Le moment est historique. Du 21 au 24 mai, trois hauts responsables du régime de Damas seront jugés par contumace devant la cour d’assises de Paris pour la mort de deux ressortissants franco-syriens, Mazen Dabbagh et son fils, Patrick Dabbagh. Retour sur les enjeux d’un procès hors du commun.
Les faits
• En octobre 2016, Obeida Dabbagh – respectivement frère et oncle des victimes –, la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et la Ligue des droits de l’homme (LDH) saisissent la justice française à la suite de la disparition de Patrick et Mazen Dabbagh en Syrie. Ils sont activement soutenus dans leur démarche par le SCM, le Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression.
• Mazen Dabbagh, né en 1956, officiait en tant que conseiller principal d’éducation à l’École française de Damas. Son fils Patrick, né en 1993, était quant à lui étudiant à la faculté de lettres et sciences humaines de Damas. Les deux hommes ont été incarcérés par les autorités syriennes en novembre 2013 au centre de détention de l’aéroport militaire de Mazzé, dans la capitale. Le lieu est tristement réputé pour la férocité de ses séances de torture et ses conditions de détention épouvantables.
• Ni Mazen ni Patrick Dabbagh n’ont participé au soulèvement populaire syrien déclenché en 2011 contre le régime de Bachar el-Assad.
• Durant plusieurs années, leur famille n’a aucune nouvelle de leur sort. Il faudra attendre juillet 2018 pour que des certificats de décès soient émis par les autorités syriennes. Selon ces documents, Patrick Dabbagh serait mort en janvier 2014 et son père Mazen en novembre 2017.
• Patrick et Mazen Dabbagh étaient tous deux franco-syriens. Or la justice française est compétente pour juger les crimes commis à l’encontre de ses ressortissants. La citoyenneté française des victimes a permis l’ouverture d’une information judiciaire en France.
• Après plusieurs années d’enquête, les juges d’instruction du pôle crimes contre l’humanité du tribunal judiciaire de Paris ont ordonné le 29 mars 2023 la mise en accusation devant la cour d’assises de trois hauts responsables du régime syrien : Ali Mamlouk, Jamil Hassan et Abdel Salam Mahmoud. Les trois hommes sont accusés de complicité de crime contre l’humanité et de délits de guerre dans cette affaire.
Pourquoi le procès est historique ?
• Il s’agit non seulement du premier procès organisé en France visant des responsables syriens pour crimes contre l’humanité et délits de guerre, mais aussi du premier procès visant à l’échelle internationale des personnes de rangs aussi élevés au sein de l’administration syrienne.
• Ali Mamlouk est l’ancien chef du Bureau de la sécurité nationale, la plus haute instance du renseignement en Syrie. Jamil Hassan est l’ex-directeur des redoutables services de renseignements de l’armée de l’air. Quant à Abdel Salam Mahmoud, il est l’ancien directeur de la branche investigation de ces services.
• Des procès sur les exactions du régime syrien ont déjà eu lieu ailleurs en Europe. Mais les personnes poursuivies étaient de rang moins important et assistaient aux audiences.
• L’ancien colonel syrien Anouar Raslan a par exemple été condamné en 2022 à la prison à vie dans un jugement historique rendu à Coblence, en Allemagne. « Mais il était “juste” à la tête d’une branche de la Sécurité d’État. Or cette fois-ci, on parle de personnes qui ont joué un rôle absolument clé dans la répression en Syrie », précise Clémence Bectarte, avocate de Obeida Dabbagh et de son épouse Hanane Dabbagh, coordinatrice du groupe d’action judiciaire de la FIDH et coprésidente de la coalition française pour la CPI.
• Le procès qui s’ouvre ce mardi ne durera que quatre jours. Et pour cause : c’est un procès sans défense. « Si les accusés étaient présents ou s’ils étaient représentés par un avocat, le procès durerait plusieurs semaines, souligne Clémence Bectarte. En vertu du droit français, ils avaient le droit de désigner des avocats pour les défendre, même en étant absents. Ils n’ont pas utilisé ce droit et cela correspond parfaitement à l’attitude du régime syrien fondée sur le déni absolu de toute tentative de justice. »
• Le 16 novembre 2023, la Cour internationale de justice (CIJ), saisie par le Canada et les Pays-Bas, avait ordonné à la Syrie de mettre fin à la torture et aux traitements cruels et dégradants. Mais le régime n’a envoyé aucune délégation pour le représenter.
Quels sont les enjeux du procès ?
• Le procès marque d’abord l’aboutissement d’un long et douloureux combat mené par Obeida et Hanane Dabbagh – eux aussi franco-syriens et établis en France depuis les années 1970 – pour que justice soit rendue à Mazen et Patrick Dabbagh. « Nous travaillons sur ce dossier depuis 2013 et le travail avec Clémence a commencé il y a 8 ans », confie Hanane Dabbagh à L’Orient-Le Jour. Pour les proches des victimes, toute la procédure a été jalonnée d’incertitudes, de moments d’espoir et de désespoir : Mazen et Patrick Dabbagh sont-ils encore vivants ? Sont-ils morts ? Peut-on les faire libérer ? Et quand l’acte de décès tombe en 2018, impossible pour les familles de récupérer leurs corps pour leur offrir une sépulture. « Notre maison familiale en Syrie a même été réquisitionnée, rapporte Hanane Dabbagh. Et en même temps, nous nous sentons soulagés. Nous avons travaillé d’arrache-pied, il y a eu un film pour lequel nous avons été mobilisés durant cinq ans. Il y a eu l’angoisse, la tristesse, le sentiment d’injustice… et puis finalement, tout cela n’a pas été vain. » En 2023, un documentaire du réalisateur Stéphane Malterre et de la journaliste Garance Le Caisne – Les âmes perdues – suit deux familles de disparus (dont la famille Dabbagh) qui n’ont plus de nouvelles de proches en Syrie et retrace le combat de ces dernières – en Espagne et en France – pour obtenir justice.
• Pour Clémence Bectarte, « il faut rappeler qu’il s’agit d’un crime de disparition forcée qui est utilisé de manière massive par le régime syrien contre la population ». Sur le plan juridique et politique, si le procès aboutit à une condamnation, il s’agira alors d’une nouvelle reconnaissance judiciaire des crimes contre l’humanité perpétrés par le régime syrien. « Il existe aujourd’hui une crainte parmi la population syrienne d’une normalisation politique entre les pays occidentaux, y compris l’Union européenne, et le régime Assad et d’oubli de ses crimes », souligne Clémence Bectarte. « On veut lutter contre cela à travers ces procès et rappeler treize ans après le déclenchement du soulèvement syrien ce que les victimes ont subi et qu’il s’agit bien de crimes contre l’humanité », affirme-t-elle.