Ne nous laissons pas assoter, par Luc-Olivier d'Algange (revuemethode.org)
"J'apprends que l'Académie française, souvent mieux inspirée, chasse de son dictionnaire le mot « assoter ».
Ce mot avait l'avantage de dire, mieux que la formule « rendre sot », cet assaut de sottise, cette sottise offensive et offensante, cette sottise qui assaille et dont la télévision, les débats publics, la publicité et la religion même, lorsqu'elle tombe aux mains d'effroyables barbares vaniteux, usent à notre détriment.
Se laisser assoter n'est rien d'autre que se laisser vaincre. On nous assote par la veulerie et la frayeur, la distraction et le travail, par l'ignorance et par le bourrage de l'information, par les généralités idéologiques et par les potins, par la musique d'ambiance et par le vacarme des rues, par la désolation des centres commerciaux et la puanteur de l'air, et même par les bons sentiments. Épargnons-nous d'étendre la liste, chacun sait, ou devrait savoir, ce qu'il en est.
[...]
En résistant à la guerre totale que la société, désormais, conduit contre la civilisation qu’elle devrait protéger et chérir, en refusant de nous laisser assoter, nous ne sauverons pas seulement une esthétique, une morale et une mémoire, mais ce secret même de l’être qui se nomme le possible.
On nous ressasse que « tout a été dit », que la conscience européenne de l’être est achevée, figée, que l’art est mort et qu’il ne nous reste plus qu’à nous soumettre aux plus tristes fatalités. « Tout a déjà été dit », on nous le disait déjà avant Proust, Céline, Ezra Pound ; on nous le disait même avant Chateaubriand et Hugo. Sans doute le disait-on déjà avant Dante et même Virgile. Ce « tout a été dit » trahit surtout le manque d’imagination créatrice de celui qui le formule. Cette formule décourageante veut nous dire qu’ici, en Europe, tout est dit, et qu’il n’y a plus qu’à s’abandonner à la plus ostensible barbarie, à vouloir s’en rédimer en disparaissant. Un idéologue ou un journaliste s’en laisseront aisément convaincre. Il sera plus difficile d’en persuader un poète ou un homme d’action, - qui savent que de bien-pensants journalistes peuvent parler de tout sans rien dire du tout. Ce qui est véritablement dit vient de loin, de si loin que ceux qui parlent de tout n’en ont plus la moindre idée, et, littéralement, ne l’entendent pas.
Non seulement tout n’a pas été dit, et tout n’est pas dit, mais ce qui fut dit n’a pas même encore été entendu ni éprouvé dans sa plénitude, ce qui est dit n’est pas encore advenu au dire. Les milliers de travaux universitaires qui ont pratiqué sur les œuvres leurs médecines légales « textuelles » ne changent rien, bien au contraire, au fait troublant que les grands œuvres, ces événements de l’âme attendent encore leur avènement dans nos âmes. Virgile, Dante, Hölderlin, Nerval attendent dans la pénombre pour nous dire ce qui doit encore être dit, pour susciter en nous le ressouvenir, « par-delà les portes de cornes et d’ivoire ».
Les œuvres de la conscience européenne de l’être sont en attente, en puissance, et c’est contre elles qu’un Dédire universel, - que la démonologie expliquerait bien mieux que la sociologie,- travaille sans relâche ; et c’est par elles, ces œuvres, qui sont attentes ardentes, que la puissance et le possible nous reviendront dans le plus beau des printemps.
Ainsi que dans le véritable amour, nous reprendrons tout au début, avant les défaillances et les trahisons, là où pointe la vérité de l’être, en sa fragilité émouvante de la jeune corolle.
Nous passerons outre aux fastidieuses dérisions des lassés et des blasés. Parménide, Héraclite et Empédocle nous diront le secret de l’être et du feu, comme à des amis, au plus près de ce que nous éprouvons immédiatement, dans la senteur des aromates jetés au feu par notre belle nuit ourlée de la rumeur des flots."