L’œuvre en fuite : oscillation et instabilité dans les récits de Jean Genet, par Julien Jeusette
Introduction
Les récits genétiens sont des vertiges tournoyants qui déstabilisent toute fixité, brisent les habitudes et trahissent les traditions. L’oeuvre ne se résout ni à la stabilité, ni au figement, états immobiles qui renvoient à l’ordre, au pouvoir, à l’oppression. Lors de ses multiples engagements en faveur des opprimés, l’auteur n’a jamais cessé de revendiquer que, si ceux-ci venaient à gagner leur lutte, il s’en détournerait. Genet n’est pas un révolutionnaire, mais un révolté au sens étymologique du terme : “révolter” vient du latin “voltare” qui signifie “tourner”. Jacques Derrida, dans son livre intitulé Glas, pose face à face la pensée hégelienne et l’oeuvre de Genet. Il entend ainsi montrer que l’écrivain dépasse la dialectique hégélienne, puisque le balancement “thèse – antithèse” n’aboutit jamais à une “synthèse” dans son oeuvre. Nous nous proposons ainsi d’interroger l’oeuvre narrative de Genet dans une perspective critique alliant analyse interne des textes, sociocritique et philosophie dite “post-moderne”. En partant du mouvement oscillatoire propre à ses récits, nous analyserons la manière dont le narrateur fuit la réalité carcérale, déstabilise la “doxa” de son époque et rend son oeuvre insaisissable.
Le choix de ce sujet découle du fait qu’aucun critique n’a abordé l’analyse du mouvement de fuite (qui se manifeste à la fois thématiquement et formellement) dans l’ensemble des récits de Genet. Nous allons montrer comment cette oscillation inquiétante, ce refus constant de tout figement – qui traduit selon nous une volonté de liberté absolue –, confère à l’oeuvre genétienne toute sa puissance.
Notre corpus sera ainsi composé des récits suivants : Notre Dame des Fleurs, Miracle de la Rose, Journal du Voleur et Pompes funèbres. Nous avons choisi de laisser de côté Querelle de Brest par soucis de concision, mais aussi et surtout parce que ce texte est écrit à la troisième personne. Notre analyse portant en partie sur la manière dont le narrateur (se) met en scène, nous préférons centrer notre propos sur les récits dits “autofictionnels”.
Dans une première partie intitulée Illusion et imagination : un émerveillement éphémère, nous envisagerons les récits genétiens du point de vue du narrateur, afin d’étudier la manière dont ce dernier, laissant libre cours à son imagination, file une intrigue romanesque afin d’échapper au monde carcéral. Nous étudierons ensuite les raisons pour lesquelles une logique de l’épuisement de cette faculté “d’invention” semble progressivement prendre le dessus de Notre Dame des Fleurs à Journal du voleur. Dans une approche plus générale, nous tenterons ensuite de dégager la conception genétienne de la fiction.
Dans la deuxième partie intitulée Les récits genétiens comme para-doxes, nous analyserons par le biais d’une approche sociocritique la manière dont les récits genétiens remettent en cause la “doxa”. En raison de son mouvement oscillatoire permanent, l’oeuvre de Genet bouleverse tout ce qui est “arrêté”. Elle est “en fuite” en raison de son refus de toute stabilité. Le premier point visera à étudier les personnages genétiens en relation avec la théâtralité et le “paraître” pour montrer comment il met en péril la conception d’une identité fixe, stable et indivisible. Nous étudierons ensuite, par le biais des gender studies, la manière dont l’écrivain, à travers ses personnages androgynes et son travail sur le langage, inquiète la société hétéronormée des années 1940 en s’érigeant contre la norme “naturelle” des genres. Un troisième point nous permettra d’aborder la déconstruction des mythes historiques d’aprèsguerre ainsi que la remise en cause de la lecture manichéiste de l’Histoire dans Pompes funèbres.
Dans une troisième et dernière partie intitulée L’éternel balancier : Genet l’imprenable, nous commenterons brièvement l’approche derridienne de l’oeuvre de Genet, pour étudier ensuite, en deux parties, les moyens que l’auteur met en place pour rendre son oeuvre imprenable, insaisissable. Nous envisagerons tout d’abord le désir récurrent de trahison du narrateur, en essayant de comprendre pourquoi il cherche à se libérer “des liens du monde”. Dans un deuxième point, nous analyserons plus particulièrement le style de Genet en montrant la manière dont il détourne la langue littéraire “classique”, et égare son lecteur en brouillant le sens des phrases et des mots.
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