« La démocratie doit-elle être délibérative ? » par Charles Girard (In Archives de Philosophie 2011/2 (Tome 74), pages 223 à 240)
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Vertus et limites de la démocratie délibérative - Regards citoyens
" La notion de démocratie délibérative à ses racines dans l'idéal intuitif d'une association démocratique dans laquelle la justification des termes et des conditions d'association procède pa...
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Conclusion :
Renouvelant la théorie démocratique, les écrits fondateurs de Manin, Elster et Cohen offrent une assise ferme aux réflexions sur l’idéal délibératif, mais elles en révèlent également les ambiguïtés et les écueils. Les conceptions agrégatives, ignorant les conditions de formation des choix individuels, ne peuvent lier la légitimité des décisions collectives à l’autonomie des choix individuels dont elles dérivent, ni à leur conformité au bien commun. La légitimité se trouve alors dissociée des deux visées constitutives de l’idéal du gouvernement par et pour le peuple. Les théories délibératives fondent à l’inverse la légitimité sur la délibération publique de tous les citoyens. Par là-même, elles peuvent exhiber l’irréductibilité du forum au marché, révéler la capacité des procédures démocratiques à produire de la légitimité malgré l’existence de désaccords persistants, ou adosser la reconnaissance des voix minoritaires à une conception dynamique de la psychologie individuelle et à une épistémologie faillibiliste de la persuasion politique. Elles montrent surtout que la délibération collective peut favoriser l’autonomie, en encourageant et en nourrissant la délibération individuelle, et qu’elle peut favoriser le bien commun, en permettant un ajustement réciproque des revendications, voire des préférences, des citoyens.
Mais aucun des arguments invoqués ne montre que la délibération publique puisse garantir la satisfaction des deux visées démocratiques. La participation à une délibération collective n’est une condition ni nécessaire ni suffisante du jugement individuel autonome et elle n’assure pas la conversion morale de consommateurs égoïstes en citoyens vertueux. La confrontation systématique et contradictoire des raisons d’agir n’implique pas de manière nécessaire l’enclenchement d’une délibération individuelle, pas plus que l’émergence d’un consensus de fait ou l’identification d’une décision acceptable en droit par tous.
Deux raisons peuvent toutefois être invoquées pour affirmer que, si les décisions légitimes sont celles qui sont prises par la procédure la mieux à même de satisfaire les visées du bien commun et de l’autonomie, alors la démocratie doit être délibérative. D’une part, la délibération de tous est requise pour que chaque citoyen dispose de moyens pour se forger une opinion autonome qui soient égaux à ceux dont bénéficient les autres. En effet, elle seule peut mitiger les effets de la répartition inégale des influences sociales (et en particulier discursives) sur les ressources délibératives, car elle assure que chacun ait accès aux mêmes raisons et permet une division du travail argumentatif et contre-argumentatif – ce que ne permet pas un simple processus d’information non contradictoire. D’autre part, la délibération de tous est requise pour que chaque citoyen puisse disposer de moyens pour contester publiquement les représentations qui sont faites de son intérêt qui soient égaux à ceux offerts aux autres citoyens. En effet, elle seule peut compenser les effets de la répartition inégale des informations relatives aux intérêts des uns et des autres, en assurant que chacun puisse contester publiquement le tableau qui est donné par d’autres de ses besoins et de ses préférences dans le processus conflictuel et coopératif de recherche (au moins apparente) du bien commun.
La démocratie doit être délibérative, car la prise de décision démocratique doit réaliser autant que possible les visées de l’autonomie politique et du bien commun ; or, si la délibération publique de tous les citoyens ne saurait garantir cette réalisation, elle seule permet de la poursuivre collectivement en citoyens égaux. "
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