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Regards citoyens

Ce blog est destiné à stimuler l'intérêt du lecteur pour des questions de société auxquelles tout citoyen doit être en mesure d'apporter des réponses, individuelles ou collectives, en conscience et en responsabilité !

Tribulations philosophiques et politiques de l’intérêt général, par Camille Chamois

" L’intérêt général peut apparaître comme un concept essentiel du républicanisme français, d’abord parce qu’à travers le concept de « volonté générale » il fait partie de l’univers du droit public, mais aussi, plus simplement, parce qu’il a la chose publique ou la chose commune comme objet.

Pourtant, ce serait une caricature de considérer que l’intérêt général (ou l’intérêt commun) est l’apanage du républicanisme, comme si seul un tel projet politique permettait de penser le commun. La question d’un intérêt sinon général (avec ce que le général contient d’unité exigée de manière potentiellement autoritaire par l’institution détentrice de l’autorité), du moins commun, a pu être déclinée y compris par des penseurs non-républicains que l’on associerait plus volontiers au libéralisme économique. Les libéraux écossais comme A. Smith placent un intérêt commun au point de convergence de l’interaction des intérêts particuliers : chacun y participe sans le savoir en travaillant pour lui-même. Certes, ce paradigme conduit à battre en brèche l’idéal moral du désintéressement et du dévouement à la chose publique en montrant que ces exigences sont exorbitantes autant qu’inutiles, puisque poursuivre son intérêt particulier suffit à œuvrer à l’intérêt général. Néanmoins,  il n’en reste pas moins que la conclusion est  qu’il existe bien, in fine, quelque chose comme un intérêt général et qu’il est même l’effet le plus pur de l’interaction des intérêts particuliers, qu’il faut laisser s’exercer en se gênant mutuellement le moins possible. La question demeure en suspens, de savoir dans quelle mesure il s’agit, à chaque fois, de la même notion d’intérêt.

A l’autre bout du spectre philosophico-politique, l’hypothèse communiste voit dans le commun (communauté des biens, collectivisation  des moyens de productions…) la réalisation réelle, concrète, de ce que d’aucuns placeraient dans la réalité plus impalpable de l’intérêt général. Dans cette hypothèse, ce que l’on nomme « intérêt général » dans le vocabulaire du « droit bourgeois » ne serait certes que l’intérêt déguisé de la classe possédante s’imposant à tous comme si il était effectivement général  (donc sur le mode de l’imposture et de la domination) ; mais il n’en demeure pas moins que quelque chose de réellement général ou commun (en l’occurrence l’intérêt du prolétariat, seule classe non dominatrice ni usurpatrice) pourrait tenir lieu d’idéal pour une société ordonnée autour de ce qui prendrait, là encore, la forme d’un intérêt ou d’un bien commun, quand bien même ces expressions disparaissent, dans cette tradition théorique, du vocabulaire.

Trois difficultés se posent alors. (a) L’intérêt général, s’il n’est pas un faux-semblant, émerge-t-il spontanément de l’interaction des individus ou doit-il être promu, garanti et assuré par une institution centrale comme l’Etat ? (b) L’intérêt général est-il un intérêt non-réductible à la somme des intérêts particuliers ou bien cette notion ne désigne-t-elle que l’état de compatibilité des intérêts particuliers ? (c) Recoupe cette question celle, beaucoup plus profonde encore, de savoir s’il existe ou non des intérêts non-individuels. En effet, répondre négativement à la question de savoir si l’intérêt général est réductible à la somme des intérêts particuliers implique deux conséquences : la première est (i) de savoir quelle est la nature de cet intérêt de corps ou de cet intérêt attribuable au collectif (Peut-on lui donner un contenu concret, objectivable, voire consensuel ?) ; (ii) de savoir si cet intérêt se greffe sur l’intérêt particulier (s’en sert pour opérer) ou s’il transforme l’intérêt particulier pour le rendre compatible avec ses exigences ou bien encore si, dans l’intérêt particulier lui-même, il n’y a pas déjà une place laissée à un « sens du commun » ou bien à un « altruisme » spontané qui permettrait de comprendre que l’on puisse spontanément, sinon se sacrifier, au moins faire primer de manière désintéressée le commun sur son intérêt le plus étroit.

Si, à  l’inverse, on peut montrer que l’intérêt général est une mystification, cela ne prouve pas que des intérêts communs non-généraux, comme les intérêts de classe dans la philosophie de Marx, n’existent pas. Ainsi, une philosophie sociale conflictuelle nie  l’existence d’un intérêt général mais promeut l’idée de plusieurs intérêts de classe rivaux. Les débats du XIXe siècle ouvrent en cela  un nouvel horizon à la  réflexion. Face à une philosophie sociale plutôt iréniste,  qui voit la réalisation de la justice comme celle d’un intérêt général synthétisant les intérêts divers qui animent les individus, ou qui peut même parfois concevoir l’idéal de justice indépendamment de la logique des intérêts, s’affirme une philosophie sociale plutôt conflictuelle qui considère que les intérêts sont immanquablement rivaux, qu’il est impossible de les faire converger dans un ensemble commun, et que cela est immanent à la dynamique sociale même. Un axe fondamental de ce colloque consistera dès lors à (re)faire l’histoire de la place du concept d’intérêt général dans le débat politico-philosophique depuis la deuxième moitié du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours, à examiner les raisons de sa promotion, autant que celles de sa condamnation. S’il y a peut-être un « âge d’or » de l’invocation de l’intérêt général, on peut dégager aussi des périodes plus sombres où celui-ci est décrié, condamné comme mystificateur, voire rejeté dans le passé définitivement révolu de la réflexion politique.

Dans tous les cas se pose la question du rôle et du statut du politique comme condition de la constitution et de la promotion de l’intérêt général. L’Etat social français s’est largement construit sur le principe selon lequel une institution centrale pouvait être dépositaire de l’intérêt général et, à ce titre, mettre en place des politiques sociales visant à rectifier les déséquilibres engendrés par l’interaction spontanée des individus. Il est particulièrement intéressant de revenir sur la manière dont l’intérêt général a permis de légitimer à la fois souveraineté populaire et égalisation des conditions en se donnant pour but d’assurer, en France, le ralliement des socialistes (y compris marxistes) et des républicains sous sa bannière, bien que certains libéraux aient pu arguer, contre cette synthèse, que, ce faisant, l’Etat compromettait les équilibres économiques au détriment de tous et au prix d’un empiètement grave sur les libertés individuelles.

Dans un cadre théorique qui est, on le voit, complexe, l’existence en France d’une pensée de l’Etat comme garant de l’intérêt général, l’importance des services publics et de l’imposition que beaucoup critiquent et considèrent comme une originalité française à promouvoir ou à bannir, semblent plaider dans le sens d’une spécificité voire d’une exceptionnalité française issue, sans doute, de la radicalité révolutionnaire, d’une histoire spécifique des mouvements ouvriers et, plus généralement, du socialisme. C’est également ce qu’il s’agira de mettre en question à la suite d’un colloque organisé en 2011 sur « la république sociale, une exception française ? ».

Enfin, y a-t-il encore sens aujourd’hui à parler d’intérêt général dans un contexte où les sociétés complexes semblent éclatées en une multiplicité parcellaire de réseaux ? L’intérêt général est-il mort, tué par le pluralisme de la post-modernité, ou à réinventer ?"

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