Plus de 4 000 espions et agents d’influence sont surveillés en France, par Matthieu Suc (mediapart.fr)
Le rapport annuel de la délégation parlementaire au renseignement (DPR) tire la sonnette d’alarme à propos des ingérences étrangères dont serait victime la France. Sacha Houlié, le président de la délégation, évoque une « nouvelle ère froide ».
Le réveil est « brutal », à en croire la délégation parlementaire au renseignement (DPR). Rendu public ce jeudi 2 novembre, à l’issue d’une conférence de presse, son rapport annuel, consacré aux ingérences étrangères, entend mettre fin à une certaine forme de naïveté des démocraties occidentales.
« On a longtemps pensé que des conflits millénaires seraient solubles dans l’économie de marché », écrit la DPR. Une illusion balayée, selon elle, par les deux crises majeures qu’ont été la pandémie de Covid puis la guerre en Ukraine (le rapport a été rédigé avant le nouveau conflit Israël/Hamas).
Dans son avant-propos, Sacha Houlié, le président de la délégation, évoque une « nouvelle ère froide » faite d’actions clandestines menées sur le territoire national par les services de renseignement de puissances étrangères.
La délégation parlementaire au renseignement quantifie l’intensité de cette lutte contre une menace que certains imaginaient disparue par l’activité de nos propres services. En effet, le nombre de demandes de techniques de renseignement (accès aux données de connexion, géolocalisation, interception téléphonique, etc.) est en matière d’ingérences « en augmentation significative ces dernières années, surtout depuis 2020 ».
Les services français ont demandé à 17 900 reprises de pouvoir utiliser ces différents moyens de surveillance à la commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, contre 13 000 fois en 2020 et 11 900 fois en 2017. En revanche, souligne la DPR, le nombre de personnes surveillées est stable sur cette période, passant de 3 885 à 4 191 entre 2020 et 2022, « ce qui signifie que la surveillance est plus intense sur les personnes faisant l’objet d’une technique de renseignement ». Au passage, la DPR livre là le nombre de personnes suspectées s’adonner à des actes d’ingérence en France.
Toujours d’après la DPR, le retour de cette menace étatique bouscule les communautés de renseignement alors que « deux cycles » se chevauchent. Le premier, celui du contre-terrorisme, marqué par une coopération internationale sans réserve ou presque, « une union sacrée » face aux djihadistes, qui a autorisé les services occidentaux à travailler avec d’anciens services ennemis « et pour certains d’entre eux peu respectueux des droits de l’Homme ».
Le second, celui donc de la confrontation interétatique « qui bouleverse les équilibres du monde ». Avec des façons de travailler différentes. Le contre-terrorisme « appelle réactivité, fluidité et adaptation », là où le contre-espionnage et la contre-ingérence impliquent « une approche, des techniques, des alliances différentes, un tempo opérationnel, des mécanismes de protection différents ».
La « signature » russe
Sans surprise, le premier pays signalé dans le rapport est la Russie. « Si de nombreux services de renseignement étrangers sont présents en France de façon déclarée, il en est aussi qui agissent de façon clandestine sur notre territoire, rappelle la DPR. La méthode à laquelle recourent les autorités russes consiste à infiltrer des officiers de renseignement sous couverture diplomatique, bénéficiant à ce titre d’une immunité. »
Au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, 41 officiers de renseignement russes sous couverture diplomatique ont été expulsés de France « en deux temps » : au printemps 2022, « à la suite de la révélation du massacre de Boutcha », la France, comme l’Allemagne et d’autres pays européens, a procédé à l’expulsion de 35 espions russes. Puis, une semaine plus tard, six autres le sont à leur tour après la mise à jour « en flagrant délit », par la DGSI, « du traitement d’une source sur le territoire national ». Cette affaire, qui au moment des faits avait été rendue publique de manière sommaire, n’a jamais été détaillée, même si depuis, au sein du renseignement intérieur français, certains ne cachent pas leur fierté à propos de la réussite de leur enquête.
À ces expulsions, s’ajoutent près de 500 fiches d’interdiction d’accès au territoire à l’encontre d’espions russes connus qui ne peuvent pas ainsi entrer en France. La DPR précise que « 23 opérations disruptives » ont également été conduites en 2022 « afin de faire cesser une relation ou des actions malveillantes », la DGSI « sensibilisant » les personnes approchées par des espions russes des risques qu’ils encourent en persévérant dans leurs relations toxiques.
Malgré ces mesures d’entrave, la DPR déplore que « le dispositif des services de renseignement russe en France demeure actif ». S’ensuit dans son rapport un passage sur la présence des espions russes dans l’Hexagone qui est noirci, car sous le sceau du secret défense.
En revanche, il est précisé que la DGSE a constaté « une baisse de l’activité d’espionnage à l’étranger à la suite des vagues d’expulsion de membres des services russes en Europe et plus largement en Occident ». Une baisse de l’activité de l’espionnage russe à l’étranger mais pas en France, donc. « Nous sommes une cible privilégiée », confirme Sacha Houlié lors de la conférence de presse jeudi matin.
La Russie a été privée, estime la DPR, d’« une force de frappe en Occident de l’ordre de plus de 600 agents expérimentés sous couverture diplomatique ». Ceci expliquerait, d’après les parlementaires, que les services russes « s’efforcent de compenser cette perte par le déploiement d’illégaux ou de clandestins ».
Mais les ingérences des sbires de Vladimir Poutine ne se déclinent pas que dans des classiques opérations d’espionnage ou dans la guerre informationnelle déjà beaucoup documentée, elles ont aussi pour théâtre les étoiles.
La DPR évoque l’épisode du satellite russe Luch-Olymp espionnant en 2017 un satellite franco-italien de communications militaires sécurisées. Plus récemment, le 1er août 2022, quelques mois après l’invasion de l’Ukraine, Moscou a placé à 450 km d’altitude un nouveau satellite espion, Kosmos-2558, sur la même orbite qu’un satellite de l’armée américaine. Les conséquences de ces ingérences spatiales ? « Captation de données, déni de service, satellites rendus ‘‘aveugles’’, désorbités voire détruits. »
L’Empire du milieu et les pilotes de chasse
Sans grande surprise non plus, la Chine occupe la deuxième place du podium de la DPR qui mesure le danger qu’elle représente à la taille de son service de renseignement extérieur qui compte 250 000 agents, là où son équivalent français, la DGSE, dépasse à peine les 7 000 âmes. Le rapport rappelle ce que d’autres ont déjà souligné : la Chine est la puissance étrangère « de loin la plus active » en manière d’espionnage dans les laboratoires de recherche scientifique « notamment par des financements proposés à des structures universitaires de taille moyenne qui peuvent souffrir d’un manque de moyens et de reconnaissance ».
Mais les parties les plus intéressantes consacrées à l’ingérence chinoise ne désignent pas nommément l’Empire du milieu. Cela concerne le débauchage de militaires français. La délégation parlementaire au renseignement regrette qu’« en l’état du droit actuel », il ne peut être fait obstacle au départ de militaires « vers des pays ou des entreprises étrangères qui les emploieraient dans l’objectif même d’obtenir de leur part des informations ou savoir-faire à caractère stratégique ». Le rapport estime à « une dizaine le nombre de pilotes français de Rafale » ayant été approchés ces dernières années en raison de leur maîtrise du décollage par catapulte ou encore l’appontage.
La Turquie s’intéresse aux élections locales
Les ingérences turques ont pour but de contrôler la diaspora turque et de s’assurer de son hostilité vis-à-vis des opposants kurdes au régime d’Ankara. Pour ce faire, la Turquie a financé des lieux de culte et détaché, tant que c’était autorisé, des imams au sein des mosquées françaises. Ce qui lui aurait permis « de peser sur l’Islam de France ». La Turquie investit dans les lieux de cultes, mais aussi sur élections locales et nationales, selon la DPR, « par le biais de listes communautaires et/ou de consignes de votes diffusées sur les réseaux sociaux ».
Lors des élections législatives de juin 2022, plusieurs candidats se présentant comme indépendants étaient « en réalité engagés » au sein d’une association qui ferait valoir en France les intérêts de l’AKP (le parti islamo-conservateur turc).
Les faux amis américains
La DPR n’hésite pas à citer François Fillon, pourtant inquiété pour avoir siégé au conseil d’administration d’un grand groupe russe (il a démissionné sous la pression au lendemain de l’invasion de l’Ukraine). Lors de son audition devant la récente commission d’enquête parlementaire sur les ingérences étrangères, l’ancien premier ministre français avait confié que durant son passage à Matignon, il avait été « écouté avec le président Sarkozy pendant cinq ans par la NSA », les grandes oreilles des États-Unis.
« En matière de renseignement, il y a des alliés mais pas d’amis », en conclut la DPR qui prend soin de faire tout de même une distinction : « Le fait de s’espionner entre alliés ne traduit pas une intention hostile comme pourraient l’être des actions de subversion telles que le financement de partis politiques, la corruption, la compromission d’élus et de hauts fonctionnaires ou la manipulation de l’information dans les médias et sur les réseaux sociaux. »
Une distinction que l’on jurerait écrite à l’attention du Rassemblement national (RN) qui, comme Mediapart l’avait révélé, a bénéficié de prêts russes, et dont des élus ont été dans le viseur de la DGSI, comme nous l’avons documenté hier. S’il n’est pas question du RN dans le rapport de la DPR, il a été de nouveau question du parti d’extrême droite lors de la conférence de presse.
En préambule, le président de la délégation Sacha Houlié prévient que son rapport est « loin du travail fantoche de la commission voulue par le RN » en référence à la commission demandée par le parti d’extrême droite sur les ingérences étrangères, dans l’espoir de démentir sa réputation de dépendance à Vladimir Poutine qui poursuit Marine Le Pen et son parti. Mais cela ne s’était pas passé comme prévu.
« Il a été suffisamment établi dans cette commission que le RN a été et demeure la courroie de transmission de la Russie », insiste Sacha Houlié, qui évoque « le comportement mafieux de ce parti ». Sans les détailler, il laisse entendre que les entretiens menés par la DPR et les notes des services que la délégation a pu consulter confirment les conclusions de la rapporteuse de la commission d’enquête…
Et, au-delà des « clients » habituels de l’espionnage, ces puissances étrangères aux services de renseignement méticuleux, il faut ajouter une menace désormais diversifiée.
Le rapport s’inquiète qu’un nombre croissant d’États possède aujourd’hui la capacité de commanditer des actions de cyberespionnage « grâce à un ticket d’entrée devenu abordable, bénéficiant d’investissements conséquents et du développement d’un marché privé ». La référence à l’affaire Pegasus est transparente.
Des pays comme le Maroc, l’Inde, le Mexique, l’Azerbaïdjan, le Rwanda, le Bahreïn ou la Hongrie ont utilisé un logiciel d’une entreprise israélienne pour espionner tous ceux qui les dérangeaient. En France, un téléphone portable du président de la République a été visé, ainsi que ceux de 14 ministres en exercice.
Malheureusement, le rapport, rédigé au mois de juin, n’a pu prendre en compte les « Predator Files » : Mediapart et l’EIC ont révélé début octobre les méthodes sans scrupules des sociétés Nexa et Intellexa, qui ont vendu des logiciels espions à de nombreuses dictatures, avec le soutien, voire la complicité, de l’État français.
Quels remèdes ?
À cet état des lieux guère rassurant, la délégation parlementaire au renseignement s’efforce d’apporter des solutions. Pour s’adapter à ces nouvelles formes d’espionnage.
En légiférant sur les ingérences étrangères pour rendre obligatoire l’enregistrement des acteurs influant sur la vie politique française pour le compte d’une puissance étrangère afin « de les soumettre à une série d’obligations déontologiques ».
En permettant au ministre des armées de s’opposer au recrutement par un État ou une entreprise étrangère de militaires détenteurs de savoir-faire opérationnels rares.
En renforçant l’arsenal juridique pour que le fait de « tisser des relations personnelles avec des agents publics et des acteurs politiques pour faire avancer des intérêts étrangers » devienne une infraction.
Enfin, la DPR préconise l’extension au domaine des ingérences étrangères de la technique dite « de l’algorithme ».
Depuis la loi renseignement de l’été 2015, un traitement automatisé des données de connexion et de navigation sur Internet permet, en matière de terrorisme et uniquement dans ce cas-là, de détecter des comportements suspects. Or, plaide la DPR, « en matière de contre-espionnage et de contre-ingérence, la technique de l’algorithme serait de nature à renforcer les capacités de détection précoce ». Il serait en effet possible « de modéliser les méthodes opératoires propres à certains services de renseignement étrangers agissant sur le territoire national, en termes de déplacements comme d’habitudes de communication ».
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