Averroès : l'accord de la religion et de la philosophie
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Averroès : l'accord de la religion et de la philosophie
Le grand philosophe et juriste andalou Ibn Rushd, plus connu en Occident sous le nom d'Averroès, a exercé non seulement une influence magistrale sur la pensée musulmane mais aussi sur l'Occident...
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« Au tournant du premier millénaire de notre ère, au moment où l’Europe ferme la parenthèse ouverte avec la chute de l’Empire romain, des nations se forment, des idées surgissent, des marchands circulent ; l’islam et le judaïsme bouleversent la Méditerranée ; la pensée grecque sort de son purgatoire ; l’Église tolère d’autres lectures des Écritures.
Des hommes nouveaux apparaissent. Ils ne sont pas encore des libres penseurs, des rationalistes ou des savants, au sens où nous l’entendons aujourd’hui ; mais déjà, ils revendiquent le droit à la raison, à l’expérience, à la vérité.
Trois hommes, en particulier, incarnent cet éveil de l’Europe méditerranéenne et contribuent à faire de cette petite partie du continent l’avant-garde de notre temps. Trois hommes d’Espagne et d’Italie : Ibn Rushd, Moshé Ben Maïmon et Thomas de Roccasecca. Autrement dit Averroès, Maïmonide et Thomas d’Aquin. Un musulman, un juif, un chrétien. Deux Espagnols, un Italien ; deux médecins, un moine ; deux juges, un professeur. Avec deux références communes, la Bible et Aristote, c’est-à-dire les sommets de la pensée pour ceux qui croient et pour ceux qui ne croient pas.
Profondément influencés les uns par les autres – même si un siècle sépare les deux premiers du troisième, et si rien ne permet d’affirmer avec certitude que les deux premiers se soient jamais rencontrés –, tous les trois bouleversent les réponses aux questions qui hantent depuis longtemps le savoir médiéval : est-il possible sans blasphémer de chercher la vérité sur la naissance du monde ? Peut-on penser Dieu de façon rationnelle ? Comment accorder la religion et la philosophie ? Peut-on concilier la philosophie de l’Antiquité avec le monothéiste ? Comment éviter que la religion soit un discours mystique, hors de la raison ? Autrement dit, faut-il laisser la raison se construire contre Dieu ?
Et d’autres questions encore, qui en découlent : le temps est-il éternel ? L’âme des hommes, si elle existe, meurt-elle avec eux ou est-elle éternelle ? Et si elle l’est, l’est-elle pour chaque homme ? Les âmes individuelles se fondent-elles en une âme collective ? Où vont les âmes en attendant le Jugement dernier ? La liberté des hommes est-elle compatible avec l’immuabilité de Dieu ? Et bien d’autres questions, infiniment modernes : l’univers a-t-il un commencement ? La science est-elle l’ennemie de la foi ? La modernité est-elle païenne ? Pourquoi Dieu laisse-t-il les hommes faire le mal ? La philosophie et la science sont-elles des activités blasphématoires ? La foi et la science sont-elles comme deux faces de la même parole de Dieu ? Faut-il dire toute la vérité au peuple ?
Parmi tous ceux qui osent enfin penser à ces questions, le premier, le plus grand peut être, le plus audacieux en tout cas, est en Islam : Ibn Rushd, ou Averroès.
Maître à penser du plus grand siècle de l’Islam, Averroès affirme la cohérence de la foi et de la science d’une phrase simple, renversante : « La vérité ne saurait contredire la vérité, elle s’accorde avec elle et témoigne en sa faveur. »
Une phrase si forte que tous ont voulu la récupérer pour faire de lui la promesse d’une réforme de l’islam, le précurseur du siècle des Lumières, la source des espoirs théologiques d’aujourd’hui.
À la fin du xie siècle, le centre du monde est encore en Chine, où prospère un empire puissant, administré par une bureaucratie efficace. À l’autre bout de la route de la Soie, en Méditerranée orientale, les conquérants arabes ont créé un immense empire, qui réunit, sous la bannière islamique, de l’Inde jusqu’au Maghreb et à l’Andalousie, des peuples précédemment soumis à la Perse, à Byzance ou à Rome. Les Fatimides chi’ites règnent en Égypte. Les Abbassides sunnites règnent à Bagdad. Leur islam organise des théocraties laïques et égalitaires, où la religion prend en charge les relations de chaque croyant avec Dieu et les relations des croyants les uns avec les autres.
Plus au Nord, en Europe chrétienne, deux superpuissances se disputent les restes de l’Empire romain : l’Église et le Saint Empire romain germanique. La monarchie pontificale, affirmant la supériorité du spirituel sur le temporel, considère le monde comme l’image terrestre du royaume de Dieu ; et comme il n’y a qu’un Dieu dans l’univers, il n’y a qu’un prince sur la Terre, le pape ; avec, sous lui, des nations – la France capétienne, l’Angleterre et l’Italie normandes, la Castille et l’Aragon – qui disputent à l’Empire dit germanique le contrôle des terres reconquises à l’Islam ou préservées de son influence.
À côté de ces forces féodales, l’essor démographique et l’indivision des fiefs envoient une partie des fils de l’aristocratie chevaleresque vers les monastères (Cluny, puis Cîteaux), et une autre vers les villes. De nouvelles techniques de mobilisation des capitaux et de construction des navires rendent possible une navigation hauturière en Méditerranée ; une bourgeoisie surgit dans des ports (Cadix, Séville, Bruges, Gênes, Anvers, Venise), et dans les villes de la Hanse, et prend le pouvoir marchand.
Pourtant la première ville d’Europe est alors encore Cordoue, immense puissance, capitale de l’Andalousie et du Maghreb, sous contrôle musulman depuis le ixe siècle, ville à un moment d’un million d’habitants, centre du commerce et des idées, même si l’émirat de Cordoue se défait.
À la fin du xie siècle, le conflit commence alors entre l’Islam et la chrétienté pour la maîtrise de la mer et des Lieux saints. En Orient, la bataille pour Jérusalem tourne à l’avantage des chrétiens. Une fois la ville prise, les richesses d’Occident fournissent aux croisés de quoi acheter des marchandises pour les revendre en Occident ; la création des États latins d’Orient alimente ainsi le décollage économique de l’Europe occidentale, où la lutte contre l’Islam continue par la bataille d’Espagne, faite de victoires chrétiennes, de contre-attaques musulmanes et de cohabitations tranquilles. Certains monarques chrétiens (en Castille, Alphonse VI, Alphonse VII et Alphonse X ; en Aragon, Jaime Ier¤) se proclament même empereurs de deux ou de trois religions, comme le sont quelques émirs de l’Andalousie, divisée en petits royaumes, les taïfas, après l’écroulement, au début du xie siècle, de l’émirat de Cordoue.
À ce moment, des guerriers de Mauritanie, les Almoravides, deviennent les maîtres des routes du Sahara occidental. Hostiles aux dirigeants des petits émirats du Maroc et d’Espagne, qui pratiquent une religion qu’ils jugent décadente, ils progressent vers les terres fertiles du Nord et prennent l’une après l’autre d’importantes cités : Sijilmassa (oasis marocaine, cœur du commerce caravanier et transsaharien), Taroudant, et Marrakech, qui devient leur capitale. Leur chef, Abû Bakr, parvient aussi jusqu’aux rives du Sénégal, permettant ainsi à ses caravanes de ramener, vers le Nord et l’Europe, l’ivoire et l’or d’Afrique noire, comme au temps de Rome. Au même moment, Cordoue, restée la première ville d’Europe, devient une sorte de république, et vit une expérience unique, jusqu’à ce que, en 1069, la ville passe entre les mains d’un prince voisin, celui de Séville, al-Mu’tamid, tyran qui se pique de poésie. Mais, inquiet des attaques venues de la Tolède chrétienne, al-Mu’tamid demande aux Almoravides du Maroc de lui venir en aide. Les guerriers du Sud traversent alors le détroit de Gibraltar, reprennent Valence en 1102, puis Cordoue. Ces Almoravides règnent alors sur un vaste Empire ibéro-marocain, reconstituent l’émirat antérieur, qui reste ouvert aux étrangers, Juifs et Chrétiens.
C’est par ce chemin que la pensée grecque va entrer dans le monde européen.
En théorie, la pensée philosophique grecque devrait être rejetée par les trois monothéismes, puisqu’elle a été conçue dans un contexte polythéiste. Les philosophes grecs distinguent aussi entre Providence générale et Providence individuelle : l’une protège l’ensemble de la Création, l’autre concerne chaque être en particulier et lui dicte un destin. Aristote admet l’existence d’une Providence générale mais pas d’une Providence individuelle. Les épicuriens nient toute Providence et ne voient dans les événements que des effets de hasard. D’autres encore pensent que les hommes sont les jouets des batailles entre les dieux.
De fait, le plus grand des Grecs, celui vers qui tous se tournent alors, Aristote, le précepteur d’Alexandre, ne croit pas en l’existence d’un Dieu unique. Pour expliquer le mouvement de l’univers, il pense qu’il suffit d’une sorte de rouage, un « Premier moteur », qui n’a rien de métaphysique. Pour lui, l’univers est éternel et n’a jamais été créé ; il est animé par les « âmes cosmiques », qui président aux mouvements des sphères célestes concentriques, distinctes de celles qui animent le vivant, animal et végétal ; les hommes, en particulier, possèdent une âme, dont l’intensité est plus ou moins vive selon qu’elle est plus ou moins pure. La finalité de cette âme humaine est, selon lui, de s’unir par la connaissance avec l’« intellect agent », sorte d’âme absolue, collective, qu’on peut confondre avec le « Premier moteur ». D’où une sorte de morale contemplative, dans la jouissance de la pensée. Il en déduit que le monde est régi par des lois immuables, mathématiques, accessibles par les facultés naturelles, déductives, analogiques, expérimentales, empiriques et intuitives de l’homme.
Cette pensée grecque survit dans les mondes romain, perse et arabe pré-islamique. En particulier, au début du ive siècle, on trouve dans le monde arabe des discussions sur des concepts grecs tels que ceux de « corps », ou de « substance ». Les philosophes arabes d’alors y admettent avec Platon que « l’idée » d’une chose est la seule réalité éternelle, immuable et vraie, alors que les « phénomènes », les choses, les faits, sont éphémères et changeants. Ils admettent, avec Aristote, son disciple et adversaire, que le monde des idées est régi par la raison, qui organise la mise en ordre de l’ensemble des connaissances. Pour les uns, tout événement a une cause arbitraire, pour les autres, tout phénomène doit pouvoir s’expliquer rationnellement. Ils débattent de la nature de la matière ; ils disputent de la question de savoir si les atomes sont des points géométriques, abstraits, sans aucune propriété ; s’ils ont couleur, saveur, odeur ; s’ils sont sécables, divisibles à l’infini ou créés à un moment par un « façonnier », autre version de l’« intellect agent ».
Quand l’islam y apparaît, ses premiers théologiens entendent mettre la logique, la physique et la métaphysique au service du nouveau discours sur les choses divines, le kalâm. La révélation « raisonnable » de l’islam se veut ainsi capable d’assimiler tout ce qui est logique, faisant le pari que le savoir grec s’accordera avec la nouvelle révélation. La philosophie devient ainsi « la science des êtres éternels et universels, de leur existence, de leur essence et de leurs causes ».
Aussi, dans le monde musulman, la science est tout de suite autorisée ; et la vérité, révélée par l’ange Gabriel au prophète Mahomet, l’est aussi, selon l’islam, aux philosophes, par une autre émanation de Dieu, autre version de l’« intellect agent ». À la différence de la chrétienté d’alors, la recherche scientifique est même considérée en Islam comme une valeur absolue. Le prophète lui-même dit : « La science est, en effet, plus méritoire que la prière », et « un seul homme de science a plus d’emprise sur le démon qu’un millier de dévots… »
L’objet de la première philosophie musulmane est donc de débattre, à côté de la théologie, de la nature de l’univers ; de découvrir les causes de la création de l’univers ; d’y définir la place de l’homme ; de choisir le meilleur mode de vie et d’utiliser le savoir pour le salut personnel. S’inscrivant dans la continuité de la pensée grecque, les premiers philosophes musulmans emploient alors des mots grecs pour désigner leurs concepts. Ainsi parlent-ils de « falsafa » et de « faylasûf ».
C’est donc par l’Islam – d’abord arabe puis babylonien – que la pensée grecque retrouve sa force. Au ixe siècle, à Bagdad devenue musulmane, la pensée scientifique est ainsi formidablement encouragée. Une légende raconte même qu’un jour de 832, le calife al-Mamûn est inspiré par un rêve où il rencontre Aristote. Il le raconte ainsi : « Je lui dis : “Qu’est-ce que le bien ?” Il me répondit : “Ce qui est bien selon la raison.” Je lui dis : “Et après ?” Il répondit : “Ce qui est bien selon la révélation.” Je lui dis : “Et après ?” Il me répondit : “Ce qui est bien aux yeux de tous.” Je lui dis : “Et après ?” Il me répondit : “Après ? il n’y a pas d’après.” »
C’est, selon les récits de l’époque, à la suite de ce rêve que ce calife aurait créé une « Maison de la science » où sont alors traduits en langue arabe les textes majeurs de la médecine, des mathématiques, de la logique et de la philosophie grecques, de la littérature persane, et de l’astronomie indienne. Les traducteurs de ces textes ont un travail complexe : ils doivent collationner les quelques manuscrits qui leur sont parvenus ; établir un texte de référence et le traduire en syriaque, puis en arabe. Ainsi traduisent-ils les rares textes existant d’Aristote, Platon, Galien, Plutarque et Plotin (dont les trois dernières Énnéades sont résumées sous le titre de « Théologie d’Aristote »). On y lit déjà l’éveil à la conscience de soi, à l’individualisme, à l’abstraction, à la raison. Ainsi de Plotin (44) : « Souvent, m’éveillant à moi-même en m’échappant de mon corps ; étranger à tout autre chose, dans l’intimité de moi-même, je vois une beauté aussi merveilleuse que possible. Je suis convaincu, surtout alors, que j’ai une destinée supérieure ; mon activité est le plus haut degré de la vie ; je suis uni à l’être divin, et, arrivé à cette activité, je me fixe en lui au-dessus des autres êtres intelligibles… » (Énnéade, IV, 8, 1.)
Dans les premières universités, qui se créent alors en Islam d’Orient bien avant de surgir en Europe, on enseigne aussi Euclide, l’astronomie et la médecine. Des dizaines de mathématiciens travaillent alors, en Perse et en Égypte musulmanes, à approfondir des idées grecques. Ils étudient le cosmos (« l’ordre ») et ses lois, qu’ils pensent accessibles par les mathématiques. Ainsi se perfectionnent l’algèbre, la théorie des coniques et des asymptotes.
Certains d’entre eux pensent contre les Grecs : ainsi celui qu’on considère comme le premier philosophe musulman, al-Kindî († 867) soutient, à la différence d’Aristote, que le monde a été créé à partir du néant et qu’il n’est pas éternel. Il écrit ainsi à propos des Grecs : « Bien qu’ils soient restés dans l’ignorance d’une partie de la vérité, ils furent pour nous la voie et l’instrument pour parvenir à de multiples connaissances, dont ils n’ont pu eux-mêmes rejoindre l’entière vérité… »
Un peu plus tard, un autre philosophe musulman, al-Fârâbî (872-950), affirme au contraire l’indépendance de la spéculation et du salut et ose un discours rationnel sur les questions morales.
La médecine musulmane se développe aussi à partir de la doctrine de Galien. Pour elle, la santé reste un équilibre entre des « qualités » et des « humeurs » (sang, bile, etc.). La maladie est un excès d’une humeur, à éliminer par une saignée ou par une drogue. Le médecin doit s’en tenir là, car tenter d’expliquer le mal plus avant serait se risquer à pénétrer le domaine réservé de Dieu, et le médecin ne s’y risque qu’en se cachant derrière un langage ésotérique.
Quelques grandes figures de cette philosophie de l’Islam : en Asie centrale, Ibn Sinâ, ou Avicenne, né à Boukhara en 980, d’une mère juive, dit-on, et d’un père chi‘ite, médecin, mathématicien, philosophe, conseiller du prince puis Premier ministre, publie plus de 450 ouvrages dont 150 traités philosophiques, 40 livres de médecine, 50 œuvres littéraires et scientifiques. Son Canon de la médecine sera enseigné pendant six siècles dans les universités d’Orient et il influencera la représentation de l’âme chez les théologiens chrétiens. Pour Avicenne, la santé exige de « choisir une alimentation mesurée, s’assurer de l’évacuation des excréments, maintenir la pureté de l’air respiré et de l’eau bue, se préserver des infections, éviter les excès en matière de veille et de sommeil, pratiquer la culture physique, préférer un habitat aéré et ensoleillé, mener une vie sexuelle équilibrée ».
À Bagdad, al-Ghazâlî (1058-1111) s’oppose encore à plusieurs idées d’Aristote et refuse l’éternité du monde et l’intellect agent ; il accepte la résurrection de la chair. Pour lui, les actes de Dieu nous traversent, et le destin est une fatalité absolue. Il n’y a de vérité que métaphysique, et son objet est inaccessible à la science. Pour lui, la science ne pourra jamais démontrer ni l’existence de Dieu ni la création du monde ni l’immortalité de l’âme. La seule vérité est la parole divine, car « il n’y a pas d’explication à donner après Dieu » : notre intelligence est trop faible pour pénétrer le rapport que les choses entretiennent entre elles et avec Dieu.
En Andalousie, la pensée grecque arrive avec les premiers émirs musulmans. Sous l’émir al-Hakam II (961-976), qui gère un immense empire depuis Cordoue, la pensée est formidablement libre. Avenzoar est alors un immense médecin ; le géographe al-Idrisî est le « professeur de géographie de l’Europe ». Les débats font rage avec les penseurs des autres monothéismes parfaitement tolérés en Islam, que le juriste Ibn ‘Abdûn dénonce comme des parasites culturels : « On ne doit pas vendre aux Juifs et aux Chrétiens de livres de science, sauf s’ils ont trait à leur propre loi ; en effet, ils traduisent les livres de science et en attribuent la paternité à leurs coreligionnaires et à leurs évêques alors qu’ils sont l’œuvre de Musulmans ! »
Après la déliquescence du califat au xe siècle, Cordoue reste un lieu majeur de science. Le premier grand penseur cordouan du règne des Almoravides, Ibn Bâjja (1077-1138) fait l’apologie de la science. Il écrit que l’intellect du savant peut percevoir les concepts, créatures de Dieu. En pensant, il devient « lumière » et rejoint prophètes, saints, martyrs et bienheureux. « Celui qui pratique la science de la nature s’élève ensuite à un autre degré où il contemple les intelligibles non [plus] en tant qu’ils sont intelligibles appelés matériels ou spirituels, mais en tant que les intelligibles sont un des existants du monde. » L’ascèse scientifique est, pour Ibn Bâjja, la seule voie d’accès à l’éternité, c’est-à-dire à Dieu ; il dénonce les hommes de pouvoir et leurs prétentions, les théologiens et leur sectarisme.
C’est aussi à ce moment – et par l’Islam – que l’Occident chrétien a accès à la pensée grecque, cela passe par Tolède, Narbonne, avant d’aller vers le Nord et l’Est. L’œuvre de Ptolémée arrive ainsi sous le nom d’Almageste (al-Mijistî ou Grand Livre), traduction arabe du Megale Syntaxis Mathematiké (La Grande Syntaxe mathématique). L’al-Jabr (l’Algèbre) est traduit en latin par Robert de Chester vers 1100. Les Éléments d’Euclide, traduits du grec en arabe, sont traduits en latin par Abélard de Bath vers 1150.
Au début du xiie siècle, alors que l’Europe chrétienne se lance dans les croisades et la Reconquista, en Andalousie, la dynastie almoravide se désagrège sous les coups d’un nouveau mouvement réformateur, né, lui aussi, dans le Haut-Atlas : les Almohades.
En 1121, un lettré berbère ayant passé dix ans en Perse, Ibn Tûmart, se présente comme investi d’une « mission divine ». Il prêche l’« unicité » de Dieu (d’où le nom d’« Almohades », « al-Muwahhidûn » : les Unitaires). Il accuse les Almoravides des mêmes maux que ceux dénoncés par ces derniers un siècle plus tôt. Gourou exigeant, il impose à ses disciples de réciter chaque jour un chapitre de ses doctrines, sous peine du fouet, et de mort en cas de récidive. Il se fait reconnaître comme « mahdî », (« guide »), titre réservé, jusque-là, par l’islam au prophète. En 1130, il lance une attaque contre Marrakech ; il échoue et meurt peu de temps après. Son successeur, ‘Abd al-Mu’min, prend le titre de « calife » (lieutenant, substitut du mahdî). Il prend le contrôle du Maroc en 1147. Appelé à l’aide en Andalousie par les princes musulmans attaqués par Alphonse VII, le prince chrétien, les Almohades arrivent à Cordoue en 1149.
Cette dynastie semble annoncer un âge d’or intellectuel et artistique de l’Islam. Elle construit la Koutoubia de Marrakech, l’enceinte et les portes de Rabat. Pourtant sa tolérance intellectuelle n’est pas aussi grande que celle des Almoravides. Et les intellectuels, tant musulmans, juifs que chrétiens, doivent y penser masqués, avec prudence. C’est là, et à ce moment, que vivent Averroès et Maïmonide. [...]
Ibn Rushd – qu’on connaîtra donc dans la chrétienté sous le nom occidentalisé d’« Averroès » – naît en 1126, l’année même de la mort de son grand-père, pendant une révolte de Cordoue contre le gouverneur almoravide. Il a onze ans quand éclate, au Maroc en 1137, la révolte almohade d’Ibn Tûmart. Il a vingt-trois ans quand, en 1149, la ville, assiégée par Alphonse VII de Castille, tombe entre les mains des Almohades, qu’il a fallu appeler à l’aide en 1148. Comme tous les Cordouans, le jeune homme doit prononcer un serment d’allégeance aux nouveaux maîtres. [...]
En 1153, à vingt-sept ans, il est appelé à Marrakech, à la cour almohade, dans une délégation de Cordouans venus exprimer leur soumission à ‘Abd al-Mu’min, alors calife, à l’occasion d’une réunion d’intellectuels de tout l’empire, convoqués sans doute pour réfléchir à la façon de répondre à la progression de l’islam mystique, le soufisme venu d’Orient. En 1154, il est nommé secrétaire du gouverneur de Ceuta et de Tanger ; il y fait la connaissance d’Ibn Tufayl, écrivain, célèbre médecin et philosophe, conseiller du prince héritier, Abû Ya‘qûb Yûsuf, auteur d’un étonnant roman sur une sorte de Robinson Crusoé musulman. Vers 1160, Tufail présente Ibn Rushd à ce prince héritier. Le philosophe tremble de rencontrer le prince intégriste mais celui-ci lui demande, à sa grande surprise, d’écrire des commentaires d’Aristote. Averroès racontera plus tard lui-même cette rencontre, qui dit bien des choses sur les relations étranges entre ces princes intégristes et la pensée grecque. Un texte passionnant, où on entend la voix d’Averroès :
« Lorsque j’entrais chez le prince des croyants, Abû Yacoub, je le trouvais avec Abû Bakr ben Tufayl, et il n’y avait aucune autre personne avec eux. Abû Bakr se mit à faire mon éloge, parla de ma famille et de mes ancêtres, et voulu bien, par bonté, ajouter à cela des choses que j’étais loin de mériter. Le prince des croyants, après m’avoir d’abord demandé mon nom, celui de mon père et celui de ma famille, m’adressa de prime abord ces paroles : “Quelle est l’opinion des philosophes à l’égard du ciel. Le croient-ils éternel ou créé ?” Saisi de confusion et de peur, j’éludai la question et je niai m’être occupé de philosophie ; car je ne savais pas ce qu’Ibn Tufayl lui avait affirmé à cet égard. Le prince des croyants, s’étant aperçu de ma frayeur et de ma confusion, se tourna vers Ibn Tufayl, et se mit à parler sur la question qu’il m’avait posée ; il rappela ce qu’avaient dit Aristote, Platon et tous les philosophes, cita en même temps les arguments allégués contre eux par les Musulmans. Je remarquai en lui une vaste érudition, que je n’aurais même pas soupçonnée dans aucun de ceux qui s’occupent de cette matière et qui lui consacrent tous leurs loisirs. Il fit tout pour me mettre à l’aise, de sorte que je finis par parler et qu’il sut ce que je possédais de cette science. Après l’avoir quitté, je reçus par son ordre un cadeau en argent, une magnifique pelisse d’honneur et une monture (26). »
Sans préciser ni lieu ni date, Averroès enchaîne : « Abû Bakr ben Tufayl me fit appeler un jour et me dit : “J’ai entendu aujourd’hui le prince des croyants se plaindre de l’incertitude de l’expression d’Aristote et de celle de ses traducteurs. Il a évoqué l’obscurité de ses desseins et a dit : ‘Si ces livres pouvaient trouver quelqu’un qui les résumât et qui les rendit accessibles après l’avoir compris convenablement, alors leur assimilation serait plus aisée pour les gens.’ Si tu as en toi assez de force pour cela, fais-le. Moi je souhaite que tu t’en acquittes, étant donné ce que je sais de la qualité de ton esprit, de la netteté de ton aptitude et la force de ton inclination à l’étude. Ce qui m’en empêche ce n’est – comme tu le sais – que mon âge avancé, mon occupation à servir et le soin que je consacre à ce que j’ai de plus important que cela.” Et il ajoute : “C’est donc cela qui m’a conduit aux résumés que j’ai faits des livres du sage Aristote” . »
Et voilà, présenté en deux lignes fort modestes, tout le projet intellectuel de sa vie : commenter Aristote, et bien plus encore, assurer la cohérence de la foi et de la raison, de l’Islam et de la science, de la religion et de la modernité.
L’œuvre d’Averroès fait ainsi partie d’un programme explicite de modernisation de l’islam ; et son œuvre s’inscrit dans une politique voulue par les princes de cette sorte de Prusse musulmane qu’est alors l’Espagne almohade, inquiète de la montée du soufisme, soucieuse d’affronter l’islam mystique, qui menace l’autonomie du politique, sans pour autant renoncer à la foi. »[1]
[1] Raison et Foi - Jacques Attali - https://books.openedition.org/editionsbnf/1126
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