"Qui fabrique le droit international?", par Catherine Kessedjian & Anne-Thida Norodom 'Le Monde Diplomatique, mai 2023)
DU "DROIT INTERNATIONAL"
Nous entendons souvent parler de la communauté internationale, qui n'est bien sûr qu'une illusion, un simple mensonge - il n'y a rien de tel, il n'y a pas de communauté internationale. Nous entendons parfois parler du droit international, qui n'existe pas non plus. Il existe une loi, que l’on peut comparer au cauchemar qui se serait produit dans cette ville si le code de la route avait interdit aux voitures de brûler les feux rouges, mais seulement à condition d’avoir préalablement signé une convention internationale. Sinon, vous êtes libre d'ignorer le feu rouge et d'aller dans n'importe quelle direction.
Zygmunt Bauman, « Modernité liquide », conférence du 6 mai 2011
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Toute norme, pour être comprise et acceptée par ceux à qui elle s’adresse, doit être adaptée à la société pour laquelle elle est créée. Le droit international constitue ainsi la règle du jeu de ce qu’il est préférable de nommer « société » plutôt que « communauté » internationale. La géopolitique du XXIe siècle ne dessine en effet pas un espace homogène, une « communauté » dont les membres poursuivraient des buts collectifs, auraient des intérêts similaires et coopéreraient en bonne harmonie vers un bien commun. Le droit international est aussi le produit des négociations et des rapports de forces, parfois brutaux, entre des acteurs de poids différents : les États, les entreprises et la société civile.
Les États sont tous également souverains. Mais, bien qu’une fiction juridique considère tous les gouvernements comme égaux quand il s’agit de voter — par exemple à l’Assemblée générale des Nations unies, selon le principe « un État, une voix » —, il existe un gouffre entre un pays développé dont le pouvoir économique le place aux premiers rangs des puissances mondiales et un État dont le produit intérieur brut (PIB) représente un très faible pourcentage du chiffre d’affaires d’une entreprise multinationale. Combien de représentations diplomatiques un État possède-t-il dans le monde ? Combien de ses ressortissants travaillent au sein des secrétariats des organisations intergouvernementales ? Dispose-t-il d’un réseau comparable à celui de l’Allemagne avec ses Instituts Goethe ou à celui de la Chine avec ses Instituts Confucius ?
Pour créer le droit international, les États agissent conjointement, de manière bilatérale ou multilatérale, dans le cadre ou non d’une organisation, au niveau régional ou universel. Lorsqu’ils coopèrent notamment à travers une institution intergouvernementale, un certain formalisme est de rigueur, et l’exigence contemporaine de transparence les oblige à accepter des observateurs dans la salle de négociation. Cela n’est pas forcément du goût des plus puissants d’entre eux, qui ont inventé une manière plus informelle de créer si ce n’est des normes au sens strict, au moins des politiques qui pourront être transformées en normes plus tard au sein d’un forum choisi pour la commodité de l’exercice. Ainsi a-t-on vu fleurir les « G » de toutes sortes, G7, G8, G15, G20 , et maintenant le G44, ou « communauté politique européenne ». Les États qui n’en font pas partie contestent la représentativité et la légitimité de ces groupes informels ; de même les citoyens qui ne peuvent y être représentés, car ces réunions ont généralement lieu à huis clos.
La deuxième catégorie d’acteurs est constituée par les entreprises multinationales ou transnationales, dont certaines ont un poids économique, voire politique, plus important qu’un grand nombre de pays. Elles possèdent un département d’« affaires publiques » (Huawei, Microsoft, Warner Bros, etc.) destiné à mener une veille normative et à relayer les intérêts de l’entreprise auprès des pouvoirs publics ou des organisations internationales. Ces interventions peuvent aller à l’encontre de l’intérêt général.
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Troisième acteur, la « société civile internationale », dominée par les organisations non gouvernementales (ONG), forme une nébuleuse difficile à appréhender, comme l’illustre la mobilisation mondiale des jeunes pour le climat. Le poids des ONG varie grandement. Leur financement est extrêmement diversifié : grandes fondations, centres de recherche, subventions publiques, appel au financement participatif. (…)
La « neutralité » de l’ordre juridique international ne peut, compte tenu des rapports de forces, être qu’un mythe. En matière d’investissements, les traités bilatéraux commerciaux, au moins de la première génération, ont été conçus ou appliqués comme un instrument au service de la protection des entreprises des pays développés, voire anciennement colonisateurs, à l’encontre des pays hôtes, particulièrement au moment où ces pays accédaient à l’indépendance.
La bataille de pouvoir s’instaure dès qu’un État ou un groupe d’États propose de créer du droit. Qui préside le groupe de travail ? Comment sera-t-il composé ? Ses délibérations seront-elles publiques ? Qui en sera le rapporteur ? Le processus nécessitera-t-il des votes ou les textes seront-ils adoptés par consensus ? Quelle sera la langue de travail ? Les réponses apportées à ces questions liminaires vont considérablement influencer le résultat des négociations et la teneur des normes qui seront adoptées.
La lutte d’influence est encore plus patente dans l’interprétation et la mise en œuvre de la norme. (…) L’Occident (c’est-à-dire cette partie du monde qui a adopté le capitalisme comme modèle économique et la démocratie libérale comme modèle politique) a inventé la « responsabilité de protéger des populations » (R2P), à la suite des concepts d’« intervention humanitaire » et de « devoir d’ingérence », pour secourir les personnes à la place de l’État défaillant. Mais c’est aussi l’Occident qui a dévoyé et donc tué le concept en le mobilisant pour justifier une intervention en Libye en 2011 afin de renverser le pouvoir en place et non de protéger la population civile.
Aspect sous-estimé des rapports de forces mondiaux, la langue de négociation joue un rôle déterminant. La tradition de travailler au moins en deux idiomes en parallèle (et non pas en traduction), connue dans certaines organisations mondiales, a été complètement perdue au profit d’une langue unique, l’anglais. Dans certaines enceintes, la Suisse parle anglais alors que le français est une langue de travail officielle de l’institution. De longue date, la Belgique a abandonné le français dans les enceintes onusiennes. Aujourd’hui, seuls quelques pays africains résistent au « tout anglophonie ».
Cet aspect de la négociation ne doit pas être négligé car il a des conséquences majeures sur la substance et la structure des textes adoptés. Tout d’abord, à ne s’exprimer que dans une langue, la pensée s’appauvrit. De plus, tous les non-anglophones de naissance s’expriment par une langue de base, parfois appelée « globish » ou « desperanto » ou encore « International Business English », inadaptée à l’expression des nuances d’idées.
Or l’usage de plusieurs langues, quand il est bien conçu, c’est-à-dire utilisé comme outil de compréhension de l’autre, enrichit la pensée, permet d’imaginer des normes qui s’inspirent des meilleures pratiques des systèmes juridiques dans le monde, et incite chaque culture à renouer avec elle-même ou à retrouver un pan de ses principes et visions sans se voir imposer une culture dominante unique.
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Qui fabrique le droit international ?
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