Après la parenthèse malheureuse de l’administration Trump et l’entrée en fonction d’un nouveau Président et d’une nouvelle majorité parlementaire aux Etats-Unis , peut-on concevoir une renaissance du grand projet de “World Liberal order” ? C’est à dire d’une forme de collaboration/alliance des Etats promouvant un type de société démocratique et libérale ainsi qu’une forme de globalisation
coopérative - en opposition aux grandes puissances et régimes autoritaires, nationalistes et impériaux hostiles à toute forme de multilatéralisme progressiste et constructif ?
Plus précisément, les Etats-Unis et l’Union européenne d’aujourd’hui - les deux grands blocs libéraux de ce début de siècle - sont-ils désireux de coaliser leurs efforts pour soutenir le type de société et d’ordre mondial susceptibles de faire face aux enjeux internationaux majeurs pour les futures générations : environnement, santé, développement, désarmement, numérique, espace, … ? Alliance susceptible d’entraîner,sur tous les continents, des Etats engagés sur la même voie et souhaitant s’appuyer sur une telle alliance libérale ? (1).
L’Union européenne a toujours manifesté une telle volonté - renouvelée, renforcée et explicitée en 2019 à l’occasion des nouveaux mandats de la Commission et du Parlement. Les Etats-Unis de Jo Biden y semblent également disposés - dans la ligne des présidences Obama mais peut-être avec une plus grande détermination.
Quoiqu’il en soit, ce grand thème du “World Liberal Order” - ou sous toute autre forme sémantique - figurera sans doute à l’ordre du jour des futurs sommets internationaux. La double exigence de préservation du libéralisme démocratique et d’affrontement collectif aux défis mondiaux devrait être - au moins implicitement - le fil rouge des prochaines rencontres.
Déjà, en 2015/2016, ce thème était souvent débattu - comme il est rapporté dans les deux notes ci-jointes de 2015/2016 où il était surtout question de la capacité de l’Union elle même à renforcer son propre projet/récit/narratif. Cette question n’est pas encore vraiment tranchée et exige toujours des réformes profondes et rapides.
On en reparlera donc ...
POUR UN NOUVEAU RÉCIT EUROPÉEN (9/1/2016)
En ce début d'année 2016, la tonalité des commentaires de presse, des analyses des observateurs et des déclarations de nombreux responsables politiques au sujet de l'UE est particulièrement négative - voire carrément catastrophiste.
Une sorte de consensus semble s'établir sur le fait que l'Union traverse "la plus grave crise de sa (brève) histoire" - une crise qui mettrait en question son existence même, du moins sous sa forme actuelle.
De la "fin de l'ordre européen" à la "désintégration du projet européen" ...
Dans son ouvrage "World Order" de 2014 (voir la note ci-dessous), Henry Kissinger avait - avec un certain détachement garant de l'objectivité, sinon de la justesse, de son analyse - posé la question de la "fin de l'ordre européen" (matérialisé par l'UE). Sans trop les expliciter, il avait souligné d'une part la gravité à court terme des désordres socio-économiques que provoquerait une implosion de cet ordre et, d'autre part, le risque géo-politique qu'un tel "vide" présenterait ensuite pour l' "ordre international" tout entier.
Parmi les analyses du même genre qui se sont multipliées, une des plus récentes s'intitule "A crisis without end : the disintegration of the European project" (1) et émane de chercheurs de l'Université de Cambridge et ... du think tank d'Europa Nova. Elle compare le phénomène de "désintégration" de l'UE avec celui de l'Empire austro-hongrois, de l'Union soviétique et de l'ex-Yougoslavie ...
En très résumé, cette analyse "prévoit" qu'après une dizaine d'années de crise sans solution durable, l'UE serait progressivement saisie de paralysie avant de tomber dans un véritable état d'urgence qui conduirait à la fois à un retour au "power politics" entre les États membres puis à leur détachement de l'UE - le tout dans une atmosphère de nationalismes renaissants et exacerbés.
Quelques explications, mises au point et pistes de réflexion
Si nous laissons aux lecteurs le soin d'apprécier la justesse, la pertinence et l'objectivité de cette analyse, on peut cependant utiliser l'occasion de cet énième version d'"European gloom and doom" - faite par compilation d'éléments négatifs pas forcément reliés les uns aux autres - pour attirer brièvement et schématiquement l'attention sur les points suivants :
- la plupart des "crises de l'UE" ainsi répertoriées (2) trouvent en fait leur origine en dehors de celle-ci - soit dans l'ordre international soit dans l'ordre interne de certains États membres. Si elles impactent effectivement l'UE, c'est surtout parce que celle-ci n'a pas su se doter en temps utile des moyens - notamment institutionnels - d'y faire face. Depuis une dizaine d'années, le nécessaire renforcement politique de l'UE a sans cesse été renvoyé au "long terme" - y compris dans certains milieux pro-européens. La priorité a été donnée à des mesures palliatives d'urgence visant, sous prétexte de "réalisme", au colmatage de brèches de plus en plus nombreuses plutôt qu'au renforcement global de l'édifice (cf. l'opposition entre les "pompiers" et les "architectes").
- le récit des "Cassandre" a totalement oblitéré la réalité du travail permanent de l'UE dans une multitude de domaines, au bénéfice direct ou indirect des citoyens européens. La simple lecture, par exemple, du Bulletin quotidien d'Agence Europe donne une idée du fourmillement extra-ordinaire de l'activité de "Bruxelles" - qu'il s'agisse d'agriculture, d'environnement, de transport, d'énergie, de santé, de protection des consommateurs, de développement régional et social, de cohésion monétaire et économique, etc ...Un activisme qui sert d'ailleurs d'argument - hélas avec quelque succès - aux courants euro-sceptiques.
- cette réalité a aussi - surtout ? - été oblitérée par l'absence coupable de "communication" (information/explication/justification/défense/promotion/débat/...) de la part du "Gouvernement européen" cad de ceux qui sont les initiateurs, les auteurs - et donc les responsables, au sens noble du terme - de ces politiques. Aucun gouvernement moderne ne peut se soustraire durablement à cette obligation de communication (permanente et organisée) - sans laquelle il perdra vite le contact avec ses administrés ainsi que leur soutien et même, à terme, sa légitimité. Dans l'UE, cette fonction échoit naturellement en grande partie à la Commission. Pour différentes raisons - qui mériteraient un examen approfondi - elle n'a pas été prise en charge (3).
Le besoin d'un nouveau narratif européen
Plus généralement, il manque à l'UE un "narratif" positif de sa raison d'être et de son projet. Il lui manque un argumentaire fort et raisonné de ses "fondamentaux". Il manque un "récit" actualisé, remis à jour, de l'entreprise européenne, une nouvelle explicitation de la nature et de l'importance de l' "ordre européen".
Un récit qui ne se limite pas - comme c'est souvent le cas - aux seuls risques que comporterait la destruction de cet ordre ( le "coût de la non-Europe") mais qui mettrait en exergue les aspects positifs - la "valeur" - du projet : unité, solidarité, fraternité, brassage parental et relationnel, culture commune, espace commun, etc ... En bref, tous les éléments d'une sorte de "nationalisme européen", au sens noble du terme, qui donnerait une légitimité - une âme ? - à l'infrastructure (Institutions et politiques communes) de l'"État" européen. Mais qui prendra en charge ce récit ?
On dit souvent que la construction européenne progresse "à la faveur" des crises qu'elle traverse, cad dans une sorte de fuite en avant mécanique, provoquée plus par la contrainte des évènements et des réalités objectives que par une vision, une volonté positive - voire un "désir" - d'union et de solidarité. Il s'agit là d'un concept négatif et dangereux : à force de cotoyer l' "abîme" plutôt que de le franchir, on risque fort d'y être finalement précipité.
Jean-Guy Giraud 09 - 01 - 2016
(2) les auteurs font naturellement allusion au Grexit, Brexit, à la crise des réfugiés, à la situation en Pologne, Hongrie, République Tchèque, à l'euroscepticisme croissant de l'opinion publique dans l'ensemble des États membres, etc ...
(3) parmi les priorités de JC Juncker au début de son mandat, figurait la refonte de la politique de communication de la Commission et des services concernés, replacés directement auprès de la Présidence. Les résultats de cette réforme ne sont guère perceptibles. Il semble que, là aussi, la critique euro-sceptique ait joué un rôle dissuasif.
ASSISTONS NOUS À LA FIN DE L'ACTUEL "ORDRE EUROPÉEN" ? (9/12/2015)
Assistons nous à la fin de l'équilibre géopolitique européen issu de la deuxième guerre mondiale ?
La question est posée par Henry Kissinger
C'est la question que pose Henry Kissinger dans son dernier ouvrage intitulé "World Order" (2014), dans lequel il propose "a deep meditation on international harmony and global disorder".
Il consacre les deux premiers chapitres au "European-Balance-of-Power System... and its end".
Il décrit d'abord, dans un saisissant raccourci historique, les systèmes d'équilibre des pouvoirs qui se sont succédés au cours des siècles sur le continent européen : l'Empire Romain, l'Empire Carolingien, le Système Westphalien, le Congrès de Vienne, le Traité de Versailles... pour en arriver au "Post War European Order".
Henry Kissinger explique comment les grandes puissances et les petits États, qui ont composé l'Europe dans ses différentes configurations au cours des siècles, n'ont pu co-exister plus ou moins pacifiquement que grâce à des systèmes changeants et fragiles d'équilibre des pouvoirs.
Il explique comment ces systèmes ont été successivement détruits par la rupture des alliances, elle même causée par la domination d'une des puissances, les querelles entre celles-ci, l'émergence d'idées libérales, révolutionnaires, démocratiques, nationalistes ou fascistes.
Il rappelle surtout le terrifiant coût humain et économique (révolutions et guerres) qu'ont à chaque fois provoqué ces ruptures - avant qu'un nouvel ordre n'ait pu être établi.
L'"Ordre Européen" et son affaiblissement
Henry Kissinger retrace ensuite comment, à l'issue de la deuxième guerre mondiale - qui a vu s'effondrer le système mis en place par le Traité de Versailles - un nouvel équilibre des pouvoirs en Europe ("A New European Order") a été bâti sur la base d'une "ever closer union of Europe's constituent peoples", matérialisée par la Communauté puis par l'Union Européennes.
Mais - après avoir rendu hommage à un "système" qui a tout de même procuré paix, démocratie et progrès économique à trois générations - il relève les graves faiblesses internes qui menacent aujourd'hui son existence même : "monetary union side by side with fiscal dispersion" - "bureaucracy at odds with democracy" - "cosmopolitan identity in contention with national loyalties" - "east-west and north-south divides" - "no clear understanding of the "European project"...
(Il regrette, au passage, que l'UE ait "considéré sa propre construction interne comme son objectif géopolitique ultime" - plutôt que de participer activement à un nouveau "world order" basé notamment sur ... l'Alliance Atlantique.)
Une inquiétante accélération de l'histoire
Nul doute que, si Henry Kissinger avait rédigé son livre en cette fin d'année 2015, son diagnostic sur l'actuel "European Order" aurait été plus pessimiste encore.
En guère plus d'un an, en effet, se sont aggravés ou sont apparus de bien plus graves facteurs internes et externes de désunion et de déstabilisation du système : le blocage avéré de toute réforme, l'euroscepticisme croissant de l'opinion, la résurgence du nationalisme et du souverainisme, la montée des partis extrémistes, les effets de la crise migratoire et du terrorisme, le retrait britannique, l'impérialisme russe, le détachement américain ...
Mais le plus grave a peut-être été l'absence de réaction collective - et de vision claire de l'avenir de l"ordre" - de la part de ses dirigeants (1).
La fin de l'"Ordre Européen" ou le saut dans l'inconnu
On l'aura compris : plus qu'un hommage mérité au talent de l'écrivain-historien-diplomate Henry Kissinger, on veut ici attirer l'attention sur les points suivants, que le regard extérieur du personnage permet de mieux appréhender à l'échelle de l'histoire:
- l'UE est beaucoup plus qu'une union douanière ou une machine administrative : c'est en fait le socle d'un "Ordre Européen" continental - héritier des précédents et qui assure depuis plus de soixante ans un équilibre géo-politique pacifique et démocratique.
- la rupture de cet équilibre provoquerait, dans un premier temps, de graves désordres diplomatiques, politiques, économiques et sociaux au sein de l'Europe - mais aussi, dans une certaine mesure, une déstabilisation du "World Order" lui-même,
- le vide ainsi créé susciterait ensuite immanquablement des tentatives de création d'un autre "Système Européen" - issu d'un nouveau et imprévisible rapport de forces - que personne n'est en mesure d'imaginer, mais qui risquerait fort de n'être plus basé sur les mêmes valeurs humanistes que l'actuel : ce serait un véritable saut dans l'inconnu.
Certes, l'annonce de la fin de l'"ordre européen" est sans doute prématurée. Les stabilisateurs automatiques de l'"acquis" fonctionnement toujours. Le système peut être adapté et renforcé.
À condition que les dirigeants et l'opinion prennent rapidement la mesure de son affaiblissement et de sa vulnérabilité - ainsi que des conséquences de son éventuelle disparition.
Jean-Guy Giraud 09 - 12 - 2015
(1) Plusieurs dirigeants nationaux ou européens ont toutefois au moins reconnu, publiquement, l'état de crise grave de l'UE :
- "C'est l'Union de la dernière chance" (J.C. Juncker)
- "No one can say whether the EU will still exist in this form in ten years time" M. Schultz
- " Geopolitics is back in Europe" D. Tusk