelle, se rendaient bien bien compte, qu’entre temps, ledit capitalisme avait changé de visage et de nature. Il s’était durci, caricaturé, financiarisé. Parfois même, il devenait à peu près fou. Ainsi donc la gauche continua-elle, comme dans une pièce de Marivaux, à courtiser un mort : feu le capitalisme social des années 1960. Faisant cela, elle légitimait son remplaçant, ce néolibéralisme sans complexe ni vertu, cet enfant-monstre incontrôlable. Peut-être ne fut-ce pas une « trahison » socialiste, à proprement parler, mais à coup sûr une étourderie. Les peuples, en tout cas, se sentirent abandonnés, livrés sans protection, au nouveau « système ». Était-ce surprenant ?
Le deuxième malentendu concerne la mondialisation. Que la gauche y consente n’était pas illogique. Sa vocation internationaliste, son hostilité au repli chauvin l’y préparaient. Et puis la mondialisation originellement promise n’avait pas que des inconvénients. Elle permettait à des millions de personnes dans l’hémisphère Sud de sortir de la misère. Pour parler comme les économistes, elle favorisait une meilleure répartition des capitaux à l’échelle du monde.
C’est ce que répétèrent pendant des années les défenseurs de la « mondialisation heureuse ». (Bonjour Alain Minc !) Au fil des ans, pourtant, elle se révéla bien moins « heureuse » que ne l’annonçaient les petits prophètes du capital. Aujourd’hui, même ses défenseurs les plus zélés en conviennent : ce qui nous arrive, n’est pas l’avenir gagnant-gagnant qu’on nous avait promis, murmura-t-on jusqu’au forum des puissants à Davos en Suisse. Ce forum huppé n’a plus la cote. En janvier 2018, même le pape François reprocha aux organisateurs de Davos d’oublier les pauvres et leurs demanda de mettre le cap sur les valeurs authentiques.
Les chômeurs du textile, de la métallurgie ou des chantiers navals, les exclus, les précaires et les plus pauvres avaient depuis longtemps l’impression d’avoir été livrés à une forme mutante de domination. Le temps leur donnait enfin raison.
La même remarque vaut pour l’Europe. Un beau dessein historique, assurément. En 1992, au moment de Maastricht, on assurait que seule l’Europe pourrait protéger le modèle européen, l’économie sociale de marché d’une contagion néolibérale venue d’outre-Atlantique. Vingt-sept années plus tard, l’Europe politique n’est toujours pas construite. Les citoyens demeurent coincés entre les deux rives du fleuve : une souveraineté nationale répudiée et une souveraineté européenne hors d’atteinte.
Alors, ils se noient.