Ce blog est destiné à stimuler l'intérêt du lecteur pour des questions de société auxquelles tout citoyen doit être en mesure d'apporter des réponses, individuelles ou collectives, en conscience et en responsabilité !
31 Mai 2021
Mise en regard
En 1896, Alfred Jarry, marqué par le souvenir d’un professeur prétendument odieux, fait représenter son Ubu roi ; il est alors loin d’imaginer que cette farce outrancière et subtilement primitive allait devenir le symbole prémonitoire des plus terribles dictatures du vingtième siècle. Un demi-siècle plus tard environ, Witold Gombrowicz publie Le Mariage, une pièce où il s’interroge sur les mécanismes obscurs qui conduisent les uns à s’emparer du pouvoir, les autres à s’y soumettre. Jarry inaugurait sans le savoir la tradition du théâtre de l’absurde ; Gombrowicz s’inscrivait dans le sillage du grotesque et de la farce tragique, un genre qui tout au long de la deuxième moitié du vingtième siècle allait connaître une fortune considérable et de multiples variantes. Ce qui le rapprochait du prototype jarrien, c’est la manière d’appréhender la question du rapport de force. Tout comme Jarry, il est parti de ses propres observations d’élève soumis à l’autorité, parfois rude, de ses professeurs. Dès 1938, dans Ferdydurke, il avait pointé l’attitude des maîtres à l’égard de leurs élèves/disciples et il avait montré comment cette relation de pouvoir pouvait être transposée en tant que principe ontologique dans l’ensemble des relations interhumaines. À partir de là, il n’y avait plus qu’un pas à faire vers une représentation de la dictature politique. Jarry l’a fait presque à son insu en donnant à son ancien maître les traits d’un tyran exerçant un pouvoir absurde sur un pays encore plus absurde, puisqu’il s’agit de la Pologne qui, rayée de la carte de l’Europe depuis un siècle, n’était plus qu’un État fantôme. Libéré de la contrainte du respect de la réalité, Jarry a écrit une sorte de canevas où la tyrannie était saisie, pour ainsi dire, à l’état pur, dans sa monstruosité effrayante — si effrayante qu’on ne pouvait réagir autrement que par des bouffées de rire libératrices. Toutefois, « l’innocence » de Jarry avait des limites et l’on ne tarda pas à découvrir en lui un lecteur attentif de Shakespeare construisant sa farce sur les ruines du sublime propre aux grandes tragédies de l’époque élisabéthaine. La dérision, le grotesque, la trivialité montraient le pouvoir dans ce qu’il a de plus bas et de plus saugrenu. Il avait fallu ce regard d’adolescent pour crier la vérité, proclamer que le roi était nu et qu’il n’avait pour cacher sa nudité que les haillons entreposés au grand bazar de l’Histoire.
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Voir l'article : L'irrésistible fascination du pouvoir