" Le capitalisme "objectifie" dans des fétiches (de l'or, des chiffres) ce qui n'acquiert de réalité que dans le regard que nous portons mimétiquement sur eux : c'est la "loi de l'offre et de la demande".
La compréhension girardienne de la violence et du sacré me semble ici complémentaire de l'éclairage marxiste. L'or est sacré en tant qu'il "contient" la violence de l'ordre social. "Contient" dans les deux sens du terme : parce qu'une pièce d'or, en tant qu'elle est supposée avoir une valeur, n'a aucun autre sous-jacent matériel que la somme de travail considérable qu'il a fallu voler pour l'extraire d'une mine et la mettre en circulation ; parce qu'aussi longtemps que cette valeur sera reconnue par celui qui en est la victime (quiconque l'acceptera en rémunération de son travail), la violence ne débordera pas dans le champ social. Cela est inscrit au cœur de l'humanité comme ce qui met l'Histoire en mouvement, et non l'inverse. Et ce qui est vrai pour l'or, cette "relique barbare", l'est d'autant plus pour ses transpositions virtuelles. La "blockchain" ne fait que mettre la puissance de calcul des ordinateurs au service de ce que l'or a toujours été : non pas ce qui rend l'échange possible mais ce qui constitue l'échange en critère de la valeur. L'or, comme les cryptomonnaies, brille de tous les désirs dont sa transmission garde le souvenir mystérieusement contagieux. Ce n'est certainement pas pour rien qu'on parle de "minage" à propos de la blockchain.
Articuler la pensée de René Girard sur la violence avec une critique radicale de l'ordre existant permet donc de mettre le doigt sur une vérité émancipatrice : le capitalisme n'est pas d'abord un rapport de domination mais une croyance partagée en ce qui "fait valeur".
De l'actionnaire qui croit que les richesses fictives dont il se gave sont ensuite "redistribuées" par ruissellement à des masses de "parasites" jusqu'au cadre moyen qui "vote à droite contre les ayatollah écolos pour le diesel, parce qu'il est bien économique mon diesel pour aller bosser à 40 bornes de mon pavillon" (Christian Gouy), la mentalité prédatrice du Capital est devenue la grille de lecture unanime de la société occidentale. Les rapports de domination ne sont lisibles, consentis et soutenables que dans le partage ultra-majoritaire de cette grammaire commune d'où découle la question centrale de l'ordre bourgeois : déterminer une ligne de partage entre ce qui "coûte" et ce qui "rapporte", entre ce qui "mérite" et ce qui ne "mérite pas", entre ce qui est "violent" et ce qui est "moral".
Pendant longtemps, la bonne conscience de ce système a reposé sur la croyance en une extériorité morale négative qui expliquait les perturbations du "bien vivre ensemble" : c'était l'antiracisme mitterrandien des années 80. Mais le "racisme" de ceux qui "n'aiment pas les Arabes" repose sur le même postulat originel que l'antiracisme moral. Il y a toujours un autre qui est en moins ou en trop dans l'économie capitaliste. Au riche comme au pauvre un tiers est nécessaire pour médiatiser sa souffrance d'être au monde et il faut recourir à tous les artifices de l'essentialisation pour lui donner un semblant de consistance. Pour le riche, c'est l'ancien colonisé redevenu une ressource économique mobilisable sous les traits déshumanisés du "migrant" arraché à son histoire. Et pour le "Beauf", c'est l'"Arabe" qu'il faut expulser pour ramener la concorde au village (Houria Bouteldja). La première vision est pire car elle s'effectue dans une domination réelle. La seconde en est le sous-produit d'impuissance. Observer comment se cristallisent tous les prurits de conservation qui démangent la société française n'emporte (à mon avis) aucune essentialisation d'une catégorie sociale... Ce sont à ceux qui se laissent constituer en catégories par leurs affects de s'en affranchir pour conquérir leur individualité. En ce sens la vérité est émancipatrice : dire c'est faire, voir le monde c'est le transformer.
Nous n'assistons donc pas aujourd'hui à la victoire du "fascisme" sur l'"antifascisme" mais à la révélation de leur identité structurelle. La figure du sous-homme colonisé fusionne avec celle de l'"immigré parasite" au travers de laquelle les pauvres reproduisent les préjugés de la bourgeoisie à leur égard et la bourgeoisie occidentale signale, en la masquant de prétentions civilisationnelles, son propre déclassement dans la géopolitique mondiale. Dès lors, ce ne sont pas les 5% de fascistes "historiques", les nostalgiques revendiqués de Pétain et de l'OAS, qui seront le point de bascule. Le vrai fascisme ne se déguise derrière aucun folklore : c'est un fascisme de l'existant révélé comme tel et qui jouit de se vivre comme il est - "faire du bouc émissaire en le sachant", disait René Girard. Hitler n'incarnait pas un camp qui a réussi. Il a fait accoucher de leur vérité la société allemande et les sociétés européennes toutes entières. C'est au même genre de processus que nous allons assister aujourd'hui.
Cessons donc de croire que le fascisme va nous tomber dessus comme le "retour de la bête immonde". Il chemine et s'actualise dans de fausses évidences que nous voulons à tout prix faire survivre à leur contradiction, des choses aussi "naturelles" que le "marché du travail", le taux d'intérêt ou le déficit budgétaire. Quand ces choses-là fonctionnent à peu près normalement sur la base d'une "croissance" pillée ailleurs (les Trente Glorieuses), leurs contradictions sont gérables par la morale. Mais quand le réel s'invite à la table et que ces contradictions apparaissent comme la vérité du système, la morale s'effondre. C'est pour ne pas le voir que nous avons besoin de nous fabriquer des "doubles monstrueux", des extériorités illusoires qui peuvent être EN MÊME TEMPS le "raciste" d'hier et ses victimes d'aujourd'hui.
La chasse aux boucs émissaires que nous nous flattions de repérer chez les autres (les racistes) est en train de se donner à voir comme l'intenable et structurante vérité de la marchandise. Soit nous nous y confrontons "pour de vrai", soit nous sommes condamnés à la dictature transhumaniste et néoconservatrice du silicium californien. Il n'y aura pas de troisième terme à cette alternative. Nous sommes au pied du mur et le Monde nous attend. "
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