ll y a tout juste 420 ans, le 24 octobre 1601, mourait à Prague le grand astronome danois Tycho Brahe, dont les observations allaient permettre à son ancien assistant, Johann Kepler, de découvrir en 1609 les lois des mouvements planétaires. En 2008 Jean-Pierre Luminet lui a consacré un roman historique : "La discorde céleste : Kepler et le trésor de Tycho Brahe", intégré par la suite à sa tétralogie des "Bâtisseurs du ciel".
En voici les dernières lignes : Il régnait dans la chambre une atmosphère moite imprégnée d’odeurs aigres que ne parvenaient pas à cacher les bougies parfumées. Assis et adossé à des coussins, Tycho eut un large sourire en voyant arriver son assistant. Il n’avait pas son nez, et sa face, d’un rouge violacé, en semblait encore plus ronde.
— Sortez tous, dit-il d’une voix ferme. Monsieur Kepler et moi avons à causer.
La douzaine de personnes présentes, y compris ses fils et le docteur Hajek obéirent. Une fois la porte refermée derrière eux, il désigna à Kepler un petit fauteuil près du lit.
— Je suis heureux de voir, Tycho, que tu te rétablis.
— Ne dis pas de sottise, mon ami. Si tu avais étudié un peu de médecine au lieu de ton fatras théologique, tu aurais diagnostiqué ce qu’on appelle l’euphorie moribonde. Ne proteste pas et laisse-moi parler. Je n’ai que peu de temps. J’ai eu des torts envers toi. Un grand tort : celui de ne pas t’avoir fait confiance. Celui d’avoir gardé par devers moi toutes les observations qui risquaient d’abonder dans le sens de ta théorie et de nuire au système de Tycho. Je les retenais comme je retiens mon urine. En somme, je meurs par où j’ai péché.
Il eut un pâle sourire qui se transforma en grimace de douleur :
— Ça va revenir, ça va revenir, grinça-t-il. Je souffre, nom de Dieu, je souffre.
— Ne jure pas, supplia Kepler en lui posant la main sur le front..
— As-tu fait l’horoscope de la journée qui vient ? Non ? Qu’importe ! Il me faut aller vite, maintenant. Ma canne… Mon bâton d’Euclide… Je te le lègue. C’est tout ce que je peux faire pour toi. Non, autre chose. Hier, enfin, je ne sais plus, l’autre jour, le conseiller Barwitz est venu me voir, au nom de l’empereur. Il m’a juré que tu me succéderas comme mathematicus impérial. Aïe ! Mon ventre !
— Calme-toi, Tycho, repose-toi…
— Kepler, j’ai fait un rêve cette nuit… Je voyais Atlas, désolé, contempler un monde dont ton Copernic avait rompu les cercles et les anneaux, moi j’avais pris sa place et m’étais mis sous le globe terrestre de façon à le porter sur mon dos, tandis que Ptolémée, criant et gesticulant, cherchait à empêcher que cette motte de terre en forme de sphère ne s’abîme dans le néant… Le néant, tu entends ?
— Ne te tracasse pas ainsi, Tycho.
— Le bâton d’Euclide… Tu en connais le secret. Maestlin a dû te le révéler… Brave Maestlin… Quel gâchis… Que de temps avons-nous perdu... Enfin, tu es là, toi. Notre fils, à tous deux… Hâtons-nous. Ils attendent, derrière, les vautours. Ils tremblent que je te lègue ma fortune. Ils ignorent, ces ânes, que cette fortune est là, dans cette canne. Mais pas seulement…
Péniblement, il sortit d’en dessous de son oreiller une petite clé d’or.
— Ils ne vont pas attendre que je sois sous terre … Ils vont fouiller partout, dans mon cabinet, ils vont démonter mes meubles, ouvrir mes matelas... Mais là-haut, ils ne chercheront pas. Sur le socle du grand quart de cercle, j’ai creusé moi-même une niche. Tout y est. Trente-huit ans à scruter les cieux. Toute une vie. Ma vie… Sois franc, Kepler, ma vie a-t-elle été utile à quelque chose ? Non, ne réponds pas ! Je viens de trouver un très beau vers, parfaitement composé : Ne frustra vixisse videar. « Que je ne semble pas avoir vécu en vain ». Fais en sorte, mon fils, que je ne paraisse pas avoir vécu en vain. Appelle-les, maintenant. Les tables… Achève-les, publie-les ! Moi, je vais enfin savoir si c’est moi qui avais raison, ou Copernic. Ou toi.