Le ministère des armées commande un supercalculateur à l’étranger et ouvre une brèche dans la souveraineté nationale, par Martine Orange (Médiapart)
Tout en affirmant vouloir préserver les actifs stratégiques du groupe français Atos, le ministère des armées a choisi un concurrent états-unien afin de développer un ordinateur « supercalculateur » pour les systèmes militaires. Ce choix provoque une fronde parmi les acteurs de la défense.
La fronde est si forte que même les murs, d’habitude si épais, du monde de la défense et du renseignement ne parviennent pas à en étouffer le bruit. Une rupture irrémédiable est en train de se préparer, s’indignent les révoltés. Ils accusent le ministère des armées de compromettre des décennies d’indépendance de la défense française, de mettre en péril la souveraineté du pays.
En cause ? le choix du ministère de retenir la candidature du tandem Hewlett Packard Enterprise (HPE)-Orange face à celle d’Atos pour fournir un supercalculateur. Ce superordinateur, qui doit être mis à la disposition des armées, du renseignement et des industriels de la défense vise à améliorer, avec l’aide de l’intelligence artificielle, les capacités électroniques et les algorithmes embarqués dans les systèmes militaires et de défense.
L’affaire, révélée par un article de la Tribune le 3 octobre, suscite aussi des interrogations du côté des politiques. Certains députés ont fait part, auprès du ministère, de leur incompréhension de voir retenir une société états-unienne, « a fortiori s’agissant d’un équipement qui a vocation à être protégé par le secret-défense », comme le relevait Olivier Marleix, président du groupe LR à l’Assemblée, dans un courrier adressé au ministre.
© Photomontage Armel Baudet / Mediapart avec AFP
Mesurant le péril, Sébastien Lecornu et son cabinet se sont démultipliés, selon nos informations, auprès des militaires et des parlementaires pour tenter de circonscrire l’incendie. Dès le 14 octobre, le ministre, profitant de la présentation de son budget, justifiait ce choix devant la commission de la défense de l’Assemblée nationale « inquiète d’une atteinte à notre souveraineté nationale ». Le lendemain, il réitérait le même exercice devant la commission de la défense du Sénat.
Face aux parlementaires, Sébastien Lecornu a tenu les mêmes propos rassurants. Il n’y avait, selon lui, aucun accroc dans la doctrine de défense française, et il ne fallait pas confondre « souveraineté et sécurité », a-t-il déclaré, n’hésitant pas à en appeler au passage aux mannes du général de Gaulle pour défendre sa position. Une prestation qui a laissé cependant des parlementaires sur leur faim : « On ne sait rien sur ce contrat. Le ministère ne nous donne aucune information », déplore Aurélien Saintoul, député LFI membre de la commission.
Afin de calmer les esprits, Sébastien Lecornu avait promis de faire vérifier le projet de contrat par le Contrôle général des armées. L’affaire a été rondement menée. En moins de dix jours, ce dernier a analysé les offres et rendu son rapport. Et le contrat de 100 millions d’euros, toujours selon les révélations de la Tribune, a été promptement signé pour le compte de l’Agence ministérielle pour l’intelligence artificielle de défense (Amiad).
Mais la révolte ne s’est pas calmée pour autant. Des libelles continuent à circuler pour dénoncer « la trahison de Sébastien Lecornu », sa volonté « de ne pas rendre compte de ses actions devant le Parlement », tandis que d’autres reprochent au ministre d’« amuser la galerie ».
Irrité par cette contestation, le ministre agite menaces et représailles et dénonce publiquement l’activisme « de lobbies parisiens ». Interrogés pour savoir qui était visé par ces accusations, le ministère et le cabinet du ministre n’ont pas répondu à cette question – ni aux autres qui leur ont été adressées, d’ailleurs (voir notre boîte noire).
Une attitude incompréhensible
« Le gouvernement a une attitude incompréhensible dans ce dossier », commente un observateur. Le choix du ministère des armées de retenir la candidature de HPE-Orange, plutôt que celle d’Atos, en grande difficulté, est de fait inexplicable.
« Ils se parlent au sein du gouvernement ?, s'interroge un connaisseur du dossier. Une nouvelle fois, l’exécutif fait preuve d’une totale incohérence, mais en matière industrielle, c’est une question d’habitude. D’un côté, l’Élysée et Bercy disent vouloir nationaliser les actifs stratégiques d’Atos, avec l’argent du privé d’ailleurs, notamment de Dassault et de Thales. De l’autre, le ministère de la défense choisit son concurrent américain, et prive l’ex-Bull d’un soutien technologique et financier qui lui aurait été plus nécessaire. »
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