Le 8 décembre 1991, 293 millions de citoyens soviétiques apprenaient avec stupéfaction que le pays où ils vivaient jusqu’à la veille n’existait plus. Les présidents de trois républiques de l’URSS — Boris Elstine pour la Russie, Léonid Kravtchouk pour l’Ukraine et Stanislav Chouchkevitch pour la Biélorussie — venaient de signer la déclaration de Bélovej qui proclamait la dissolution de l’Union des républiques soviétiques socialistes, née le 30 décembre 1922 à la suite de la révolution d’Octobre menée par les bolchéviks. Quinze nouveaux États surgirent alors à la place d’un seul.
L’écroulement de ce pays qui avait été durant un demi-siècle la deuxième superpuissance du monde et le porte-drapeau d’un modèle politique alternatif à celui de l’Occident a constitué un ébranlement majeur non seulement pour l’ensemble des pays soviétisés qui s’ouvraient, dès lors, vers le monde extérieur, mais aussi pour le système international en tant que tel. Des historiens ont parlé de la fin des idéologies, voire de la fin de l’Histoire… On a cru qu’avec la fin de la guerre froide, le modèle libéral fondé sur la démocratie et l’économie de marché devenaient un horizon indépassable, un modèle unique auquel, selon la fameuse formule de Margaret Thatcher, il n’y avait « pas d’alternative ».
Aujourd’hui, trente ans plus tard, que reste-t-il en commun entre les habitants des anciennes républiques soviétiques ? Les liens tissés pendant des décennies de soviétisme se sont-ils entièrement évaporés ? Comment interpréter l’aspiration de la Russie de Vladimir Poutine à être de nouveau considérée comme une puissance mondiale de premier plan ? Et qu’en est-il des espoirs surgis lors de l’effondrement de l’URSS et des attentes que ce bouleversement a engendrées ?
Hélène Carrère d’Encausse est, sans conteste, l'une des spécialistes français le mieux placés pour répondre à toutes ces questions. Historienne renommée de la Russie et de toute la région dont sa famille est issue, elle a suivi de près l’évolution de l’URSS, s’est rendue dans les coins les plus éloignés du pays, a rencontré à plusieurs reprises les dirigeants russes — de Gorbatchev à Poutine — et d’autres personnalités qui ont joué un rôle majeur lors de la perestroïka et de la transition démocratique. Mais si son regard a une acuité particulière, c’est surtout parce qu’elle connaît en profondeur l’histoire des nombreux peuples de l’Empire russe et soviétique. Une histoire qui, en grande partie, détermine leur présent, leur avenir et leurs relations avec tous ces voisins qu’ils ont longtemps eus pour compatriotes…
Ci-joint quelques fragments de notre long et passionnant entretien avec l'historienne, publié par "Politique Internationale".
— L’année 2021 marque le trentième anniversaire de la disparition de l’URSS. Vous-même, ainsi que quelques autres chercheurs, aviez annoncé la fin de l’Union dès les années 1970 ; mais à quel moment est-ce devenu une évidence ?
- Hélène Carrère d'Encausse : Il est vrai que nous étions un certain nombre à pressentir que cette chute finirait par se produire ; mais quand et comment ? Là était la grande interrogation. Il ne faut pas oublier qu’on a vécu, pendant des décennies, dans l’idée que l’Union soviétique durerait toujours, voire que le communisme soviétique était l’avenir de l’humanité. C’est pourquoi, même si ceux qui s’intéressaient au pays comprenaient que les choses y allaient mal, l’explosion de l’URSS est apparue comme un choc formidable, pas du tout comme quelque chose qui allait de soi, loin de là…
— Quand Mikhaïl Gorbatchev est arrivé au pouvoir en 1985, avez-vous compris tout de suite qu’il allait tout bouleverser ?
— Non, pas immédiatement. N’oubliez pas que, au début, Gorbatchev, même s’il était moins dogmatique que la « vieille garde », ne voulait pas casser le système ; il souhaitait simplement le moderniser pour le rendre plus efficace… Et puis, les événements ont pris une tournure de plus en plus radicale et lui ont échappé. C’était un apprenti sorcier qui n’a pas réussi à contrôler ce qu’il avait déclenché ; la décomposition de l’URSS et du système s’est faite malgré lui, mais à un moment donné il a eu le courage d’accompagner cette révolution. (...)
— À quel moment la disparition de l’URSS vous est-elle apparue inéluctable ?
— Lors du premier Congrès des députés du peuple qui a débuté en 1989. C’est là qu’un virage démocratique radical a été enclenché. Les élections au Congrès, dans des conditions d’ouverture jamais vues en Union soviétique, et la tenue du Congrès en tant que tel ont été une séquence d’une intensité incroyable ; tous les Soviétiques suivaient les sessions en retenant leur souffle ! C’est là qu’Andreï Sakharov demande l’abolition de l’article 6 de la Constitution – celui qui proclame le rôle dirigeant du Parti. Il n'a pas eu gain de cause immédiatement, mais la question était posée. Et toute l’URSS avait compris que c’était la fin du système né en 1917 qui s’annonçait.
— Dès avant la disparition de l’URSS, et bien sûr dans les années suivantes, la Russie a cherché, par divers moyens — création d’organisations supranationales comme la CEI, l’OTSC ou l’UEEA, relations bilatérales privilégiées, soutien financier, politique et militaire — à préserver des liens étroits avec ses anciennes « républiques sœurs ». On a pourtant l’impression aujourd’hui qu’elle est plus esseulée que jamais. Comment l’expliquez-vous ?
— En 1990, quand toutes les républiques ont déclaré, à la suite de la Lituanie qui s’est proclamée indépendante en mai 1989, vouloir retrouver à leur tour leur souveraineté, quand il est devenu clair que l’URSS était condamnée, Gorbatchev a tenté d’élaborer une solution de substitution pour sauver l’Union.
À l’été 1991, avant d’être retenu de force à Foros, c’est ce qu’il a tenté de faire en préparant un traité de nouvelle Union, qui s'appellerait SSSG (Union d’États soviétiques souverains) qu’il a fait approuver par un référendum le 17 mars. Neuf républiques seulement ont participé à ce référendum. Six s’y sont refusé : les trois Républiques baltes, la Géorgie, l’Arménie et la Moldavie. Dans les républiques qui ont voté, la participation a été de 80 % et 71,34 % des votants ont approuvé le traité. Ce traité devait être signé le 20 août 1991, mais la signature a été empêchée par le putsch des 19-21 août 1991, organisé par les forces conservatrices du PCUS hostiles à la liquidation de l’URSS.
Après l’échec du putsch, Boris Eltsine, élu le 12 juin 1991 président de la République de Russie au suffrage universel avec 60 % des voix, domine la scène politique de l’URSS. Gorbatchev doit renoncer au traité d’Union ; il propose une communauté économique à la place, qu’Eltsine va dynamiter le 23 octobre.
Enfin, à Belojev, le 8 décembre, Eltsine en sa qualité de président de la Russie, et ses homologues ukrainien Kravtchouk et biélorusse Chouchkevitch annoncent la dissolution de l’URSS – par les trois États signataires du traité d’Union de 1922, qui avait fondé l’URSS – et la création de la Communauté des États Indépendants, la CEI.
— La CEI n’a pas été un franc succès…
— Le projet était condamné dès le départ, car les États baltes et la Géorgie ont refusé d’y participer (même si la Géorgie finira par adhérer en 1993, avant de quitter l'organisation en 2009 après sa guerre contre la Russie). D’autres contestations suivront. La CEI ne pourra pas devenir le « Commonwealth russe » comme l’avait espéré Eltsine et c’est pour cette raison que Eltsine, et surtout Poutine, ont imaginé au cours des années, de nouvelles formations.
La Russie a tenté d’édifier de nouveaux systèmes d’alliance faute de pouvoir s'intégrer dans ceux qui existaient déjà, ce qui lui aurait permis de devenir membre d’un système international que les dirigeants russes imaginaient juste et équilibré. La stratégie de tous les dirigeants de la Russie post-soviétique, de Gorbatchev à Poutine, a été la recherche méthodique d’alliances et de regroupements.
En 1991, Gorbatchev avait décidé de dissoudre le pacte de Varsovie. Moscou avait alors proposé la dissolution simultanée de l’Otan, croyant qu’avec un nouvel équilibre mondial et la fin de la Guerre froide, dont les alliances étaient le symbole, la nouvelle Russie serait admise dans le monde sur un pied d’égalité. Le 9 novembre 1990, lors de la signature du traité de voisinage, de partenariat et de coopération germano-soviétique, le ministre ouest-allemand des Affaires étrangères Dietrich Genscher salue « le retour en Europe de la Russie régénérée » — de quoi nourrir les illusions de Gorbatchev.
Or la Russie a été déçue, d’abord parce que l’Otan, loin de se dissoudre comme le Pacte de Varsovie, s’est étendu à de nombreux pays de l’ancien espace soviétique : Allemagne, Pologne, Tchécoslovaquie… et surtout aux pays baltes, anciens membres de l’URSS. Kissinger a résumé ainsi la situation : « L’Occident n’a jamais tenté d’associer la Russie à une nouvelle architecture de sécurité en Europe. »
— Les Occidentaux avaient-ils vraiment promis à Mikhaïl Gorbatchev qu’il n’y aurait pas d’extension de l’Otan vers l’Est ?
— Oui, sans conteste. On met régulièrement en doute l’existence de cet engagement. Gorbatchev s’en expliquait volontiers avec moi aussi. Cet engagement a été pris par le chancelier allemand Helmut Kohl et par le secrétaire d’État américain de l’époque, James Baker. On constate une étonnante confiance, et même candeur, chez Gorbatchev. Il a vraiment cru qu’on pouvait régler les équilibres internationaux lors d’une conversation amicale. Il a dû penser : « J’ai accordé la liberté à tous les pays du bloc de l’Est, les Occidentaux en tiendront compte ! »
Je lui ai demandé un jour : on vous a dit que l’Otan n’avancerait pas vers vos frontières ; mais pourquoi n’avez-vous pas exigé que cet engagement soit mis par écrit ? Il a répondu avec une sincérité absolue : « J’ai cru que le monde libéral était le monde des gens bien élevés. » Les bras m’en sont tombés…
Ce qu’il faut constater, c’est que les dirigeants de la dernière époque de l’URSS, censés être de grands cyniques, ont été d’une incroyable candeur. Contrairement à leurs interlocuteurs… Et ils ont fait montre d’un grand amateurisme. Les générations précédentes étaient vraiment cyniques, à commencer par Lénine et les bolcheviks (on l’a vu, notamment, avec l’histoire des emprunts russes). Mais la dernière génération des dirigeants soviétiques était bureaucratique et non combattante. Elle est allée à la confrontation avec le monde extérieur sans être intellectuellement armée pour cela. Mais peut-être l’explication est-elle dans la qualité humaine des acteurs de cette époque. Gorbatchev, Iakovlev, son conseiller et presqu’inventeur de la perestroïka, étaient plus éduqués que la génération post-léniniste, celle du pouvoir stalinien. Cela explique peut-être leur confiance dans la possibilité de trouver un compromis avec l’Occident.
La confiance trahie a pesé sur les relations entre la Russie restaurée et l’Occident. En 1991, on croyait qu’il n’y aurait plus jamais de mur entre l’Est et l’Ouest, qu’on en avait fini avec des décennies de confrontation et que le rapprochement, voire la réunification de l’Europe allait suivre. Mais la division a été maintenue, on a violé la parole donnée à Moscou.
Dès lors, constatant que l’Otan restait en place, la Russie a essayé de reconstruire son propre ensemble. Mais elle n’en avait pas les moyens ; économiquement, elle était dévastée, et ses dirigeants n’étaient pas adaptés au nouveau monde. Les règles du jeu n’avaient pas été définies en commun. L’Occident, c’est-à-dire les États-Unis, est resté le seul maître d’œuvre. C’est ce qu’ont compris les anciens satellites de l’URSS et ils ont fixé leur politique en conséquence.
— Justement, la Russie a très mal vécu l’adhésion à l’UE et, encore plus, à l’Otan, des trois républiques baltes et de la plupart des pays de l’ancien « bloc de l’Est ». Elle considère qu’elle a été trahie — à la fois par ses anciennes petites sœurs ingrates et par un Occident carnassier qui a profité de la faiblesse russe dans les années 1990 pour avancer ses pions et s’étendre vers l’Est. Pourquoi le Kremlin refuse-t-il d’entendre que, pour ses anciens pays satellites, il ne représente guère un modèle attractif ?
— Espérer d’eux une certaine amitié ou loyauté était sans doute un signe de cette naïveté dont j’ai parlé plus haut. Cependant, il y a à cette naïveté une explication. À la toute fin des années 1980 et au tout début des années 1990, le régime soviétique avait encore des moyens d’agir : il aurait pu freiner la dissolution du bloc soviétique, la ralentir, voire la refuser au prix du sang.
Avant la chute du mur, Gorbatchev était harcelé par ses collègues est-allemands qui lui demandaient de réagir, d’empêcher les rébellions. Il a choisi de ne pas réprimer, de laisser les « alliés » du Pacte de Varsovie suivre leur voie.
Il disait : « Chez vous, on croit que si le mur de Berlin est tombé, c’est grâce à de courageux individus qui sont allés cogner dessus. La vérité est que cela n’a été possible que parce que nous avons accepté qu’il en soit ainsi ! » Et c’est vrai. Un coup de force de l’Union soviétique dans son pré carré n’aurait pas entraîné de riposte occidentale. Le Kremlin pouvait recourir à la force sans craindre des représailles. Il ne l’a pas fait, ni en URSS (à part quelques épisodes de répression en Lituanie et en Géorgie) ni en Europe de l’Est. Non seulement Gorbatchev a tout lâché mais il a sincèrement misé sur un nouveau modèle de relations entre son pays et ceux qu’il avait dominés.
Il avait le sentiment que son pays avait montré l’exemple extraordinaire d’une auto-liquidation volontaire de son empire, et que personne ne lui en savait gré.
Les dirigeants soviétiques n’étaient pas armés pour comprendre la réalité du monde. Ce monde avait été coupé en deux depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et les Soviétiques de la génération Gorbatchev n’avaient qu’une vague idée du monde occidental et de ses objectifs. Ils ont cru qu’à partir du moment où l’URSS déposait les armes, l’Europe retrouvait son unité. Mais le monde est resté le monde des rapports de force… Ils l’ont appris à leurs dépens et c’est là que se trouve l’origine du nouveau cynisme russe. Il s’est forgé non seulement sur l’humiliation de ne plus être une puissance et sur la volonté de le redevenir, mais plus encore sur la déception de ne pas se voir reconnaître le mérite d’avoir renoncé à la puissance et à la domination.
— Quand Poutine déclare, en une formule restée fameuse, que « la disparition de l’Union soviétique a été la pire catastrophe géopolitique du XXe siècle », exprime-t-il précisément cette déception ?
— Il exprime surtout, du point de vue des Russes, une évidence. Un grand empire qui se défait est une catastrophe pour la nation qui l’a édifié. Quand les Anglais ont quitté l’Inde, ils ne l’ont pas fait de gaieté de cœur. Le soleil a commencé à se coucher sur l’Empire britannique… Quand les Français sont partis d’Algérie, ce ne fut pas pour se faire plaisir, mais parce qu’ils n’avaient pas le choix.
De même, la fin de la puissance soviétique a été ressentie comme une catastrophe par les Russes qui avaient construit cet empire et qui, du jour au lendemain, ont perdu le monde qu’ils connaissaient. Leur pays a été amputé de 20 % de son territoire, d’un tiers de sa population, et de tous ses repères historiques. C’est la longue histoire du peuple russe qui a basculé en 1991. Kiev, « la mère des villes russes », le berceau de la Rus, se retrouvait à l’étranger ! L’accès aux mers — obtenu grâce aux conquêtes de Pierre le Grand et de Catherine II — a été perdu. Par surcroît, la disparition de l’URSS a ouvert pour les Russes une décennie de chaos total.
Poutine, qui est souvent brutal dans son expression, a donc fait là un simple constat : il l’a néanmoins complété (mais on omet toujours de citer la deuxième partie, non moins essentielle, de sa phrase) en précisant : « ceux qui veulent reconstruire l’Empire soviétique n’ont pas de cervelle ».
— Comment expliquer cette nostalgie envers une Union qui, pour de nombreux Russes, a tout de même été synonyme de répressions et de dictature ?
— Plusieurs choses expliquent la nostalgie, qui n’est pas générale mais qu’éprouveront en effet de nombreux Russes. Ils ont été citoyens d’une grande puissance. Et du jour au lendemain, ils se sont retrouvés citoyens d’une puissance déclassée et méprisée.
Et puis, il y a autre chose. Même si l’on condamne le totalitarisme soviétique, son système fondamentalement inhumain et répressif, force est de reconnaître que les Soviétiques avaient quelques raisons de croire aux vertus de leur pays. Le PCUS écrasait la société, mais il lui donnait une grande cohésion et, surtout, il était le guide moral de la société, disant où étaient le bien et le mal et déterminant la conduite qu’il fallait tenir. Les gens vivaient très pauvrement mais un minimum leur était garanti par l’État. Et tout le monde, sauf l’élite, était à peu près au même niveau. Et soudain, les Soviétiques se sont retrouvés dans un autre univers, celui de l’argent roi, qu’on leur avait toujours appris à mépriser ! Il est normal que ces gens aient été complètement désemparés. C’est comme si, sur un simple claquement de doigts, on enlevait aux Français la sécurité sociale, les retraites, les allocations chômage, les acquis sociaux. Quelles serait leur réaction ? Pensez à ce que les Soviétiques ont vécu il y a trente ans à la chute de l’URSS ! Pour eux, ce fut une secousse terrible : l’effondrement n’a pas été que matériel mais aussi, et plus encore, moral. Tout ce qu’on leur avait appris comme étant le bien et tout ce qu’ils avaient vécu était condamné. Si l’on souhaite comprendre cette nostalgie, il faut réfléchir au désarroi de la société post-soviétique, à ce besoin collectif de retrouver des repères pour pouvoir de nouveau entrevoir un destin commun.
— On qualifie parfois le poutinisme de nouveau soviétisme ; êtes-vous d’accord avec cette vision ?
— C’est plus subtil que cela. On ne peut parler de la très longue période où Vladimir Poutine incarne le pouvoir comme d’un bloc monolithique, et en vingt ans, l’homme a évolué. Le Poutine des années 2000 n’est pas le même que le Poutine d’aujourd’hui. Lorsque Poutine a reçu le pays des mains d’Eltsine en 2000, il n’imaginait même pas que l’on évoque la renaissance de l’Union soviétique. Il croyait pouvoir faire ce qu’Eltsine avait raté : instaurer un vrai dialogue avec l’Europe et les États-Unis pour faire admettre la Russie comme un véritable partenaire, comme un pays semblable aux autres. Pendant quelques années, il a déployé des efforts considérables dans ce sens en essayant d’ancrer une Russie « normalisée » dans le système international. Cela n’a pas marché. On veut souvent voir dans son passé de kagébiste l’origine de son supposé « cynisme » froid et calculateur ; c’est ridicule, il s’est montré naïf ! Il a cru que le monde occidental allait lui ouvrir les bras parce qu’il était plus jeune que ses prédécesseurs et qu’il avait une expérience différente d’eux . Il n’a pas compris que les Américains et les Européens ne faisaient aucune différence. Le seul soviétique qui ait su les séduire un moment était Gorbatchev, d’où la Gorbymania, mais cela n’a pas duré.
Or il aurait dû savoir (grâce notamment à l’excellente école soviétique des relations internationales) que lorsqu’on a la chance d’être le plus puissant, et c’est le cas des USA, devenus en 1991 seule superpuissance ou super-grand, on ne partage pas la puissance. Les dirigeants du Kremlin n’ont pas compris cet attachement au rapport de forces, Poutine pas plus que les autres. Il a essayé de jouer la carte de la réconciliation avec l’Occident (jusqu’au célèbre discours de Munich en 2007, il a cherché avec persévérance à intégrer la Russie en semblable dans la vie internationale), mais il a fini par s’apercevoir, et il le dit à Munich, que cette attitude constructive ne conduisait nulle part. Il a compris que, pour être reconnue, il ne suffisait pas que la Russie affiche de bonnes intentions, qu’il lui fallait au contraire montrer sa force. Ayant échoué à ancrer la Russie dans le « monde libre », il a changé de stratégie. C’est celle d’une Russie qui retrouve sa puissance, héritière fière et assumée de la Russie des tsars et de la victoire soviétique dans la Seconde Guerre mondiale. Car Poutine ne revendique le passé soviétique!
(...)
— On peut regretter que les quinze anciennes républiques soviétiques, trente ans après la fin de l’Union, ne puissent pas toutes, loin de là, être qualifiées de démocraties fonctionnelles. Mais avec le regard de l’historien, ne se dit-on pas qu’il était fort naïf d’espérer en 1991 qu’elles deviendraient toutes rapidement des modèles de démocratie ?
— Depuis la fin du XXe siècle, on s’imaginait en Occident qu’il n’y avait qu’un seul modèle politique valable : le nôtre. On se voyait comme porteurs des Lumières, du progrès et de l’autorité morale. Mais ce modèle que nous ressentions comme universel et bon pour tous n’est pas si séduisant que nous le croyons. Soljenitsyne l’a dit dans son discours à Harvard en 1978 : « Je ne puis recommander votre société comme idéal pour la transformation de la nôtre. » Et Vaclav Havel a exprimé la même idée, s’effarant de notre société matérialiste. Poutine ne dit pas autre chose quand il déclare que copier le modèle occidental, singer notre vision du progrès n’est plus de mise.
Mais il n’est même pas nécessaire d’aller jusqu’à Moscou pour observer ces réticences ! Au sein même de l’UE, regardez les Polonais. Ils sont pro-américains, ils sont une grande puissance de la nouvelle Europe, un peuple avec une longue et belle histoire… Ou encore les Hongrois et les Tchèques, qui devraient être plus disposés à adopter sans réserve notre modèle politique et social, notre système de valeurs. Or ils le regardent de loin, disant : « Qu’y a-t-il de séduisant dans le modèle qu’on nous propose, où rien n’est stable, identifiable (ni l’histoire, ni même la biologie humaine), où tout est relatif et mouvant ? » À voir les États-Unis qui se fracturent, où il n’y a plus de peuple, mais seulement des minorités, on comprend que le modèle occidental ne fasse plus envie. Il est en train de voler en éclats... L’Occident n’est pas l’idéal des Chinois, ni des peuples d’Asie, et il n’est plus l’idéal d’un certain nombre d’Européens, qui pourtant en ont rêvé pendant un demi-siècle de soviétisme.
— Ces questions sociétales sont-elles directement liées aux questions politiques — celles de la démocratie, de la liberté de la presse, de la liberté de réunion ?
— Incontestablement. Ce que vous appelez les questions sociétales recouvre une déstructuration de la vie sociale, la volonté de nivellement de toutes les particularités nationales, et la mise en doute des valeurs traditionnelles qui soudent les communautés. L’Occident a fait le choix d’une sécularisation intransigeante, oubliant l’importance de la transcendance et de l’Histoire dans la vie des sociétés.
Or, en Russie et dans les autres pays post-communistes, on ne l’oublie pas. Le poids des symboles religieux ou nationaux y est très grand. Il faut réfléchir aux raisons pour lesquelles l’orthodoxie, l’islam ou d’autres religions retrouvent une place dans ces pays. Nous pensons trop facilement que les traditions nationales et les valeurs morales auxquelles les peuples sont attachés sont obsolètes et condamnées à disparaître. Ces peuples dont nous parlons ont traversé des épreuves épouvantables, vécu dans le chaos… Ils n’aspirent pas à échanger l’univers de « Big Brother » pour un monde déstructuré et relativiste. Ils ont au contraire la volonté de s’inscrire dans un cadre bien défini et dans des traditions.
— Cette revanche du national correspond-elle à un besoin d’enracinement et de continuité historique ?
— Évidemment. On ne met pas l’Histoire sous le tapis comme ça… Les Russes et leurs voisins ont retrouvé la nation comme cadre de leur vie, tandis que nous, en Europe, nous l’avons perdue. Qu’est-ce qui a permis à ces peuples de tenir durant ces années de domination, de résister à l’uniformisation soviétique ?
C’est précisément le fait d’être accrochés à leur nation, à leurs traditions, à leur héritage spirituel. C’est ce qui les a sauvés, ce qui a préservé leur cohésion. Même si, pour cela, ils ont risqué d’être emprisonnés ou fusillés. Et vous voulez qu’aujourd’hui ils acceptent de balayer tout ce passé ? S’ils ont refusé l’uniformisation et le nivellement soviétiques, ce n’est pas pour succomber à l’uniformisation, au nivellement et au relativisme européens.