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Publié par ERASME

Depuis sa création, notre revue, Le Télémaque, n’a pas cherché à constituer une doctrine nouvelle ou à diffuser une doctrine existante ; elle a donc encouragé (parmi d’autres options possibles) une approche ouverte de la pratique éducative et des discours présents et passés relatifs à l’éducation et l’enseignement. Ce faisant, un bénéfice d’explication est apparu possible dès lors qu’on a cessé de concevoir la pratique comme une conséquence directe, c’est-à-dire une application de certaines théories ou de certaines idées préalables. Il fallait donc se dispenser de voir dans les manières scolaires d’enseigner et d’apprendre, organisées de façon systématique, régulière ou, pour tout dire, normale, des expressions ou des traductions plus ou moins fidèles de quelques pensées “pédagogiques” (ou philosophiques, ou politiques, etc.) mémorables, déposées au cours de l’histoire dans des œuvres faisant autorité – comme celles de Montaigne ou Rousseau, de Pestalozzi ou Freinet, et ainsi de suite, jusqu’à Piaget aujourd’hui Un tel refus est traité de manière récurrente dans les…

2Cependant, le débat sur le rôle des idées dans l’évolution des pratiques et des institutions n’est pas clos. Il se poursuit y compris dans la littérature historique, quand on cherche à définir certains événements et qu’on s’attache aux fonctions respectives de la sphère politique et de la sphère sociale dans leur formation. Dans ce cas, la dualité spéciale du politique et du social relève assez bien la dualité plus générale des discours et des pratiques. Ceci s’est vérifié à l’occasion du bicentenaire de la Révolution, en 1989, lorsqu’on a interrogé les idées politiques agitées par les acteurs d’alors, les idées d’égalité, de liberté, d’individu, etc., qui ont servi d’étendard idéologique, et lorsqu’on s’est demandé si de telles idées avaient été le mobile premier de l’action révolutionnaire et de la création du nouvel État démocratique (avec l’émergence des droits de l’homme, etc.), et si, par là même, ces idées livreraient les raisons des événements survenus durant cette période. Bref, l’histoire des idées à la vie dure. On constate d’ailleurs qu’elle se pare de nouveaux atours dans l’entreprise si joliment consacrée aux « Lieux de mémoire ». 

3Sur le terrain éducatif, le refus d’une histoire des idées pédagogiques comme celle qui s’enseignait jadis dans les écoles normales primaires, une histoire au fond assez vague malgré son simplisme, quoiqu’elle fût sans doute propice à l’ouverture d’esprit des élèves-maîtres, a ouvert deux voies d’analyse, l’une concernant les pratiques (et non plus la pratique), l’autre concernant les discours (et non plus les idées). 

4Concernant les pratiques d’une part, ce refus a permis de prendre en compte l’ensemble de leurs conditions : leurs conditions empiriques, y compris matérielles (comme la diffusion des plumes métalliques, des cahiers, du mobilier scolaire, etc., après 1850), et leurs conditions culturelles et symboliques (comme la nature des savoirs transmis, l’usage des livres ou les modalités de la parole du maître), les unes et les autres conditions, peu réfléchies parce qu’enfoncées dans les usages quotidiens des classes, étant donc souvent hors de portée des doctrines savantes. 

5Concernant les discours d’autre part, ce refus a permis d’interroger non des théories à finalité pratique, mais des énoncés de normes, de valeurs et d’idéaux qui, dans un univers de pratiques déjà constituées, disent ce qu’il est utile de faire et ce qu’il convient de penser, en distinguant le préférable du détestable, ou l’admissible de l’inadmissible. Exemple, au début du XIXe siècle, dans le contexte de l’enseignement populaire et de la méthode mutuelle, se développe un discours qui valorise les nouveaux usages éducatifs du corps, des usages gymniques et militaires, en les justifiant par des références psychologiques, médicales, etc. (liées à la philosophie sensualiste), opposées aux obligations chrétiennes valorisant au contraire la modestie, l’humilité, l’immobilité et le recueillement, sur le modèle idéal de la prière. 

6Arrêtons-nous sur la notion d’idéal (méconnue hors de la sociologie classique), que pourrait viser avant toute autre une approche des discours affranchie de l’histoire des idées. Je voudrais rappeler à ce propos le questionnement formulé par Durkheim dans plusieurs textes, et notamment dans L’évolution pédagogique en France, où cette notion apparaît comme une catégorie solide qui engage la compréhension des spécificités historiques de la culture scolaire et des activités de transmission de culture propres aux systèmes d’enseignement correspondants. 

7On peut facilement admettre que la notion d’idéal désigne un horizon de valeurs absolues et d’injonctions normatives attachées à ces valeurs. Durkheim constate d’abord qu’un idéal, ainsi défini, participe d’une sorte d’élan collectif, autrement dit qu’il donne un contenu déterminé à une conscience collective orientée vers l’action. On sait en effet que, d’après l’une de ses orientations majeures, la sociologie durkheimienne postule l’existence et l’efficace d’une telle conscience collective. Dans cette perspective, l’idéal est une dimension de la réalité psychique collective, en tant que celle-ci, qui s’impose aux consciences individuelles, prescrit toutes sortes de moyens et de fins, y compris, par conséquent, des fins… idéales. Bien sûr, Durkheim tient compte également des divers mouvements – sociaux, économiques, culturels, institutionnels, etc. – associés à la formation des idéaux à chaque époque. Je n’y insiste pas. Mais le fondamental, c’est le constat effectué par l’article « Jugements de valeur et jugements de réalité » 

, à savoir que, dans certaines situations, crises ou autres événements remarquables, les individus entrent dans des rapports plus étroits, agissent les uns avec les autres et les uns sur les autres ; car c’est dans ces moments d’« effervescence » (autre notion typique, voir des expressions comme : l’« effervescence des époques créatrices »[3]Ibid., p. 135.) que surgit, à cause de ces réunions plus intenses et de ces assemblées plus fréquentes et populeuses, « une vie psychique d’un genre nouveau »[4]Ibid., p. 133. formatrice des idéaux. Selon Durkheim, cette sorte d’« enthousiasme collectif » qui rapproche plus intimement les consciences caractérise par exemple le XIIe siècle, lorsque se produit la « grande crise chrétienne » qui « entraîne vers Paris la population studieuse de l’Europe et donne naissance à la scolastique » donc bientôt aux Universités. Des situations d’« effervescence » s’observent également à la Renaissance et au moment de la Réforme protestante, puis, au XVIIIe siècle, à l’époque révolutionnaire, et encore, au XIXe siècle, au temps des grandes agitations socialistes. Les mêmes repères sont posés dans le cours sur l’évolution pédagogique (exemple de formule, à propos des écoles créées au XIIe siècle : l’« effervescence mentale dans tous les peuples européens »[5]É. Durkheim, L’évolution pédagogique en France [1938], Paris,…). Dans tous les cas : « l’idéal tend alors à ne faire qu’un avec le réel ». 

8Voici donc le phénomène et ses résultats : enthousiasme collectif, effervescence et rapprochement des consciences, formation d’idéaux – toutes choses qui constituent au total des phases créatrices singulières dans l’histoire des civilisations. L’article « Jugements de valeur et jugements de réalité » affirme ainsi que les civilisations elles-mêmes reposent sur certains « grands idéaux ». Ceci montre en outre que Durkheim considère la société non pas seulement comme un système d’organes et de fonctions qui tend à se maintenir contre les agressions externes (une vision fonctionnaliste à quoi on réduit souvent la sociologie durkheimienne), mais aussi comme « le foyer d’une vie morale interne » puissante et originale. Car, on vient de le voir, seule la vie psychique collective peut engendrer ces idéaux, dans lesquels, en fin de compte, une société « prend conscience » d’elle-même (expression qui fait bien sûr penser à Hegel). 

9Dans ces circonstances, précise Durkheim, le pôle de la conduite de l’individu est déplacé hors de lui. Confronté à un idéal, l’individu, mû par des forces qui le dépassent, est incité à se hausser au-dessus de lui-même. Il accède alors à une « vie supérieure », notamment manifestée sur le plan moral par un essentiel désintéressement. Reconnaissons en ce point une réflexion de grande portée sur les fondements culturels et « psychiques » – mentaux, dirions-nous – des sociétés. Cela dit, Durkheim n’omet pas de préciser que de telles forces psychiques collectives peuvent se répandre aussi bien sous la forme de « folies héroïques » que sous la forme de « violences stupidement destructrices », ce par quoi il rejoint ce qui serait une psychologie des foules, discipline représentée à son époque par Gustave Le Bon (dont la Psychologie des foules, qui sera également lue – et bien lue – par Freud, date de 1895). La remarque sur les « violences stupidement destructrices » m’incite en outre à préciser, si besoin était, que les idéaux peuvent apporter autant de rêves enchantés que de cauchemars mortels pour l’humanité. Ne nous faisons pas d’illusions. 

10Quoi qu’il en soit, cette problématique originale éclaire singulièrement l’histoire culturelle de l’école. Dans L’évolution pédagogique en France, Durkheim suggère qu’avant le milieu du XVIIIe siècle, l’éducation et la culture ont été basées sur des idéaux formalistes, qu’elles sont allées de formalisme en formalisme : formalisme grammatical, puis logique, au Moyen Âge, formalisme littéraire sous la Renaissance (les humanités), etc., ce qui, chaque fois, excluait la connaissance positive du monde. Pourquoi notre culture intellectuelle s’est-elle ainsi détournée du monde, systématiquement (tandis que l’Antiquité avait suivi le chemin inverse) ? À cause, répond Durkheim, de l’idéal chrétien sous l’empire duquel l’esprit, la conscience et la vie intérieure des hommes sont « la chose sacrée et incomparable ». Après l’Ancien Régime en revanche, lorsque commence l’âge des sciences de la nature, de l’économie, des savoirs de l’administration, de la politique, etc., d’autres intérêts que religieux et moraux se sont fait jour, et ces « besoins purement laïques et amoraux » inspirent à l’éducation et aux institutions d’enseignement un idéal de culture temporelle qui prévoit de munir les enfants de connaissances utiles, préparant davantage à la vie réelle et à la citoyenneté. D’où le programme encyclopédique issu de l’époque des Lumières. En France, c’est bien au milieu du XVIIIe siècle, lorsque « la société française prend directement conscience d’elle-même » (encore ce thème hégelien) en se pensant « en dehors de tout symbolisme religieux »

, que la culture acquiert, sous cette forme laïque, un prestige suffisant pour que ses intérêts, temporels désormais, deviennent respectables et quasi sacrés. Par là s’explique, pourrais-je ajouter en termes non durkheimiens, le développement d’un nouveau discours éducatif et l’apparition de nouvelles références normatives, dont Rousseau est sans doute un des promoteurs les plus significatifs. 

11Une fois comprise la notion d’idéal et ce qui, en elle, diverge de la notion courante d’« idée » (pédagogique ou autre), on objectera que la première s’intègre autant que la seconde à une problématique d’application aux pratiques. Durkheim parle d’ailleurs d’« incarnation » des idéaux dans la réalité. Certes. Mais à considérer un seul exemple (parmi d’autres), celui des écoles centrales créées à la fin de la Révolution et, en effet, censées traduire en institution le nouvel idéal encyclopédique, on pourra répondre que ce sont surtout les choix culturels de base, c’est-à-dire les normes de la culture transmise, qui portent l’idéal en question (culture scientifique, langue française, etc.), tandis que les pratiques effectives d’enseignement continuent à vivre leur vie en toute indépendance, étant prises dans un autre mouvement réel, c’est-à-dire dans une autre histoire. Et n’oublions pas que les écoles centrales, pour bien des raisons, n’ont duré qu’un temps, assez bref, car elles furent remplacées en 1802 par les lycées, Bonaparte proclamant la nécessité d’un retour aux langues anciennes et aux humanités classiques (ce qui n’a sans doute pas compté pour rien dans l’efflorescence de la littérature française au XIXe siècle). 

12Admettons donc, au moins à titre provisoire, que le rapport entre les deux plans de normativité, discours et pratiques, reste assez complexe et mystérieux… ; mais apprécions la capacité de la notion d’idéal à saisir les grandes évolutions du discours éducatif, en fonction des évolutions de la culture scolaire. Dans cette perspective, il est probable que ce qui se révèle à nous comme une “crise” de l’école et de notre enseignement secondaire – une autre crise que celle qui préoccupait Durkheim à la fin du XIXe siècle – est bien mieux saisi par la thèse durkheimienne et l’opposition des idéaux formalistes et de l’idéal réaliste que par les innombrables pamphlets “anti-pédagogiques” qui encombrent les rayons de nos libraires depuis trente ans au moins. 

13Relisons aussi la fin de L’évolution pédagogique en France. Si l’humanité, y affirme Durkheim, est « infiniment diverse », la notion qui en était induite par l’idéal éducatif des humanistes avait fusionné les idéaux grecs, romains et chrétiens. C’était là une sorte de synthèse des idéaux donc des croyances et des aspirations des hommes de ces époques. Mais qu’est-ce que l’humanité vraie, demande Durkheim ? Sans doute pas, répond-il, celle qui se dessine quand nous privilégions, indûment, notre civilisation. En conclusion de son livre par conséquent, Durkheim nous invite à accorder du crédit à la souplesse et à la fécondité de la nature humaine telle qu’elle évolue à travers le temps et dans l’espace du monde global. Nous reconnaissons là une position d’éthique universaliste très proche sinon semblable à celle promue après 1950 par l’ethnologie de Lévi-Strauss et sa critique bien connue de l’ethnocentrisme. Durkheim nous enjoint ainsi de continuer l’œuvre des humanistes. À une réserve près cependant : non pour faire connaître un homme général, un type abstrait à la manière du XVIIe siècle, mais pour comprendre l’homme tel qu’il est, « avec sa variabilité presque indéfinie ». Et, suivant cet idéal, c’est par la culture des langues, de l’histoire et des sciences que nous pourrions « faire de chacun de nos élèves non un savant intégral, mais une raison complète »

Voir le document : Durkheim et l’histoire des idéaux éducatifs

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