Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Archives

Publié par De la Boisserie

Le 9 mars 2022, “le procureur général de la Cour pénale internationale (CPI) [a] décidé d’ouvrir une enquête” contre la Russie pour “crimes de guerre”, rappelle Le Figaro. 39 Etats parties à la Cour “ont donné leur feu vert pour le lancement d’une investigation sur l’existence [de ces crimes]”, précise le journal. “Une fois qu’il estimera avoir les éléments de preuve, [le procureur] devra saisir la chambre d’instruction de la CPI pour l’ouverture d’une procédure en bonne et due forme”, précise le chercheur Philippe Ryfman cité dans l’article. Le recueil de ces preuves constitue donc un préalable. Les Ukrainiens y contribuent avec des témoignages, des photos et des vidéos d’attaques russes, qui peuvent ensuite être analysées notamment par des ONG comme Amnesty International, afin d’apparaître le plus crédible possible si la Russie avait un jour à répondre d’accusations officiellesDes images satellites fournis par les Occidentaux pourraient aussi nourrir l’enquête. Toutefois "juger les responsables s’annonce difficile". S’il existe des preuves tangibles, “le procureur peut demander aux juges d’une Chambre préliminaire de délivrer une citation à comparaître ou un mandat d’arrêt” mais “la responsabilité de les faire exécuter […] incombe aux Etats”. Or si Vladimir Poutine semble “cocher toutes les cases” pour être qualifié de criminel de guerre, il paraît difficile de le condamner et de l’arrêter. “D’une part parce que Moscou a quitté l’intégration au statut de Rome depuis 2016 [le traité fondant la Cour, NDLR], d’autre part en raison de l’absence de compétence policière de la CPI, qui plus est concernant un chef d’Etat”, conclut Le Figaro.

L'agression militaire de l'Ukraine par la Russie dans le cadre de ce que Moscou appelle une 'opération spéciale' constitue une violation flagrante des règles de droit international, comme bien d'autres conflits armés au cours des 20 dernières années. 

En même temps qu'elle met en évidence l'agonie du droit international comme le soulignent Maryanne Nabet et Lucas Wendling (Guerre en Ukraine : l’agonie du droit international), elle remet également en avant la question fondamentale récurrente de la protection des civils, et corrélativement celle tout aussi fondamentale de la qualification de 'civil' dans des conflits faisant intervenir des groupes armés paramilitaires et une résistance populaire légitime, et celle de la qualification de 'crimes de guerre'.

Ces questions revêtent aujourd'hui une actualité particulière, qui trouve dans le silence (relatif) des médias occidentaux et l'inaction des Etats aujourd'hui parties au conflit à un titre ou à un autre (soutiens directs ou indirects à l'Ukraine par envoi d'armements, par le déclenchement de sanctions économiques à l'encontre de la Russie, ...) lors des combats sanglants qui se sont déroulés depuis 2014 à l'est de l'Ukraine ou lors de cette aussi interminable qu'effroyable guerre au Yémen matière à une polémique d'autant plus vive qu'il ne se passe pas un jour sans que les chaines d'information occidentales dénombrent les victimes civiles du conflit en cours.

 

Le Comité international de la Croix Rouge propose une présentation des crimes de guerre d'après le Statut de Rome de la Cour pénale internationale et leur source dans le droit international humanitaire. (Les crimes de guerre d'après le Statut de Rome de la Cour pénale internationale et leur source dans le droit international humanitaire)

Interpol précise de son côté le cadre juridique regroupant les accords et résolutions définissant son rôle dans la lutte contre les crimes de guerre. (Cadre juridique de la lutte contre les crimes de guerre)

 

L'intervention humanitaire qui consiste à secourir des personnes sans tenir compte de leur nationalité ou de leur appartenance politique ou religieuse est souvent présentée comme antinomique de l'activité politique ; univers du cynisme et des intérêts de puissance. Ce fut sans doute le cas dans les années soixante-dix, lors de l’émergence des ONG « sans frontières » ; mais aujourd’hui l'humanitaire est devenu une ressource comme une autre pour les grandes puissances. Elles l'instrumentalisent soit pour occulter leur absence de volonté politique dans un conflit (Yougoslavie, Rwanda), soit pour le mettre au service de leur désir d'hégémonie (Kosovo, Irak). 

C’est dans ce contexte qu’est apparue en 2002 l’idée qu’il est de la responsabilité de la communauté internationale de protéger une population contre des catastrophes ou des violences lorsque l’État dont elle relève n’est pas disposé à le faire ou en est incapable. 

Cette « responsabilité » peut-elle consister dans une guerre officiellement motivée par le secours d’une population touchée par la répression ?

C’est la question qui fut au coeur de l'étude proposée par Jean-Marie Crouzatier, professeur à la Faculté de droit de Toulouse-1, publiée dans la Revue Aspects (n°2 - 2008, pages 13 à 32) laquelle propose une analyse centrée sur le droit pour un État, ou plusieurs, d’intervenir militairement sur le territoire d’un autre État dans un but officiellement humanitaire, et sur les dangers qui découlent de la reconnaissance de ce droit. Car officialiser une « responsabilité de protéger » – y compris par la force – ne doit pas occulter l’existence bien réelle d’une obligation de réaction non armée de la communauté internationale face à de graves violations des droits de la personne et du droit humanitaire, et la fréquente inexécution de cette obligation par les États. Dans la plupart des cas, le problème est moins le manque de moyens juridiques que l’absence de volonté politique d’utiliser les mécanismes existants : dans ces conditions, quelle est l’utilité du principe ?  ASPECTS no2 a03 Crouzatier ASPECTS no2 a03 Crouzatier 

S'agissant du Donbass, d'après un rapport du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) (Report on the human rights situation in Ukraine - 16 November 2019 to 15 February 2020), d’avril 2014 à février 2020, il y aurait ainsi eu de 13 000 à 13 200 personnes tuées : «au moins 3 350 civils, environ 4 100 membres des forces ukrainiennes et environ 5 650 membres de groupes armés» pro-Russes. 29 000 à 31 000 individus auraient été blessés dans le conflit, dont «environ 7 000 à 9 000 civils, 9 500 à 10 500 membres des forces ukrainiennes et 12 500 à 13 500 membres de groupes armés». Des données reprises alors dans très peu de médias ou d'analyses (voir notamment Enjeux et perspectives de l'élection présidentielle ukrainienne)

Dans le conflit sanglant opposant le gouvernement yéménite aux rebelles houthies et dans lequel interviennent des acteurs étrangers ne s'embarrassant pas de principes et de droits humanitaires, le nombre de victimes au cours des 7 années de guerre a atteint le chiffre record de 377 000 individus dont 150 000 tués au combat et 277 000 décès dus à la famine et aux maladies. C’est ce qui ressort d’un rapport publié par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), intitulé « Évaluer l'impact de la guerre au Yémen : les voies du redressement ». Il s'agit d'une guerre qui se déroule loin des caméras et, pourtant, il s’agit de la plus grande catastrophe humanitaire au monde.

En mars 2017, Médecins sans frontières adressait par voie de presse un véritable cri de détresse. " Au Yémen, les civils paient au prix fort les conséquences d’un conflit qui va entrer dans sa troisième année. Selon OCHA, l’agence humanitaire des Nations unies, près de 18,8 millions de Yéménites ont besoin d’aide ; parmi eux, 10,3 millions nécessitent une assistance immédiate pour sauver ou maintenir leur vie. Alors que depuis le début de la guerre les besoins médicaux ont explosé, plus de 14 millions de personnes n’ont pas accès à des soins de santé adéquats. Les parties au conflit ne respectent pas grand-chose, ce qui génère d’importantes souffrances pour les populations civiles. Un nombre significatif de marchés, d’écoles et de zones résidentielles ont été pris pour cible. L’approvisionnement en nourriture et en fournitures médicales est rendu particulièrement difficile par la fermeture de l’aéroport de Sanaa et le bombardement du port de Hodeida, principales voies d’entrée des importations dont dépend le pays. Aucune partie belligérante ne reconnaît ni ne respecte le statut protégé des hôpitaux et des installations médicales selon le droit humanitaire international. Au moins 274 structures de santé, dont 4 hôpitaux MSF, ont été pris pour cibles, rendant difficile, voire impossible, l’accès et l’organisation des soins médicaux dans le pays, où moins de 45 pour cent des établissements de santé fonctionnent encore. « Ce qui se passe au Yémen est totalement inacceptable. Au cours des deux dernières années, de nombreuses structures médicales ont été les cibles de frappes aériennes. Ces attaques à répétition ont accru la pression sur un système de santé déjà fragile alors que la population craint de plus en plus d’aller dans les hôpitaux de peur d’y être la cible d’attaques », explique Djoen Besselink, chef de mission MSF au Yémen. (…) Dans les dix gouvernorats où travaille MSF, nos équipes observent la même réalité : les violences, la pauvreté, les difficultés pour accéder aux produits de première nécessité et à des soins abordables et de qualité affectent toujours un peu plus des millions de Yéménites. " (Source : Guerre au Yémen : cri de détresse)

Déjà à l'occasion de la crise lybienne et du conflit engagé avec la bénédiction du Conseil de sécurité des Nations Unies, ces questions étaient posées de manière particulièrement prégnante, comme elles se posent en réalité aujourd'hui sur tous les théâtres de guerre.

Je leur avais alors consacré une première réflexion dans un article publié sur ce blog à plusieurs reprises : Du très troublant relativisme sémantique occidental à propos de la notion de « civils », dont je reprends ici la conclusion : " Il y a dans ce paysage mondial des "civils" que l'on veut protéger, des "civils" armés et des "civils" que l'on arme une cacophonie sémantique un tantinet nauséabonde .... Les opinions publiques qui assistent aujourd’hui à une démonstration « éclatante » du relativisme sémantique occidental à propos de la notion de « civils » quand il s’agit de populations en révolte pour des causes « justes », s’interrogent sur les raisons de l’absence d’un régime de droit international approprié pour encadrer à la fois les définitions et les situations en cause, et réguler les pratiques que la communauté internationale pourraient juger légales tant en regard du droit de la guerre que du droit humanitaire ! Avant d’éviter que se renouvellent ici ou là des interprétations dangereuses qui se trouvent favorisées par le recours à des formules irresponsables telles que celles de « croisades », le régime du droit international qui porte sur la responsabilité de protéger) ne pourrait-il pas devenir le réceptacle de ces clarifications juridiques indispensables à la sérénité de la justice internationale autant qu’à la sécurité et à la stabilité internationales ? " 

Cette réflexion a pour seul objectif de mettre en évidence l'extrême difficulté d'apprécier les situations sur un sujet d'une telle complexité, et d'inviter à faire preuve de prudence et de modération dans les jugements et les commentaires qui leur sont consacrés.

Voir également sur ce blog : 

Du "devoir" et de la "responsabilité" de protéger ! 

La responsabilité de protéger : Qui est responsable de la protection des peuples vulnérables ?

Comprendre le droit humanitaire - Les 5 principes fondamentaux (croix-rouge.fr)

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article