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Regards citoyens

Ce blog est destiné à stimuler l'intérêt du lecteur pour des questions de société auxquelles tout citoyen doit être en mesure d'apporter des réponses, individuelles ou collectives, en conscience et en responsabilité !

Permanence inamicale de la nature, par Henry War

" Ce qui fait défaut à la nature, c’est la dimension humaine du temps : est inscrite en elle une variété de conscience de son éternité, lente et presque immuable, comme un prisme ou un mode de représentation pour appréhender intrinsèquement toute réalité, et elle ne dispose que de cette échelle monumentale pour agir, elle considère tout avec un regard de géant presque infiniment patient, dominateur et inexorable. Elle est foncièrement immatérielle et insensible, comme une onde ; elle est œil, présence et influence, infatigable comme la radioactivité ; c’est un tyran sans discernement fin, sans application spécifique, et dont les lois générales ont des proportions inflexibles d’univers. Par exemple, elle ne s’est pas rendu compte – n’a pas mesuré ou dédaigne de signaler – que les fruits de beaucoup des arbres qui lui sont semblables et qui partagent avec elle une partie de sa conception du temps, cueillis par l’homme et dont le noyau est désormais jeté aux ordures depuis des décennies, ne tombaient plus à terre et ne pouvaient servir à leur reproduction, qu’ils étaient devenus inutiles, et elle laisse ignorer longtemps aux végétaux la localisation et l’emploi des fruits sitôt détachés des branches, et ainsi pendant des siècles et des millénaires, de sorte que l’arbre ne cesse de s’épuiser en production de chairs appétissantes et juteuses qui ne sont nullement consommées par des animaux de passage tandis que les fruits, justement, n’ont pour fonction essentielle que d’être emportés pour disséminer l’espèce et la variété de cet arbre. L’arbre, il est vrai, n’est pourtant pas la nature, il lui ressemble dans son rapport au temps et au fait mais ne lui appartient pas, elle le tolère au mieux comme un fils bâtard, au pire comme un pastiche inoffensif, une contrefaçon ridicule voire une parodie pitoyable de ce qu’elle est, négligeable et abandonné parce que sans aucun effet contre elle – mais cette imitation même piètre de l’arbre, qu’il ne faudrait certes pas confondre avec la nature, figure, jusque dans son obstination aveugle à produire encore des fruits sans nécessité, une idée du long mécanisme opiniâtre de la nature qui ne sait déroger sur-le-champ à ses règles lointaines et sourdes, toile de fond de sa réalité de cosmos et paradigme de tout son « esprit » ou de toutes ses « conceptions » désincarnées. Cet attribut, cette vaste permanence qui la contraint au respect de sa propre progression d’extrême lenteur, est à la fois, pourrait-on dire, sa faiblesse et sa force. La nature ne redoute pas le sourd passage des ères, la vertigineuse acceptation des vides, et elle seule peut entendre sans la moindre inquiétude le grondement cosmique du fond des éons : elle est consubstantielle à ce fond imperméable de monolithe inflexible. Rien ne s’use en elle ; elle est inlassable, insistante et d’une profonde et puissante paix née de son éternelle victoire ; c’est une machine inusable, d’une volonté qu’elle sait irréfragable et invincible : la graine même peut germer des siècles après avoir été semée, il suffit qu’elle soit intacte et rencontre un terreau propice, elle obéit à la décision immortelle du titan inaltérable dont elle a revêtu le trait de son immutabilité : cent ans ne signifient rien pour la nature impétueusement sûre de sa continuité et qui domine et qui trône, ce lui est une quantité négligeable et imperceptible, moins d’une seconde à nos consciences d’hommes, et, comme elle est irrépressible et qu’elle n’en doute pas, elle peut perdre une nuit des temps et même plusieurs, se permettre le gâchis quelconque d’une fraction d’éternité, évoluant dans une chronologie dont la dimension nous est inconcevable, elle est toute généalogie ou presque, la dimension d’un paradis noir où le mouvement est infime et comme inexistant, une paralysie en comparaison de notre activité essentielle, des changements que nous percevons et provoquons, de nos bouleversements, à notre échelle humaine et vivante – paradigmes sans commune mesure, inconciliables, réciproquement inaccessibles, proprement étrangers, aliens. En contrepartie de cette domination, il faut assez longtemps à la nature pour produire de quoi anéantir une espèce vivante, et ses méthodes, contraintes à un respect de l’ordre qu’elle entretient et convoque, n’évoluent guère ; alors l’événement s’accompagne-t-il toujours de prodromes relativement évidents à une conscience de fourmi, pareils aux micro-secousses d’un séisme qui n’a « d’yeux » que pour l’explosion finale, parce que la nature ne sait pas réaliser une action brutale et instantanée, parce que ce qu’elle admet comme des actions d’importance ne sont pour nous, à notre échelle et dimension humaines, tant nous examinons avec minutie, que de longs essais dont nous avons largement le temps de nous préparer : l’intelligence devient alors son adversaire, elle contrecarre par sa célérité astucieuse le projet lourdement muri de la nature qui ne connaît pas, comme nous, les atouts dérisoires et millimétriques de l’immédiat et de l’imprévisible, cette intelligence en cela consiste exactement en son antipode, à croire qu’elle est née pour figurer en conflit radical avec la nature. L’intelligence véritable, au sens humain, est spontanée et improvise, elle trouve des réponses complexes en une durée brève, infléchit régulièrement et en large part ses propres principes de fonctionnement, propose des actions dont la vitesse pernicieuse et immorale prend de court les amples mouvements qui, en surplomb, préfèreraient la circonvenir, elle induit une sape efficace au sein des universels travaux d’une fatalité qu’elle rend relative, elle se définit précisément comme une lutte et une contradiction à tout ce que la nature, selon l’acception que j’en ai faite, tend à lui imposer d’implacable et d’inéluctable. Le lourd destin de la nature, incommensurable et d’une torpeur inébranlable, est contre l’intelligence individuelle, vive, infime et insolente, qui s’y soustrait à travers l’homme. Aussi, c’est suivant cette représentation et cette logique d’antithèse qu’on doit pouvoir émettre l’hypothèse que ce n’est pas la nature qui a créé une si contrariante intelligence, que ce qu’elle tâche à présent à réfréner avec tant de « vexation » ne peut consister en une conséquence issue de ses axiomes, que cette substance pensante dont elle n’a pas du tout besoin n’émane pas d’elle, et que l’intelligence humaine, développée à ce point de virtuosité et d’entrave, n’est pas le fruit d’une volonté de la nature, mais que c’est autre chose, une « entité » distincte, qui a développé en l’homme, et contre elle, cette faculté de réaction au pouvoir et au temps éternels. Une telle puissance immatérielle, au commandement froid et qui ne sait qu’imposer sa cohérence, dont l’essence même est une variété d’inaltérable ne permettant en rien l’exception, n’a pu accepter, à la rigueur, que l’enveloppe extérieur de l’homme, mais l’expansion diaboliquement « traître » de ses moyens intellectuels ne sauraient lui être attribués ; autrement dit : il serait absurde que l’intelligence humaine, à ce degré de réactivité importune, provînt de la nature ; pour la nature, nul ne devrait être en capacité d’influer considérablement sur sa destinée plus que personnelle, nul ne devrait être en mesure de faire mieux qu’essayer de résister pâlement à ses assauts, et nul ne devrait pouvoir lutter contre la nature que parce que celle-ci l’y autorise avec une sorte de « pitié d’exception » absolument arbitraire et inscrutable : elle est la fortune étrange de tout, et ce lui est une hérésie et une témérité qu’une espèce, à travers ses individus qu’elle ne sait pas même appréhender à défaut d’un sens microscopique pour cela, puisse nourrir contre les mutations énormes qu’elle exige une utile résistance. L’intelligence humaine profanant les volontés censées être inatteignables de la nature, elle n’est pas naturelle. Elle vient d’ailleurs, je ne sais pas d’où. L’homme, dès l’accroissement prégnant et exponentiel de son intelligence, a cessé d’être une créature de la nature : je ne vois pas d’autre conclusion raisonnable. Il n’est absolument pas un animal, un animal n’étant jamais durablement l’ennemi efficace de la nature. Il est autre chose. Il prouve que, dans un système circonscrit comme la Terre, il existe au moins une force antéposée à la nature et qui introduit subtilement son influence. La Terre n’est donc pas la nature, et la nature n’est pas toute la terre : c’est effroyable, quand j’y songe, d’avoir ainsi pu le déduire par la seule raison. Si la nature est un dieu, elle a connu récemment – relativement récemment, j’entends – un autre dieu pour la vexer, et c’est ce dieu qui a produit l’intelligence et son extravagante volute dernière. Notre environnement, autrement dit, comporte deux dieux.
Pourtant, une théorie inverse, que j’ai longtemps soutenue, suppose que la nature a créé « hâtivement » l’homme et son intelligence inédite, avec tout le ressort de ce que peut être une « réaction d’urgence » à son échelle, en matière d’expérience, à dessein unique de prévenir sa propre disparition : on sait que, pour autant qu’on l’attache intrinsèquement au vivant selon une acception plus commune, elle a souffert maintes extinctions de masse dont les réitérations ont induit, même à sa vaste mesure, un besoin de solution innovante et relativement rapide, que des météorites considérables se sont effondrées pour tout anéantir, obligeant la vie à péniblement renaître de presque rien, dans une saccade et un halètement superflus que quelque progrès à peu près constant aurait dû au contraire maintenir et encourager. Je croyais cela, mais à présent je l’ignore. Cette représentation suppose deux choses : la première, c’est l’assertion principielle d’une association inséparable entre la nature et la vie, représentation selon laquelle l’entité infinie du cosmos, cet abyme de transcendance et de permanence invincibles, trouverait nécessaire de favoriser le développement ou le maintien de la vie organique dont on ignore en quoi elle pourrait moindrement lui apporter ; la seconde, qui est presque un corollaire à la première, c’est qu’il faut se figurer on ne sait pourquoi que la nature n’est pas la météorite abattue régulièrement à la surface de la Terre : on parlerait alors d’une « nature terrestre », tout différente de la « nature cosmique », parce que celle-ci n’a cure que des météorites s’écrasent journalièrement sur des planètes même dépourvues d’atmosphère car c’est aussi sa volonté que la pierre jetée dans l’espace atteigne un point d’impact avec les conséquences nécessaires d’une collision ; or, si la nature terrestre n’est pas la nature cosmique, alors c’est sans doute qu’elle diffère par quelque point adventice, par quelque ajout à ses effets et donc à ses causes qui donne l’illusion d’une différence de principe, car comment s’imaginer qu’une si éternelle permanence puisse varier du seul fait d’une « localité » et comme si elles pouvait avoir des « penchants » ou bien une « préférence » ? – où je prétends que l’expression terrestre de la nature se distingue du reste de l’univers non par ses attributs qui demeurent absolument identiques et homogènes partout, mais par l’intervention de cet autre « dieu » qui se mêle tant à ses projets qu’elle paraît en être altérée alors qu’elle est en fait intraitable et irréversible. Pour user d’une analogie qui aidera à me comprendre, il n’y a qu’à s’imaginer la nature comme quelque créature contaminée par une maladie, et cette maladie produit par exemple du pus et différentes espèces d’odeurs et de bruits : l’esprit naïf, voyant extérieurement le phénomène, considère que c’est la créature qui produit du pus, les odeurs et les bruits quand c’est au contraire sa maladie qui les engendre – l’analogie est certainement imparfaite et ne mérite pas d’être poussée bien au-delà. La nature ainsi ne produit ni ne favorise la vie ni l’intelligence, elle réagit longuement à leur influence et depuis si longtemps qu’on croit innocemment qu’ils sont associés et connexes tandis qu’il s’agit d’antagonismes féroces. Et cette opposition se vérifie conceptuellement en ce que, s’il est vrai que l’homme serait aujourd’hui en mesure de sauver la vie sur Terre d’un cataclysme d’une consistance telle que je l’ai évoquée, et que son intelligence souvent si préjudiciable à la nature suffirait, là, à la sauvegarder du feu anéantissant d’une énième collision gigantesque, il n’y a pas lieu de penser, compte tenu du paradigme de la nature, qu’elle ait pu beaucoup « se soucier » (j’empreinte parfois ma terminologie au registre des émotions, mais c’est par commodité de transmission car la nature en est dépourvue) de cette interruption comme si elle avait été même en mesure d’en beaucoup percevoir la solution de continuité : la météorite est aussi un élément de nature, elle s’inscrit comme une pièce infime dans cet espace illimité, et c’est un dérisoire de plus dans l’infini des temps et pas du tout un événement d’importance à l’échelle naturelle. Si la nature songeait à développer la vie, elle aurait toute l’éternité pour réitérer ses tentatives et ne s’inquiéterait pas ainsi de la perte de quelques millions d’années qui ne sont pour elle que des brassées d’eau salée dans une mer déjà profonde. C’est pourquoi j’en suis venu à penser que l’homme n’est pas, comme j’avais d’abord cru, une expérience malheureuse de la nature attentive à la sauvegarde de la vie, mais une espèce originellement ou devenue contre nature. Du reste, même si je dois avouer que ce n’est pas encore tout à fait clair dans mon esprit, il ne faudrait pas, je crois, confondre la nature et la vie : la nature permet la vie mais ne l’encourage jamais au-delà de la permanence qui est son attribut et sa vision essentiels de l’univers ; elle la laisse exister quand la vie lui paraît si inoffensive que son ordre n’en est en rien modifié, mais elle l’opprime, l’étouffe et l’extermine lorsque la vie prétend un tant soit peu rivaliser avec la nature en lui proposant une loi nouvelle même insignifiante qui la surprend et risque même en quelque manière circonscrite de la supplanter. C’est ainsi qu’on constate depuis longtemps la façon impitoyable et têtue qu’a la nature, dont l’espace et l’ordre sont envahis hors d’équilibre par le développement humain né uniquement de la persévérante intelligence de l’espèce, de tâcher à créer l’extinction au moins partielle de l’humanité comme elle le fit auparavant et le fait continuellement pour maintes autres espèces, mais comme elle ne dispose pour cela que des moyens graduels qui constituent toute son attribution et son apanage, l’homme intelligent c’est-à-dire capable de réagir vivement contre elle (et l’on sent bien à cette expression combien la vivacité, c’est-à-dire le propre d’une certaine partie du vivant, est un inconvénient pour la nature et même une entrave majeure à sa volonté de puissance, en cela un antipode), anticipe ses visées, et, averti de ses « intentions » à son échelle réduite et capable longtemps à l’avance d’entraver ses progrès. Par exemple la nature crée un virus relativement progressif et encore assez bénin, faute de faculté à innover spontanément, et l’intelligence y trouve bientôt des parades, ce qui permet notamment à l’homme de préparer son système et ses modes de soin contre des agressions à venir qui, quoique certainement de plus en plus violentes, le seront aussi avec un degré d’évolution si lent que notre espèce, seulement surprise et effarée sans raison de cet acharnement, n’en sera pas non plus absolument déconcertée. Cette contradiction, la contrariété de notre génie individuel rendu à l’usage efficace du collectif, est même si systématique et s’inscrit dans une réitération si insistante que je me demande si l’on ne peut pas considérer tout uniment que l’accroissement de notre intelligence réalise une véritable scission, de plus en plus explicite, entre l’homme et la nature – ce dont elle a davantage « conscience » que nous parce qu’elle « pâtit », elle, de cet « outrage » de façon inédite et extrêmement récente comme un grain malicieusement fringant dans un rouage immensément vieux et « nécessaire », tandis que nous, accoutumés à ses assauts inlassables et antédiluviens, nous considérons depuis toujours la nature comme une difficulté et un péril, et nous trouvons habituel et normal (j’allais écrire improprement : « tout naturel »), au point d’oublier la continuité de cet effort, d’y résister – de sorte que nous devenons, elle et nous, cohabitant autrefois pacifiquement mais du seul fait alors de la presque totale soumission ou résignation de l’homme, des ennemis mortels. Seuls parmi toutes les espèces, nous échappons à son emprise et à sa tyrannie, sommes rétifs et révoltés, pire encore : des révolutionnaires dénués de colère, des conspirateurs stylés et sans la moindre rancune, des parasites insensibles à l’iconoclasme. La nature, logiquement, si elle est dotée d’une espèce vague de conscience de son intérêt et de son autorité, sous une forme insoupçonnable à nos sens et à notre entendement de créatures personnelles, ne peut que vouloir notre fin, avec toujours davantage de persistance : et cette « décision », sitôt qu’elle est installée en elle, ne saurait être moins lourde et immuable que la dimension même où elle se forme, écrasante et obsessionnelle, d’une inertie de plomb, opiniâtre comme un dessein divin, je veux dire que c’est longtemps, et certainement des siècles au moins après que nous aurons peut-être admis quelque « culte » amical de la nature, quelque trêve du moins à notre conquête des manifestations variées de la nature, que celle-ci, mue par cette volonté fixe dont l’énergie se concentre comme dans un ressort, continuera à ambitionner notre mort, à mater notre rébellion par notre anéantissement, à briser en nous toute spontanéité qui la contrecarre c’est-à-dire notre vivante intelligence. Ce que je veux exprimer ici, c’est que possiblement nous ne sommes plus des êtres au sein de la nature, que ce temps-là, s’il a jamais été, a cessé d’être tolérable eu égard à la récalcitrance de notre intelligence, notre divergence spontanée rencontre dorénavant des forces de pure opposition, tectoniques et omniprésentes, invisibles et transcendantes, venues d’une conscience qui nous considère avec la certitude millénaire de son pouvoir absolu et une impuissance momentanée (rien qu’une petite seconde pour elle mais) qui l’exaspère, parce qu’elle n’a pas étendu son arsenal d’effets à une mesure microcosmique et apparemment négligeable comme la nôtre – elle a dédaigné l’infime. Pour le dire d’une autre façon, la nature a omis le temps bref des individus, auquel l’intelligence profite, et elle s’en trouve prise de court, en un délai si ramassé à sa proportion générale qu’il lui est à peine appréhensible, quoique sensible, et la voilà forcée de revoir ses moyens d’action si elle peut, mais il n’est pas sûr que sa nature – certes, la nature de la nature ! – lui permette de se transformer si radicalement et surtout si vite. Dépassée pour la première fois dans une guerre, alors qu’elle était jusque-là si omnipotente et irrésistible qu’il n’y avait même jamais eu en propre de commencement de guerre, elle n’avait jamais envisagé la possibilité qu’une vie puisse échapper à sa maîtrise et s’opposer efficacement à elle, c’était inconcevable, invraisemblable, la situation n’existait pas, elle a surgi du néant des aberrations comme une atrocité soudaine à cause de cette poussière : l’homme. Pour s’en persuader, qu’on songe que, d’ordinaire, il faut plusieurs millénaires pour qu’une espèce souffrant du froid développe une toison : et la nature a découvert qu’en moins d’une minute un humain peut enfiler un vêtement, de sorte que les rigueurs de son climat, dans une amplitude réglée, ne saurait plus lui porter atteinte ; alors cet outil menaçant de la variabilité de la température qu’il lui a fallu des ères à développer ne peut plus être d’aucune utilité à sa domination : quelle parade à cela ? quoi trouver d’autre ? il n’y avait besoin jusqu’alors que d’un faible nombre de facteurs pour asseoir un commandement sur la vie et s’en débarrasser à la moindre incartade : ce nombre, avec une soudaineté choquante, diminue, désarmant fléau après fléau la nature contre l’homme. Là : étonnement. Frustration. Sacrilège. Colère et foudre... mais même la foudre au propre a perdu de son efficacité…
La nature, en fin de compte, c’est peut-être l’exact contraire de la vie qu’elle ne prétend qu’à dominer, la vie ne lui étant légitime qu’en tant qu’instrument comme vie factice (ce que j’évoquerai plus tard), mais la vie individuelle acquiert ses propres exigences et ne réclame plus seulement que l’espèce, presque abstraitement et dans l’angoisse de chacun, se perpétue : elle accède à une extension du domaine de la survie, au confort, à un désir mis en œuvre de toujours plus de sécurité contre son (presque) seul ennemi la nature, et elle commande sa prolongation personnelle, elle déroge aux lois tacites de l’univers, elle ne se replie plus sur elle-même pour survivre comme dans les anciens terriers, elle revendique son pouvoir d’existence supérieure par le brandissement d’un arsenal issu du collectif et que son intelligence inouïe d’insoumission a fabriqué pièce par pièce, en moins d’une heure, en moins d’une minute, d’une seconde. Des créatures de la nature échappent à son hégémonie : qui l’aurait pu prévoir ? Elles trouvent des parades aux pièges éculés de la nature, les uns après les autres, méthodiquement : comment la corriger ? La nature s’adapte moins vite que l’individu dans sa dimension d’éternité ; la vitesse de ses mécanismes est logiquement en relation directe avec la conscience de son immortalité, elle est incarnée chez Tolkien par les fameux « Ents », ces hommes-arbres qui passent des heures à se présenter et des jours à délibérer d’une moindre chose, mais Tolkien, pour le dessein de son œuvre, leur refusa une parfaite cohérence parce que ces Ents imaginaires sont finalement capables d’actions brutales tandis que la nature réelle est avant tout esprit de permanence. C’est pourquoi la faculté d’adaptation présente dans toute vie particulière est au fond diamétralement contraire au dessein de la nature : la nature ne veut pas du tout que l’être puisse changer afin de vivre, elle ne fait qu’arranger la vie, que la tolérer, pour que rien ne change ou presque de ce qui fait la nature immuable c’est-à-dire la réalité qu’elle gouverne : elle nivèle constamment, elle insiste avec une « égale hargne » pour que tout demeure, pour que rien ne respire, pour que rien que le frémissement du sable subsiste, encore qu’à l’extrême rigueur ; et faut-il rappeler que le paysage qu’on trouve sur la lune ou sur Neptune est également la nature ? Alors, la nature abhorre-t-elle la vie ? Est-elle éternité puissante en but radical avec le provisoire qui s’affirme ? Il fait longtemps que j’ai parlé, dans un paradigme nouveau qui étonna et choqua des écologues endoctrinés et obtus, de la façon dont on peut considérer que l’homme triomphe de la nature à juste titre parce qu’elle le déteste essentiellement, et j’en justifiais les conquêtes au nom de la vie, parce qu’un environnement naturel, au sens conventionnel où on le conçoit comme une variété de peuplements, ne réclame jamais tant l’équilibre et l’harmonie ainsi qu’un catéchisme moral le recommande, mais, toujours, un tarissement, une contention, voire une suppression de la vie étrangère ; en somme, la nature terrestre, non bienveillante mais impérieuse et dont nous ne conservons l’illusion d’une bonté qu’à force de regarder les beautés de la vie qu’elle n’a pas pu ou voulu exterminer, ordonne et impose en tous lieux le silence de la vie, sa modestie et sa soumission inconditionnelles par le joug et sa menace, et, pour la première fois de l’histoire de la nature, une espèce lui tient effectivement tête, impose sa nécessité au détriment de la nature dont elle use comme maître et possesseur, et cette espèce emporte ses premières batailles parce que son échelle méprisée consiste en l’infiniment rapide à agir et à concevoir en dépit de sa petitesse d’effets individuels, et elle a déjà, par ses victoires, acquis le droit de s’affirmer au-dessus de toutes les autres espèces que la nature avait rendues continûment terrifiées par ses vicissitudes, au point que l’homme, qui ne redoute plus ce que la nature peut lui faire et qui ne se soucie plus tant de sa descendance que de lui-même, ose monstrueusement ne presque plus se reproduire : quel affront à la nature ! quel symptôme de sa témérité ! quelle provocation ! Une vie qui, à l’instar de la nature, se croit permanente jusqu’à ne pas multiplier, jusqu’à ignorer l’empressement de procréer que les femelles biologiques, depuis toujours, portent en elles du fait de la crainte en la nature ! Quel tournant majeur et plus que symbolique ! Là se situe sans doute un critère de choix pour distinguer et classer les existences du côté de la nature ou de la vie : la nature qui suscite la crainte de la précarité de l’espèce incite à une expansion précipitée parce que la déperdition des individus est alors énorme, tandis que la vie qui pousse à la sereine jouissance de l’individu au contraire ne reconnaît pas légitime le principe d’un affolement par démultiplication des générations pour ce que cet affolement ne permet pas d’autres stratégies en faveur de l’individu : la reproduction alors peut-être plutôt perçue comme une entrave et un risque contre l’individu. En somme, l’effet de la nature sur la vie, sa marque pour ainsi dire la plus manifeste, c’est la grande multiplication. Pourtant cette émancipation de la loi imposée par la nature n’est pas de l’ingratitude de l’homme, à ce que je considère, car jamais la nature, qu’on a abusivement confondue avec la vie, ne lui a facilité la tâche, ne lui a ouvert une place ni ne l’a accueilli : ce fut une lutte âpre, toujours, très inégale, toujours jonchée de morts humaines, la nature n’ayant jamais soutenu l’homme, l’homme y ayant toujours puisé ses vivres avec un acharnement presque désespéré de forces toujours comprimées et que rien n’a accompagné… et l’on prétend que, puisque pour une fois c’est l’espèce qui gagne contre la nature qui l’a tant meurtrie de dédain et d’insignifiance, l’espèce, à présent, devrait avoir honte de son succès ? Qu’on songe seulement à ce en quoi consiste le Sida, en quelle perfidie, un virus qui se transmet par le sexe c’est-à-dire, chez l’homme contemporain, beaucoup plus souvent même qu’il ne se reproduit et touchant en lui aussi bien à un besoin qu’à un plaisir, condamnant « dans l’œuf » toutes ses progénitures, ne se signalant immédiatement par aucune fièvre, et ne se manifestant que bien plus tard par des symptômes correspondant à toutes sortes de maladies normalement bénignes et dont l’étrangeté de l’aggravation progressive et sans fin aboutit à la mort ? Un virus qu’on identifie d’abord à un rhume, à une gastroentérite, à une grippe, et qui vous emporte cachée sous cette appellation ? Quelle arme absolument vicieuse que celle qui se dissimule ! Et quelle grandiose ingéniosité il a fallu à l’homme, en fin de compte, rien que pour s’apercevoir de l’odieux subterfuge de la nature ! Ah ! ce coup-ci fut le plus terrible, et nous en triomphâtes en maîtres ! Certes, je le vois cependant ainsi que tous, il n’est pas impossible qu’en l’emportant sur la nature l’homme coure à sa propre disparition, car il a évidemment besoin d’une nature, comme toute vie a besoin d’un espace où exister, où puiser ses ressources et son énergie, où consommer de quoi faire battre la vie, mais cette vie, qui au moyen de l’intelligence est bien plus capable d’adaptation que la nature passive, n’a peut-être pas dit son dernier mot, et la lente déliquescence de la nature est sans doute un avertissement à l’homme non même peut-être pour la préserver, mais, qui sait ? pour la conquérir mieux et plus durablement ? C’est pourquoi je ne réprouve pas, après tant de destructions vivantes imposées par la nature, qu’une forme de vie puisse enfin détruire à son tour la nature : c’est « de bonne guerre », une belle revanche et une célébration de la vie, et ce qui nous empêche de le voir c’est la considération absurde que la nature est notre alliée pour cette raison que nous nous nourrissons d’elle et qu’elle paraît nous tolérer ; en vérité, nous la dévorons quand elle n’y peut rien, quand elle est plus forte c’est elle qui nous piétine, et tout ce qu’elle paraît tolérer, comme l’homme, c’est ce qu’elle est incapable de subjuguer.
J’ai conscience, après avoir écrit cela, de mêler encore un peu légèrement la nature et la vie en un terme mal défini empruntant ses caractéristiques aux deux, à savoir : l’environnement. C’est en effet une mauvaise bouillie terminologique qui me déplaît et que je déplore ; j’ai par exemple écrit que c’est la nature qui écrase les espèces invasives, mais comme cette nature est alors généralement incarnée par une vie, en l’occurrence celle des microbes et des virus qui régulent la pullulation de la vie, il faudrait comprendre que la vie serait parfois un moyen de la nature contre la vie elle-même, ce qui n’est guère entendable – la vie à la fois comme alliée et comme ennemie mortelle –, j’en conviens, dans la distinction ferme que j’ai ici établie. Cette conception n’est certes ni claire ni aisée, même pour moi, et c’est pourquoi je la livre sans feinte de construction élaborée et parfaitement cohérente – les deux souvent se confondent, et j’ignore comment démêler cela avec netteté. La seule révolution conceptuelle que je propose ici avec une ferme précision de contour consiste une représentation, détachée d’affects, de la nature et de la vie où le constat le plus indéniable est celui d’une lutte écrasante et sempiternelle entre les deux, de sorte que je ne puis plus admettre sans la révoquer la théorie d’une adéquation et d’une symbiose générales et idéales de la nature et de la vie que l’homme aurait, par l’exercice « naturel » de son intelligence, « malencontreusement » ou « malheureusement » rompues : ce sont les détails de ce paradigme que j’espère développer dans de futurs articles, à condition que mon esprit parvienne à reconnaître et à distinguer plus clairement la teneur des forces en opposition et leurs caractéristiques exclusives. Mais déjà, j’y entrevois quelques choses – depuis que j’ai écrit ce qui précède, comme j’ai corrigé et augmenté des dizaines de fois cet article, j’ai déjà pu pousser plus avant ma réflexion. Il est plausible que, d’une certaine manière, la vie tantôt empreinte davantage les attributs de la nature que de la vie, qu’il y aurait différents degrés de la vie et de la nature, selon qu’on admette, par exemple, l’hypothèse que le vivant est « l’actif libre » et que la nature est le « permanent soumis ». Pour l’heure, je me représente des créatures plus ou moins éloignées de la nature ou rapprochées de la vie, en des alliances et manipulations insaisissables et plus ou moins fermes avec l’une ou l’autre, où le végétal tendrait vers la nature ainsi que les organismes les moins composés, le plancton, les bactéries par exemple, et l’animal se distinguerait du côté de la vie et ses initiatives symptomatiques – mais cette supposition, je sais bien, manque encore de maturation. La théorie la plus substantielle consiste à se représenter que le biologique est la seule échelle par laquelle la nature, se « sachant » trop extérieure et trop peu réactive pour exercer une influence efficace sur les êtres, peut attenter à certaines vies : son investissement de la vie au moyen d’organismes incomplets qui tiennent en cela bien davantage de la nature serait une stratégie d’infiltration de la vie pour l’atteindre, une façon de franchir les dimensions dont j’ai précédemment parlé, celle de la permanence vers celle du changement, puisqu’après tout la mort elle-même, ou plutôt le trépas, appartient au changement et qu’on ne peut l’infliger dans une sphère d’éternité : la vie d’un virus serait alors, suivant cette idée, un pont de la nature, mais le virus lui-même serait beaucoup moins un être de vie qu’un artifice de la nature – et toute application en mon esprit s’arrête là, ce domaine des sciences n’étant guère de ma connaissance. Il me faudra notamment, si je puis de façon scientifique, établir quelque critère ou distinguer une marque par quoi un être appartient à la dimension de la permanence ou au contraire à celle du changement, de la nature ou de la vie, et je songe à deux indices. Le premier se situe dans la conception essentielle du plaisir comme attribut de la vie : l’homme notamment connaît une sorte d’extase continuelle qu’il ne cesse de poursuivre, et il n’enfante plus par soumission à la nature, il veut être heureux c’est-à-dire indépendant des contingences et aléas de la nature, autrement dit il use de son sexe principalement pour ne pas se reproduire, il recherche l’agrément non-nécessaire qu’on pourrait résumer en l’expression de vitalité ; il y aurait à voir là un opposé graduel de l’être de nature. Le second indice figure en ce que le virus, qui selon ma théorie est nécessairement un agent semi-vivant de la nature, dont justement la reproduction extrême et frénétique traduit un total assujettissement à elle (au même titre, quand j’y songe, que les cancers) n’a pour l’instant pas de naissance, je veux dire que j’ai très souvent entendu des épidémiologistes et des oncologues exprimer leur perplexité sur l’origine distincte des maladies qu’ils traitent et dont le principe de mutation, expliquant une aggravation plutôt qu’une apparition, ne permet jamais de savoir au juste et en pratique de quel virus-souche par exemple est né le Sida ou le coronavirus : serait-ce par ce que justement, dans le déplacement ou dans la matérialisation depuis la dimension de la nature à celle de la vie, se situe une clé encore inexplorée d’une porte de communication entre les deux ? Ce seuil apparaît-il du fait d’une radioactivité ou de quelque onde approchante constituant un couloir de ces dimensions ? Ne peut-on pas déjà pressentir que l’accès à la dimension de la nature constituerait une révolution de la façon dont le temps nous altère comme vivants, une résolution ou une solution de l’emprise fondamentale et unilatérale que la nature exerce sur la vie grâce au temps ? Découvrir ce passage, outre que cela servirait à la résolution de quantité de problème médicaux, ne reviendra-t-il pas à arpenter des sentiers menant, directement ou non, à l’immortalité ? Impossible évidemment, avec mon petit bagage scientifique, de le dire, il suffit pour l’instant, je crois, que j’aie assez démontré le soupçon du grand tort de l’écologue ordinaire à supposer que l’homme est, ou peut être à long terme, l’allié de la nature (j’avais suggéré dans l’article dont j’ai précédemment parlé que l’homme n’était ni ne pouvait pas être l’allié rien que des autres espèces ou de son environnement dans la mesure où chacune de ces espèces multiples qui constituent son environnement ne réclame, au fond, que son hégémonie par tous moyens que son évolution a mis à sa disposition pour autant qu’elle se figure une moindre chance de l’obtenir, et les « victorieuses » sont celles chez qui la sélection, adaptée avec le plus d’effort et d’efficacité, a permis le plus d’emprise et de profit sur les autres qui se sont alors placées en tête de la hiérarchie des êtres, et rien d’autre, en sorte que toute espèce, si elle avait pu, aurait supplanté l’homme). Cette conception, qui attend certainement son assimilation intellectuelle, est déjà fort nouvelle, en quoi on la dira sans doute scandaleuse parce qu’elle se désolidarise des naïvetés prétendument éthiques qui régissent la mentalité du contemporain adepte de Gaïa et qui s’espère pacifique, exorable et chargé d’une mission de compromis sur tout ce qu’il écrase de facto comme en manière de se disculper ou repentir de sa puissance : l’homme d’aujourd’hui considère la puissance un abus et place désormais sa maigre volonté et ses piteux efforts à ne pas avoir l’air de triompher de façon à ne pas s’attirer les attributs de la puissance ; mais face à l’ennemi implacable et glacial de la nature, face à cette conscience d’une essence quasi divine et transcendante, face à cette malveillance antibiologique dont j’ai révélé et admis l’hypothèse qu’elle n’accepte la vie que parce qu’elle n’a pas les moyens de la liquider, les scrupules, il me semble, peuvent disparaître et se résoudre dans l’exercice de la raison : nous nuisons, certes, mais uniquement à ce qui nous hait depuis notre commencement et dont il faut nous servir si nous entretenons rien que le dessein de continuer à vivre. Nos caractères et intentions sont trop antithétiques, il n’y a pas d’entente possible avec la nature, et même ce qu’on appelle symbiose, en vérité, est une façon de stagnation dont la vie intelligente en nous ne se satisfait qu’à défaut de mieux et parce qu’elle aspire, pour s’accomplir, à être pleinement autonome : une relation d’équilibre avec l’environnement se solde toujours par une façon d’échec pour l’homme ; on trouve tous les signes de la stagnation, c’est-à-dire de la permanence dans une telle relation, et la permanence, c’est par essence l’attribut de la nature, pas de l’homme ; un pareil projet fait ainsi tout l’intérêt de la nature et nous désavantage dans une illusion de concorde, de complétude réciproque, dans un leurre de notre libre arbitre et de notre avantage de quiétude parce que nous avons été habitués à trembler, mais tant que nous ne faisons rien de plus, tant que nous n’ambitionnons point, tant que nous ne sommes portés à rien conquérir davantage et que nous nous abandonnons à cette inertie serviable, nous sommes les jouets de la nature, nous nous soumettons à cette trêve dont le temps long l’avantage, nous cessons d’arborer les prérogatives de la vie parmi lesquels l’ambition et l’effort, parmi lesquels la direction et le succès vifs, et nous devenons étals et minéraux, nous capitulons à la nature qui nous altère à son image, nous nous faisons corail qui est une de ces demi-vies, un de ces états intermédiaires penchant du côté de la nature, que j’ai déjà mentionnée. Il n’est pas du tout établi, du reste, que l’intelligence humaine, tant qu’elle demeure et parvient à s’entretenir, ne saura pas inventer et réaliser de nouvelles ressources pour dépasser la nature même et s’y substituer, pour y planter son fier drapeau, et pourtant, il faut l’admettre, les témoignages de cette intelligence sont devenus rares, notamment parce que le besoin d’user individuellement de cette sémillante force qu’on nomme aussi esprit d’initiative s’est presque tout à fait éteint dans le confort fourni par la collectivité et son mode de répartition des activités disciplinaires : si plus personne ne pense en pionnier c’est-à-dire en fleuron, en parangon de la vie, c’est que chacun est à peine obligé de songer à son efficacité en tant que personne (à songer tout court), que les compétences nécessaires sont si morcelées dans l’ordonnancement social que c’est difficilement qu’on vérifierait qu’une personne est même compétente dans la fonction qu’elle exerce au sein de la société : tout poursuit son inertie et fonctionne presque automatiquement parmi les hommes, au point que l’intelligence, née de l’adaptation contre la nature et après avoir poursuivi par l’astuce perpétuelle le but de sa propre paix et de sa gloire dominante, s’est tarie dans l’accomplissement de ce but, affaiblie, efféminée et abrutie, que nul ne découvre plus rien non seulement parce que chacun ne recherche plus que ce qu’un patron lui demande sous l’effet d’un rôle qui n’a plus le caractère authentique et ferme d’une identité, mais parce qu’on n’en ressent plus l’intérêt, étant content, satisfait, diverti, vivant sans adversité, ne ressentant directement presque plus le péril inhérent de la nature ni les contraintes qu’elle impose depuis des éons à l’environnement et qui paraissent de l’histoire ancienne et comme des mythes (les crues du Nil, les incendies de Californie, les tempêtes du Middle West, les épidémies de peste ou de choléra, etc). Et ainsi, je pense que le pire ennemi de l’homme dans ce combat larvé mais incessant contre la nature, c’est encore la permanence, c’est-à-dire la vacuité liée à l’installation de mœurs sereines et de l’inutilité de l’intelligence, parce qu’elle l’abîme dans la servitude de la banalité et de l’agréable, l’aveugle d’une douce complaisance loin de toute mission de vie, endort sa vigilance au point que le guetteur vit comme dans un palais magnifique où il s’autorise de plus en plus longtemps à sommeiller ; et l’on voit, par exemple avec le virus que nous avons récemment rencontrée, que l’humanité, ayant intellectuellement tant déchu, n’est plus aussi bien en mesure de lutter rapidement contre sa menace en dépit d’un niveau de technologie jamais atteint, que la moindre étude prend dorénavant des mois d’incertitude où l’on n’est pas sûr que des savants se sentent concernés plus que par obligation professionnelle, que nul n’a véritablement envie de s’activer contre quoi que ce soit, contre tout ce qui ne se présente plus à lui que sous la forme d’un devoir institué et routinier entre deux divertissements, et que, même, le risque individuel, la peur de chacun, le doute paralysant est à présent plutôt à se distinguer dans ces combats dont une morale pusillanime – une morale de l’admiration de la faiblesse – et de plus en plus répandue déplore l’orgueil du vainqueur, prohibe le magnifique esprit de responsabilité, et entrave les progrès humains par toutes sortes de procédures vétilleuses et de préventions de craintes. Contre la nature et malgré sa lenteur qui la rend assez répétitive et prévisible, après avoir anéanti ou presque la fièvre typhoïde, le sida et la poliomyélite, nos succès cumulés constituent notre ennemi par excès de confiance en nos réussites collectives au lieu d’individuelles, comme si c’était chaque fois un miracle intangible du groupe – qui n’est personne – que ces triomphes successifs où l’on se sent protégé sans action particulière, et c’est à mon sens ce qui fonde notre pire faiblesse en nous désengageant individuellement de toute performance, nous rendant si las et apathiques, si indolents et végétatifs, déresponsabilisés jusqu’à nous en remettre aux autres, aux spécialistes supposés, aux supérieurs experts qui en fait n’existent pas, qui auraient peur eux-aussi d’exister en braves, pour tout ce qui touche à l’action prospective de l’intelligence : nous avons abdiqué notre intelligence, croyant l’avoir seulement déléguée, mais ces cerveaux où nous supposons l’avoir déposée sont introuvables, nous sommes les derniers, et l’espèce n’est plus en sécurité, alors la nature s’en servira contre nous comme l’an passé, surprise (si l’on peut, une nouvelle fois, employer ce terme par analogie pour ce qui est, sans pathos, un calcul désincarné) de cette défaillance d’un siècle qui est pour elle moins d’une seconde dans sa perception et sa mesure à savoir l’immensité des temps immémoriaux, surprise surtout de nous surprendre par quelque énième maladie à peine différenciée dont elle fera le test mécaniquement sans grand espoir de triomphe, maladie à laquelle l’homme, dont elle ne comprend encore que grossièrement les processus organiques comme s’il ne s’était mis sur deux jambes que depuis une heure, dont elle ne sait rien de la psychologie, eût trouvé facilement un remède à l’époque tout proche où il était encore sincèrement impliqué à quelque chose, actif et efficace, absorbé, entièrement vivant et désireux de prolonger, par l’esprit, lui-même et toute l’humanité avec lui ; mais il est peu à peu devenu latent ; c’est à peine s’il dispose encore d’un désir de paresse, si ses délassements sont encore conscients, s’il aspire à quelque chose plutôt qu’à prolonger seulement des habitudes et des inerties, des « rendez-vous » de langueur parce qu’il estime y avoir droit et s’en invente le mérite : la nature sans doute en profitera, sa volonté est inflexible, ses coups sont réguliers et légèrement perfectionnés de siècle en siècle, elle n’a que la ressource de son opiniâtreté dès lors qu’elle n’innove que rarement et doit par cohérence s’en contenter ; or, nos défenses stagnent, nous sommes même décadents en vie parce que nous croyons la vie acquise et sans besoin d’en conquérir davantage : nous connaîtrons des temps terribles de grande succombance, humiliante et déshonorante par ce que nos défaites seront notre faute et nullement une fatalité en la matière d’une puissance imparable. Pour y obvier, il faudra un sérieux réveil, une secousse formidable qui ne paraît pas propre à se réaliser spontanément compte tenu des dispositions de l’homme, de son penchant déjà bien installé à croupir de satisfaction lente ; il lui faudra une façon de traumatisme dont l’empreinte demeurera durablement dans les esprits qui l’auront traversé, car l’humanité ne peut pas toujours miser seulement sur une poignée de parias instruits qu’elle a progressivement ostracisés, moqués et discriminés à cause de l’usage disparate qu’il font de la raison, à cause de leur inadaptation à ce siècle de farniente, à cause de leur inadaptation à ce qu’il y a au fond de plus inadaptable en l’homme contemporain, poignée dont je fais partie et qui n’aspirera pas perpétuellement à prendre la défense de ceux qui sont leurs oppresseurs ou leurs persécuteurs, car la vie en nous, vous assimilant à la nature morte, à cette permanence de bêtise invincible et méprisable, ennemie, massive, menaçante et cependant d’une race toute autre qu’il est loisible d’ignorer à condition de bien connaître quel est son potentiel de nuisance et d’où sa nuisance peut venir, se révoltera du mal que vous fîtes par le mépris que nous vous rendrons au temps où vous aurez besoin de nous et de l’intelligence dont vous vous êtes dépris et dont il vous faudra des témoignages urgents. Alors, nous ne vous voudrons pas plus de bien qu’à la nature qui vous pourchassera, et ainsi nous vous regarderons mourir, bien en sécurité grâce aux vertus de notre esprit resté entraîné, assoiffé et en excellente santé, non sans l’intérêt que procure, quand on prélève une tumeur ou bien d’une espèce vivante la part la moins noble, un certain soulagement. "
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