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Publié par ERASME

Peu habitués que nous sommes à l’expérience des grandes crises qui secouent l’humanité, l’arrivée d’une pandémie mondiale, la crise du Coronavirus, a fait naître son lot de fantasmes et de passions. Tour à tour sont apparus les annonciateurs d’une proche fin du monde, et les mélancoliques romanesques narrant leur traversée du confinement avec l’intensité comique d’un matamore. Vinrent ensuite les révolutionnaires en papier mâché luttant contre la volonté destructrice d’un nouvel ordre mondial qui nous enfermerait dans une matrice orwellienne savamment huilée, ou encore, les néo-macroniste dont la vie a été momentanément figée pour mieux prendre conscience du besoin impérieux de « se réinventer », devenir « vraiment soi-même » et investir dans le bitcoin ou les NFTs.

Que ce soit dans un camp ou dans l’autre, ce qui frappe avant tout, c’est la violence, le ridicule, l’intensité et la cacophonie des réactions observables depuis plus d’un an, qui relèvent en soi d’un problème plus profond et préexistant à notre soudaine insécurité sanitaire.

Ce problème commence dans la seconde moitié du XXe siècle, avec l’apparition d’un néo-capitalisme promouvant l’hédonisme et l’abondance. Il s’articule autour d’un marché libre, et de rapports de production carnassiers, broyant tout sur leur passage : le collectif, les structures sociales essentielles et/ou traditionnelles, ou encore, l’environnement. Cette nouvelle formation a eu sa propre philosophie, s’il fallait n’en nommer qu’une, ce serait celle d’Ayn Rand, qui a conceptualisé les notions d’objectivisme et « d’égoïsme rationalisé ».

Pour la philosophe, la poursuite de l’égoïsme individuel est la seule morale acceptable. Son Best-seller « Atlas Shrugged » est considéré comme le livre le plus influent aux États-Unis, après La Bible. Or, si la globalisation a effectivement sacrifié notre économie, dépossédée de ses outils protectionnistes, elle a aussi eu pour conséquence une relative harmonisation culturelle, qui, loin d’être harmonieuse, a rendu la France tout aussi perméable à la philosophie Randienne… Il en ressort que l’infrastructure économique d’un pays engendre nécessairement un bouleversement immense dans le conditionnement des individus, ou, plus prosaïquement, sur leur psychologie. Les périodes de crises multiples se présentent alors comme autant de révélateurs à grande échelle de cette psychologie.

Parmi les nombreuses observations concernant ce conditionnement économique des individus, il y en a une, absolument triviale, sur laquelle à peu près tout le monde se retrouve : la société de consommation a bouleversé notre rapport aux objets, aux autres, à la vie, à la mort, et au temps. Tout le monde ne s’accorde pas sur les conséquences de ce bouleversement, mais certains éléments semblent sauter aux yeux. La famille, par exemple, tend à devenir un modèle dépassé et autoritaire.

Notre identité devient une assignation non consentie par une société désireuse d’imposer un cadre illégitime et oppressant. Le temps est une entité qu’il faut parvenir à maîtriser pour épouser un planning compétitif. Les objets, quant à eux, sont des outils mis à notre disposition pour fabriquer, dans une totale liberté orientée, une forme de singularité chimérique. Pour se construire une place dans la société et dans le monde. Ils sont un vecteur de réussite et d’épanouissement.

L’individu enfin libéré par le marché se retrouve livré à lui-même, il est désormais pleinement responsable de la conduite de son existence, rien ni personne ne peut plus l’entraver. Tout ce qui lui arrive n’est que le fait de ses mérites et de ses échecs, sous le regard inquisiteur de son public du quotidien. Le sociologue Alain Ehrenberg dans La Fatigue d’être soi, dépression et société propose une démonstration de la manière dont ce désenracinement de l’individu le conduit à s’enliser dans une culpabilité de vivre, souvent désigné sous le diagnostic de la dépression. Beaucoup plus tôt, dès les années 70, Christopher Lasch nous alertait sur la déliquescence déjà engagée de nos modèles de vie occidentaux : le culte de l’individu, la culture du narcissisme ne peuvent qu’aboutir à rendre impossible tout projet collectif, pourtant indispensable pour que subsiste le contrat social. Si le néolibéralisme est une maladie, l’autonomisation mortifère de l’individu dans un contexte d’extension des inégalités, en est l’un des principaux symptômes.

Or, cette crise du Coronavirus, loin de pourfendre le grand Capital, nous enferme dans sa logique, une logique post-moderne qui ne cesse de nous diviser, de nous polariser, et de faire de nous des caricatures. C’est désormais clan contre clan, partisan A contre partisan B, le mal contre le bien, le mensonge contre sa vérité. Le doute n’existe plus, car pour sortir de son isolement, l’individu contemporain doit épouser pleinement une cause, qui se définit davantage par un ennemi à abattre que par un monde à penser. Il n’est plus question de confronter des « grands récits »1, pour sortir de la vacuité de son existence, il suffit individuellement de lutter contre le mal. C’est oublier que le mal n’est qu’une fiction, il est simplement le résultat de l’ignorance, et cela se sait depuis l’Antiquité2. Cette atomisation de la société en une infinité de tribus militantes explique en partie la cacophonie des réactions, parfois amusantes, souvent désespérantes, qui a rythmé l’année 2020.

 

Pendant ce temps, « en haut », il y a les décisionnaires aux commandes. Ceux-là n’ont jamais appris à composer avec la réalité matérielle. Ils résolvent les difficultés à coup de slogan et de symboles vides de sens. Emmanuel Macron est en guerre, par conséquent il est un chef de guerre. L’accroche ayant été trouvée, il ne reste plus qu’à déployer l’arsenal rhétorique pour construire un imaginaire épique, celui d’un président « Bonapartien » aux commandes, qui réussira par la force de sa détermination à sauver l’Eur… la France. Première victime du post-modernisme, notre président de la République croit pouvoir apaiser un pays malade du Covid – mais aussi et surtout, malade du mépris qu’on lui assène – par la simple expression de la magnificence supposée de son être. En bas, il y a ceux qui subissent, et parmi eux, il y a ceux qui souffrent plus que jamais de leurs conditions de vie, de la paupérisation passée et de celle, encore plus violente, à venir.

À cette France qui portait le Gilet Jaune il y a peu pour rappeler son droit à une vie décente et respecté, on ne proposera rien. Comme d’habitude, avec l’étroite collaboration des médias, Grands maîtres des questions à débattre, toute l’attention du pays sera dirigée vers la crise sanitaire, sans chercher à comprendre qu’elle n’est qu’une manifestation systémique, sans expliquer qu’il faut réinventer intégralement nos rapports de production, notre modèle économique aliénant. Sans dire que le Coronavirus n’est qu’une étape de plus, et qu’il cédera la place à des évènements toujours plus graves si nous ne nous décidons pas de nous intéresser enfin aux causes des maux qui nous accablent.

Les causes sont multifactorielles et complexes. Penser des alternatives crédibles et efficaces, mettre en place une praxis, tout cela ne peut se concevoir dans un contexte de guerre de « tous contre tous », où parfois Loup des Steppes, parfois Loup pour l’homme, les individus ne peuvent plus ou ne veulent plus dialoguer. En réalité, il suffit de faire quelques pas en arrière pour percevoir que le débat public n’est qu’un immense dialogue de sourds, dénué de tolérance, et de bienveillance. Les influenceurs politiques, les intellectuels, ne parlent qu’à eux même. Ils se vendent eux aussi à coup de slogan, et même en appartenant à « l’opposition », ils jouent le jeu avec les règles du pouvoir, les règles de l’époque.

Le monde d’après, comme les crédules se plaisent à le nommer, n’est que le monde d’hier dans lequel tout a été exacerbé : le complotisme grandit à mesure que les institutions ont donné gage de leur incompétence et parfois de leur malveillance. Les bourgeois se déconnectent de plus en plus radicalement de la réalité économique et sociale du pays. Le « petit milieu » politique entre en effervescence, pour ne pas dire en transe, pour la course au pouvoir rendue potentiellement plus juteuse en période de grande instabilité politico-sociale.

Enfin, les citoyens, noyés dans un vide de sens absolu, incités à participer à l’ignorance collective, sont à la poursuite d’un espoir, malgré la colère et la désillusion. Ils se déchirent, ils cherchent quelque chose ou quelqu’un en qui croire. Parfois ils tombent sur un gourou, mais finalement, les gourous ne sont-ils pas partout ? Sur les plateaux TV, dans les librairies, sur les réseaux sociaux ? Chercher l’homme providentiel n’est-il pas une évidence dans un système qui nous biberonne aux mythes des grands hommes, à la réalisation personnelle, à l’instantanéité et aux vérités simplistes ?

Ces gourous, individus narcissiques par excellence, animés par leur « égoïsme rationalisé », exacerbent nos émotions, ils en usent et abusent. Ils contribuent eux aussi à rendre le dialogue confus, à décrédibiliser les postures nuancées. Ils raillent la complexité du réel, pour y imposer une indignation sourde et inconditionnelle. Ce faisant, ils se frottent les mains, récoltant tous les profits de notre incapacité à nous unir et nous comprendre.

Quand la nuance est une offense, quand l’immanence prime sur la transcendance, quand l’émotion guide nos réactions, croire en l’avenir est le plus difficile des paris.

Carla Costantini

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