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Publié par ERASME

De nombreuses déclarations, essentiellement politiques et médiatiques, ne cessent de marteler ces derniers mois, que l’inflation doit être combattue et qu’elle sera prochainement moindre ou nulle.

C’est aller très vite en besogne et à contre-courant de transitions stratégiques auxquelles nous devons nous habituer. Certes, nous avons eu des facteurs conjoncturels, liés aux chocs de la pandémie de Covid survenue en 2020, aux cours des matières premières et aux instabilités logistiques qui ne cessent depuis de s’affermir, sans oublier le détonateur supplémentaire que représente la guerre russo-ukrainienne depuis 2022, ces deux pays présentant des économies fortement exportatrices de minerais, d'énergies et de productions agricoles. Nous devons toutefois tenir en compte l’ampleur de la greenflation, conséquence de ces multiples transitions menées sur le front climatique et dont le coût financier n’est pas toujours entendu par celles et ceux qui pourtant réclame une action plus forte en matière de soutenabilité du développement. Selon le GIEC, la décarbonation des modes de vie, qui passe principalement par une rupture massive avec les énergies fossiles, exige des dépenses d’investissement au niveau mondial estimées entre 2500 et 4500 milliards…par an. C’est colossal. N’oublions pas que le pétrole s’est imposé à partir du 19ème siècle car il apportait une énergie peu chère, hyperefficace et facile à exploiter sur le plan technique (en tout cas bien plus que d’autres). L’or noir a fait s’accélérer le monde, a comprimé les coûts de production et a facilité toutes les mobilités. Il a pollué cependant et sortir de cette dépendance au pétrole, ainsi qu’aux autres énergies fossiles (le charbon reste au niveau mondial à des taux records d’exploitation), sera long, complexe et hyper-coûteux. L’inflation en cours est donc multifactorielle, elle n’est pas que circonstancielle.

Or c’est bien là l’ennui, nos sociétés peinent à appréhender le changement, surtout quand celui-ci les concerne au premier chef. Dit autrement, nous ne faisons pas converger nos valeurs avec nos dépenses. Le facteur prix reste déterminant, bien avant nos engagements. Et ce, d’autant plus, si le contexte socioéconomique se dégrade et comprime les pouvoirs d’achat des populations. Dans de telles circonstances, le vouloir d’achat s’estompe vite devant la réalité financière. Il est certain que la pandémie de Covid, avec son lot d’effets sur l’économie mondiale et les chaînes de valeur, pèse d’un poids notable dans la spirale inflationniste qui frappe depuis 2020 la planète et les pays du pourtour méditerranéen.  

Il ne s’agit pas juste d’impacts en cascade des confinements et rythmes différenciés de reprise des activités. Il faut regarder à quel point la mondialisation se redessine, avec des blocs régionaux privilégiés et surtout des comportements opportunistes plus affirmés. Toutes les nations, dans une logique précautionniste, cherchent d’abord à défendre leurs intérêts, ce qui pour certaines se traduit par une multipolarisation des relations commerciales et un souci de diversification des approvisionnements. Cette tendance s’amplifie avec le multialignement diplomatique que certains États déploient, selon ce triptyque désormais bien établi et assumé d’être dans la coopération, dans la compétition et dans la confrontation sur cette scène géoéconomique internationale en pleine recomposition.

Les inégalités géographiques s’exposent avec une vigueur inédite, avec désormais plus de huit milliards d’habitants sur ce globe où les convoitises sur les ressources s’intensifient. Tout ce qui est précieux vaut cher, au sens propre comme au figuré. L’eau, l’alimentation, l’énergie mais aussi l’emploi, un revenu fixe, le calme ou encore la nature ne sont pas superfétatoires. De plus en plus d’individus, soumis au diktat de l’adversité quotidienne et privé du confort de la paix, en rêvent.

Pour les pays européens, cela signifie de sortir d’une candeur trop longtemps entretenue à propos de la marche du monde. Celui-ci accélère, innove et montre des besoins colossaux en termes de développement humain. L’Union européenne (UE) doit regarder le monde tel qu’il est, se ressaisir sur plusieurs pans productifs où une partie de la planète ne veut plus travailler pour entretenir la tranquillité voire l’oisiveté des sociétés du Nord, elles-mêmes concentrées sur des notions de bien-être, de loisirs et de droits. Tout cela est évidemment important. Mais les enjeux de sécurité à préserver, d’efforts à mener et de devoirs à cultiver se sont étiolés à mesure que l’on estimait les épreuves du passé comme révolues à jamais. Les Européens redécouvrent l’existence de risques sanitaires, comprennent que les conflits s’avèrent hybrides mais doivent encore intégrer que le prix de ce qui est vital ne saurait rester bas. L’alimentation peu chère est contraire à ce qu’elle apporte en matière de sécurité, de soutenabilité et de santé, tant individuelle que planétaire. La fin des Trente Glandeuses – cette période qui disons s’est étirée de 1990 à 2020 – est pour les Européens très douloureuse. Nous allons devoir reconsidérer l’essentiel du superflu, tout en décarbonant nos économies de manière bien plus rapide qu’au cours des dernières années. Ce nouveau cycle socioéconomique, énergétique et industriel pour l’UE se double d’une permanence géopolitique: les voisinages sont peu favorables à l’endormissent stratégique. A part la Norvège et la Suisse, constatons que l’UE est entourée d’espace incertains (Royaume-Uni), inflammables (Balkans, Moldavie, Caucase), grondants (Maghreb), inquiétants (Sahel), combattants (Ukraine, Proche-Orient) ou revendicatifs (Golfe). Or la géographie reste têtue : l’Afrique et l’Indo-Pacifique sont bien évidemment des zones importantes pour l’UE et ses États membres, mais faut-il les prioriser ? Peut-on y aller, en survolant dans l’indifférence les enjeux et les turbulences de ces voisinages européens ? A la veille de nouvelles élections dans l’UE, n’est-il pas nécessaire de proposer un regard lucide et prospectif sur ce que nous réserve l’avenir ? Sauf à vouloir faire naviguer sa population, tel un Titanic, vers une immersion inévitable, l’UE ne peut plus avancer dans ce siècle en étant à la fois naïve, myope et amnésique. L’UE présente d’innombrables atouts, mais les oublie parfois ou les ignore. Elle reste le modèle d’intégration politique, sociale et économique le plus abouti et robuste de la planète. On s’émeut de l’alliance des BRICs et de blocs régionaux qui cherchent à se mettre en place dans le monde, mais rien n’est à la hauteur de l’UE. En outre, des règles communes et des solidarités concrètes y sont cultivés, quoiqu’on en dise et même si tout n’est pas parfait. La paix, dans les frontières internes de l’UE, règne depuis des décennies. Sachons prendre conscience de ces forces pour savoir à la fois mener les batailles nécessaires du climat et de la géopolitique. Il faut qu’elle le fasse en restant fidèle à ses valeurs, mais en sachant défendre ses intérêts. Sans excès d’ambitions et d’arrogances vis-à-vis du monde, sans insuffisance d'’attentions et d’actions envers ses voisinages. Et sans incohérences et instabilités dans cette politique de voisinage. A titre d’exemple, si l’initiative de la Communauté politique européenne (CPE), établie depuis 2022, est à saluer, quelle consistance lui donner désormais et comment expliquer que les pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée, autrefois concernés par la Politique européenne de voisinage (instaurée en 2004) et même appelés à être des partenaires stratégiques lors du lancement du processus de Barcelone (en 1995, une époque révolue !), n’en soient pas parties prenantes ? Est-ce à dire qu’ils ne sont plus dans ce cercle de premiers voisins ? Certes, ils n’ont pas la perspective d’une adhésion à l’UE chevillée au corps, mais l’UE est-elle prête à assumer ce choix et cette distinction géopolitique qui révèle un terrible embarras avec cet espace méditerranéen ? L’UE ne va-t-elle pourtant devoir aussi gérer l’inflation d’instabilités sur ce voisinage méridional, voire l’inflation de migrations de détresses dans les prochaines décennies, avec le risque de voir des populations s’installer en Europe, forcées par les violences de la guerre et de la nature, mais sans aucune envie d’en être. Cette inflation démographique pourrait donc aussi être une inflation de malaise sociétal, avec un vivre et faire ensemble européen aux oubliettes. Est-ce le projet le plus prometteur ? Assurément pas. Sans Méditerranée plus apaisée, plus riche, plus développée et plus soutenable, l’UE sera plus effrayée, plus pauvre, plus divisée et plus conjuguée au passé.

Sébastien ABIS est Directeur du Club DEMETER et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), Enseignant à l’Université catholique de Lille et à Junia, chroniqueur et auteur. Il est également Membre du Conseil scientifique d’Euromed-IHEDN

Voir ci-après la version pdf de la Lettre n°130 d’Euromed-IHEDN

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