Ce blog est destiné à stimuler l'intérêt du lecteur pour des questions de société auxquelles tout citoyen doit être en mesure d'apporter des réponses, individuelles ou collectives, en conscience et en responsabilité !
5 Août 2023
Comment comprendre qu’un individu puisse, dans sa quotidienneté la plus ordinaire jusque dans les moments les plus atroces de l’Histoire, librement consentir à – voire mettre en oeuvre, exécuter – de petites lâchetés ou des crimes de masse, alors que la conscience morale, dont parfois il s’honore, ne peut que les réprouver ou les condamner ? Comment un « homme de bien » peut-il, sans qu’un doute n’affecte sa conscience, se laisser glisser toujours plus vers cette part d’ombre où une part d’humanité semble se dissoudre ? Et comment se fait il que sous les pressions conjuguées de la menace et de la suggestion, « un homme se scinde en deux hommes », comme l’écrivait Karl Jaspers, se soumettant volontairement à ce qui le contraint, acquiesçant ainsi à ce qu’il condamne ou le condamne ? Accusant les douloureuses secousses que l’actualité nous inflige, nombre d’auteurs, du sein de leur propre discipline (écrivains, historiens, médecins, philosophes, psychiatres, psychanalystes, sociologues) ont accepté de faire face à ce difficile questionnement et de figurer au sommaire de ce numéro (M. Aisenstein, A. Badiou, E. Bogaert, P. Bruno, JC Coffin, C. Chaperot, J. Chapoutot, C. Dal Bon, F. Davoine, J. Durand, P. Faugeras, T. Faugeras, R. Ferreri, F. Gros, F. Hofstein, D. Huez, P. J. Laffitte, G. Laval, D. Linhart, A. Lippi, B. Ogilvie, M. Plon, L. Pigozzi, G.Sias).
Dossier coordonné par Patrick Faugeras
" Les textes capitaux consacrés à l’esclavage sont somme toute assez rares. Et surtout, dès l’origine, tout est en quelque manière divisé. On ne trouve pas les jugements simples, forts, décisifs, auxquels on pourrait s’attendre. Si l’on remonte jusqu’aux origines grecques on trouve de grandes sociétés contemporaines de l’esclavage, qui même le développent, et on peut faire deux remarques élémentaires. Pour commencer par lui, Aristote, en fin de compte, légitime l’esclavage. Il définit l’esclave comme un « outil animé » : l’esclave est une matière dont seul le maître est la forme, il n’existe qu’en puissance puisque son acte est dans le maître. Ce qui veut dire que se fait jour la thèse selon laquelle l’esclave n’est humain que virtuellement et non pas actuellement ou réellement. Cela aura une longue histoire, sous des formes différentes. Le cas de Platon est plus compliqué car Platon définit l’humanité par la pensée et accorde en un certain sens cette humanité à l’esclave, puisqu’il montre dans une scène fameuse du Ménon que l’esclave est capable d’entrer dans la compréhension d’un problème mathématique complexe, et que, par conséquent, sa pensée est, tout comme celle du grand philosophe, constituée par la réminiscence des Idées. Contrairement à Aristote, Platon reconnaît la pleine humanité de l’esclave. Mais tout comme Aristote, il ne conteste nullement l’esclavage comme système social et économique.
Dans le monde moderne il est certain que le texte le plus fameux où figure, en français, le mot « esclave » se trouve dans Hegel, à savoir dans la Phénoménologie de l’esprit, livre dont je rappelle qu’il a été absolument capital pour la philosophie française tout entière, singulièrement entre 1930 et 1970. On peut donc avoir le sentiment que nous avons là dans l’histoire de la philosophie occidentale un texte capital sur la figure, objective et subjective, de l’esclave.
Ce texte sur l’esclavage se trouve en un point stratégique du livre de Hegel. La première moitié de ce livre est consacrée à une sorte d’histoire de la conscience, telle que Hegel l’interprète à travers des figures constitutives de cette histoire, et se dispose dans le livre en trois étapes. D’abord, la conscience, ensuite, la conscience de soi et, en troisième lieu, la raison. Nous assistons à une ascension, depuis l’animalité, c’est-à-dire la vie immédiate, la vie au ras des besoins, que Hegel appelle le monde de la certitude sensible, jusqu’au sommet de la raison, qui est en réalité la conscience éthique, la conscience de la loi. ... "