"Au niveau européen et a fortiori au niveau mondial, on ne peut pas directement transposer la théorie classique de la séparation des pouvoirs, ne serait-ce parce qu’il n’existe pas de pouvoir exécutif mondial, ni de législateur mondial. En revanche les juridictions sont impliquées dans la gouvernance mondiale, même quand leur statut reste lié au cadre national. La théorie de Montesquieu n’est donc pas transposable, car elle supposerait un État mondial, ni faisable, ni souhaitable. Il faut donc chercher à transposer l’idée démocratique des contre-pouvoirs. À défaut d’une véritable séparation entre les trois pouvoirs, l’agrégation savoir-vouloir-pouvoir pourrait assurer une sorte de rééquilibrage, chacun des acteurs ayant un rôle dans l’élaboration et l’application des normes. À condition de respecter l’indépendance, et de garantir la compétence, des scientifiques et d’assurer l’impartialité des acteurs civiques. D’où l’importance d’une régulation d’éventuels conflits d’intérêts.
En résumé, il ne s’agit plus de séparer les pouvoirs, mais d’agréger le savoir et le vouloir face à des pouvoirs qui, tantôt économiques, tantôt politiques, tantôt les deux, sont la véritable incarnation d’une communauté qui émerge d’un droit en mouvement."
"À l’évidence, le droit est en mouvement : c’est pourquoi les phénomènes normatifs émergents ne peuvent être pensés à la seule lumière de la métaphore de la pyramide des normes. En dépit des piliers, des socles, des droits fondamentaux, nous sommes entrés dans une zone de turbulence, par nature instable. Certes la métaphore des réseaux rend mieux compte des horizontalités (réseaux des villes, des juges), que celle de la pyramide, mais elle ne suffit pas à exprimer cette instabilité croissante qui caractérise nos sociétés. D’où la métaphore des nuages et des vents. Au-delà des problèmes habituels de traduction (l’état de droit n’est pas un synonyme de rule of law, les droits de l’homme peuvent renvoyer à l’État soumis au droit comme à l’État qui fait des lois, le droit commun n’a pas le même sens que la common law, etc.), il faudrait remplacer les « concepts fondateurs » par des « processus transformateurs ». Dès lors, petit à petit, subrepticement on subvertit le sens des mots : c’est ainsi que la souveraineté qui se voulait « solitaire » pourrait devenir « solidaire ».
En résumé, on ne peut ni choisir entre le souverainisme et l’universalisme, ni enfermer les systèmes de droit dans une logique hiérarchique et binaire ; ni admettre l’appropriation des biens communs mondiaux par les États ou les ETN ; ni transposer la séparation des pouvoirs à l’échelle d’un gouvernement du monde ; ni penser la communauté mondiale comme une communauté de mémoire. C’est pourquoi le juriste doit être innovant et le droit novateur. Certes, il ne s’agit pas de donner libre cours à une imagination débridée, mais simplement de sortir des sentiers battus, parce que la réalité n’y passe plus. Elle passe par une complexité qui pourrait paradoxalement renforcer la justice et par de nouveaux récits d’anticipation qui devraient contribuer à équilibrer la force."
"Le juriste doit être innovant et le droit novateur.
Pour y parvenir, il faudra changer nos repères. Dans ce monde déboussolé, il n’y a plus de pôle nord, en ce sens qu’il est impossible de choisir parmi les vents contraires de la mondialisation. Mais on peut imaginer une boussole inhabituelle. Au centre, engendré par la spirale des humanismes juridiques, un réceptacle octogonal recueille l’eau, symbole de la vie, où se rencontrent les principes régulateurs réconciliant les vents contraires de la mondialisation. Plongé dans ce réceptacle, le fil à plomb de la bonne gouvernance stabiliserait les mouvements désordonnés sans pour autant immobiliser ce monde en mouvement.
C’est ainsi qu’inspiré par les « forces imaginantes du droit », le juriste peut tenter de répondre au constat désabusé de Pascal au 17ème siècle : « ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que la justice et la force fussent ensemble et que la paix fût, qui est le souverain bien ». Si la spirale des humanismes fortifiait la justice, l’octogone des principes régulateurs équilibrerait la force. Il ne s’agit pas pour autant d’adhérer au rêve utopique des deux K : la « Grande paix » des classiques chinois, reprise à la fin du 19ème siècle par le juriste Kang Youwei et la « Paix perpétuelle » du philosophe Emmanuel Kant au 18ème siècle. De façon plus modeste, il s’agit de mettre en place des dispositifs d’apaisement, de faire la paix avec la Terre."