La peur des épidémies et la construction de l'Occident moderne, par Adrien Boniteau
"Les épidémies, de 1348 à 1720, sont une menace permanente pour les villes européennes. Si, d’après les sources, la peste semble avoir disparu d’Europe depuis le IXe siècle, elle devient à nouveau récurrente à l’aube des temps modernes. Entre le XIVe et le XVIe siècle, elle se manifeste dans au moins une ville européenne presque chaque année. En France par exemple, on recense environ une poussée de peste tous les dix ans entre 1347 et 1536, puis une tous les 11,6 ans entre 1536 et 1670. Chaque fois, une hécatombe est à déplorer. La Peste Noire du milieu du XIVe siècle ampute ainsi, d’après le chroniqueur Jean Froissart, « la tierce partie du monde ». Lors de cet épisode, l’Angleterre aurait perdu 40% de ses habitants. Florence a sans doute perdu 30% de sa population, tandis qu’Albi et Castres voient près de la moitié de leurs habitants mourir. Ce chiffre atteint même 70% pour Hambourg. Les épidémies suivantes n’en sont pas moins meurtrières. Ainsi, en 1720, Marseille perd environ la moitié de sa population [...] Mais, surtout, la peste frappe par sa rapidité. Le carme parisien Jean de Venette note ainsi que les personnes atteintes « n’étaient malades que deux ou trois jours et mouraient rapidement, le corps presque sain. Celui qui aujourd’hui était en bonne santé, demain était mort et porté en terre ». Les sources dépeignent le chaos inimaginable provoqué par la peste : dans les rues s’entassent « des corps monstrueux, les uns enflés et noirs comme le charbon, d’autres également enflés, bleus, violets et jaunes, tous puants et crevés, laissant la trace du sang pourri » [...] Mais les individus ne sont pas les seules victimes de la peste. La société entière est déstructurée par les phénomènes épidémiques [...] Nul doute que les épidémies ont fortement marqué la culture et la société européennes. Le goût pour le macabre en est l’une des conséquences. « Avec un réalisme morbide les artistes s’efforcèrent de traduire le caractère horrible de la peste et le cauchemar éveillé que vécurent les contemporains. », note Delumeau. Les danses macabres, dont le succès caractérise l’art occidental des XIVe-XVIIIe siècles, naissent précisément au lendemain de la Peste Noire. Les peintures, attentives aux moindres détails de la maladie, font la quasi-dissection des pestiférés. Pour Delumeau, cette « évocation de la violence, de la souffrance, du sadisme, de la démence et du macabre » doit être interprétée comme un véritable « exorcisme du fléau devant une peur qui se transforme en angoisse » [...] Pour l’historien, les épidémies, aux côtés d’autres causes comme la division religieuse issue du Grand Schisme puis de la Réforme, les disettes, les révoltes ou l’avancée turque, contribuent à expliquer le tournant des sociétés occidentales, fortement marquées par l’angoisse, entre le XIVe siècle et le XVIIIe siècle. L’angoisse, ce sentiment général de crainte sans cause, menace de détruire les fondements de la société si elle n’est pas réorientée vers un objet précis. Aussi, tout l’effort des autorités, tant civiles qu’ecclésiastiques, est de nommer l’ennemi : plus que les épidémies, il faut craindre l’œuvre de Satan, dont la manifestation est multiforme : le Turc, les Juifs, les hérétiques, les sorcières. L’invention de l’ennemi permet de transformer l’angoisse en peur et de refonder, ainsi que l’a montré René Girard, la communauté autour d’un bouc émissaire. Il n’est pas anodin de constater que la chasse aux sorcières naît précisément dans la période troublée des divisions confessionnelles et des épidémies [...] D’autre part, la théologisation du discours culturel se double d’une christianisation disciplinaire des comportements. Une vaste entreprise de conformisation religieuse est entreprise autant par la Réforme protestante que par la Réforme catholique tridentine. La danse, les jeux de hasards et les comportements jugés trop festifs ou trop païens sont combattus, l’absence à la messe ou au culte dénoncée et les comportements marginaux ou déviants fortement condamnés. Se forge ainsi une culture de la « cité assiégée » entre le milieu du XIVe siècle et le milieu du XVIIe siècle : la communauté se définit autant par son conformisme qu’en opposition à l’autre, qu’il soit vu comme un ennemi extérieur (le Turc, le Juif) ou intérieur (l’hérétique, la sorcière). [...] Qu’en conclure pour notre temps ? Delumeau ne peut s’empêcher, en passant, de mettre en parallèle cette société de l’angoisse du début des temps modernes avec notre propre époque. Il décrit avec sérieux et précision l’univers incertain et troublé dans lequel nous vivons : « Les jeux de la Bourse, dont dépendent — hélas ! — tant de destins humains, ne connaissent finalement qu’une règle : l’alternance d’espérances immodérées et de peurs irréfléchies. » Notre société est sans doute aussi celle de l’angoisse, tant les peurs accumulées, qu’elles soient justifiées ou non, se superposent : crainte de la crise économique et du chômage, de la crise écologique et de l’effondrement des écosystèmes naturels et humains, de l’immigration et du déclin occidental, du terrorisme, de la décadence morale et de la sécularisation, de la disparition de l’homme dans le transhumanisme… L’homme occidental est un perpétuel angoissé. Or, une société paralysée par l’angoisse se désagrège nécessairement. La libération consiste alors à nommer l’objet de la crainte, afin de transformer l’angoisse en peur. Il serait dès lors intéressant de se demander si le retour des épidémies, qui marquèrent si profondément l’histoire de l’Europe, dans notre monde contemporain ne permettrait pas d’exorciser à nouveau les craintes paralysant nos sociétés."
/https%3A%2F%2Fphilitt.fr%2Fwp-content%2Fuploads%2F2020%2F03%2FThe_Triumph_of_Death_by_Pieter_Bruegel_the_Elder.jpg%23width%3D2126%26height%3D1517)
La peur des épidémies et la construction de l'Occident moderne
Dans La Peur en Occident, l'historien Jean Delumeau explore les craintes des sociétés européennes entre le XIVe siècle et le XVIIIe siècle. En particulier, la peur des épidémies, qui explose...
https://philitt.fr/2020/03/21/la-peur-des-epidemies-et-la-construction-de-loccident-moderne/