" Un phénomène vaut la peine d’être mieux réfléchi. Je pense au naufrage de certaines pensées collectives qui donnaient le « ton » d’une époque. On s’aperçoit aujourd’hui, avec le recul, qu’elles étaient sinon erronées du moins très subjectives. Prenez la mondialisation heureuse. Il fut un temps où il était affreusement populiste de lui être hostile. Maintenant, sous couvert d’un autre vocabulaire, les « intellectuels » (je mets des guillemets) ont pris leurs distances. Ils redécouvrent la nation, la souveraineté, le « local », etc.
Ce n’est pas tout. Sur l'essentiel, les jeunes de trente ans ont raison. Les « baby-boomers » (dont je suis), c’est-à-dire les deux vagues de naissances d’après-guerre ont été trop nombreuses, trop lourdes, trop encombrantes. Une vraie poisse ! Voilà soixante ans que notre génération pèse comme un couvercle sur la société française. Elle commence à lâcher prise mais à regret. Affaire de compacité et d'arithmétique. Pendant tout ce temps, les « seniors » d'aujourd'hui, c’est vrai, n'ont pas laissé beaucoup de place aux plus jeunes. Ni dans la politique, ni dans les médias, la culture ou ailleurs. Je conçois que cela a dû être assommant.
En outre, ces mêmes seniors ont été mieux payés, mieux protégés (retraite assurée) que les plus jeunes. De quoi enrager, en effet. Dans les années 50 et 60, avec la croissance et l'inflation, on pratiquait mécaniquement ce qu'on appelait l'euthanasie des rentiers. Après 1975, on a choisi l'inverse. Les politiques restrictives, la croissance en berne et la stabilité monétaire ont profité aux « vieux » possédants, tandis que les jeunesses européennes étaient littéralement sacrifiées sur l'autel du chômage.
Nos sociétés sont restées trois ou quatre décennies aux mains de ce que l’économiste Michel Albert (disparu en 2015) appelait le « pouvoir gris ». Mais face à tout cela, qui a protesté ? Nos trentenaires auraient dû bouger un peu plus tôt, se révolter, se politiser, défiler dans les rues, réinventer la protestation. Pour dire vrai, je les ai trouvés plutôt mous et frivoles. Chaque fois qu'ils se sont mis en colère (en 1986, en 2002, en 2004), ça n'a été qu'un feu de paille. Quelques jours de manif, et, hop, on rentre chez soi. Dommage ! Notons qu’aujourd’hui, en 2022, c’est encore pire. On laisse les jeunes au chômage mais on jette dehors ceux qui sont à peine dans la cinquantaine. Le système est devenu fou.
Reste que nos amis trentenaires se trompent sur deux points essentiels. Le problème n'est pas que nos idées, à nous baby-boomers, sont périmées mais que trop d'entre nous les ont reniées ce qui n’est pas la même chose. Ils se sont ratatinés avant l'âge. Deuxième erreur : nos trentenaires disent être en manque de grands penseurs (Sartre, Camus et tutti quanti). Ils se trompent. Je jure que, hors médias, la vie intellectuelle (socio, philo, anthropologie, droit, etc.) n'a jamais été aussi créative, libre, vivante qu'en ce moment. Il faut simplement aller chercher là où ça se passe, loin du tintamarre et de la « com ». Ne voyez pas du vide là où il n’y a que de l’incuriosité. Ou ce qui est pire, de la paresse intellectuelle.
Dernière recommandation d'un papy en état de marche. À l'avenir ne brutalisez pas trop les grandes idées qui nous font vivre."