" Je lis que le monothéisme serait un "totalitarisme ontologique" au nom de l'unicité qu'il revendique pour lui-même. À l'inverse, les sociétés polythéistes seraient des Woodstock permanents, communiant avec bonheur dans la diversité de leurs sympathiques divinités. Cette représentation mythique de l'histoire se présente comme la continuation paradoxale d'une apologétique chrétienne fondée sur le même fantasme de rupture, mais dans l'autre sens : tel un Zeus qui aurait réussi, notre "Dieu unique" nous aurait "libérés" des dieux méchants qui se complaisaient dans une violence anomique.
En fait, notre "être occidental" ne plonge ses racines ni dans le monothéisme "judéo-chrétien" en tant que tel ni, comme certains se plaisent à le penser en miroir, dans un fond païen qu'il s'agirait de "réhabiliter". Il découle, comme "civilisation", d'une version politisée du christianisme que René Girard dénonce comme "christianisme historique" ou "constantinisme" : un christianisme qui se reconstruit dans une sorte de vis-à-vis mimétique avec les anciennes divinités qu'il cherche à singer. Il s'agit alors de refonder (sur le dos des Juifs) un système de domination qui se réclame de l'innocence de Jésus. C'est là, dans cette "perversion de la subversion" chrétienne, dans cette tentative désespérée de refonder à nouveaux frais le paradigme de l'innocence et de la culpabilité dévoilé par la Croix, que gît le totalitarisme en puissance - un potentiel d'énergies massacreuses que le XXème siècle a libéré dans des proportions inconnues jusqu'alors.
Le monothéisme, qu'il soit juif, chrétien ou musulman, n'a rien à voir en principe (même s'il a été ensuite dévoyé sous cette forme) avec un "monopole de vérité" qu'il s'agirait d'établir par l'épée au nom d'un "Dieu unique". Le polythéisme n'a pas davantage de rapport avec une "pluralité tranquille" qui s'exprimerait en tout irénisme par la multiplicité de ses dieux. Dans les deux cas, la question posée du statut de la "Vérité" relativement à ce qui n'est pas elle ne se situe pas au début du processus mais à la fin. Elle signe l'état de crispation qui correspond à l'affaiblissement d'un système social. Au point de départ de leurs émergences respectives, polythéisme et monothéisme sont deux façons différentes, mais dynamiquement liées l'une à l'autre, d'exprimer un rapport au sacré qui témoigne du sous-jacent anthropologique d'un collectif humain : dans le premier cas, tout est baigné dans l'immanence du sacré, il n'y a aucun espace de la vie sociale qui ne soit surplombé par les rituels et les tabous qui endiguent la violence ; dans le second cas, le savoir humain de la violence commence à externaliser le sacré, à dégager une place à l'individu : c'est le processus dont nous sommes les héritiers aujourd'hui mais que nous nous acharnons à nier comme processus et à retourner, au nom de notre supériorité occidentale, contre tout ce qui l'a rendu possible. On revient là, sous sa forme sécularisée et prétendument "laïque", au totalitarisme du "christianisme historique" - ce "catholicisme zombie" si bien décrit par Emmanuel Todd.
Avec un minimum de culture philosophique on ne s'amuse pas à comparer des choux et des carottes, en l'occurrence le "mono" et le "poly" comme s'ils renvoyaient au même "théisme". Plus exactement, on comprendrait que cette distinction rétrospective aplatit l'histoire et n'a en définitive aucun sens car elle suppose acquis un point de vue que le processus lui-même a permis de dégager. On rétroprojette sur le polythéisme (positivement ou négativement) des catégories qui ne peuvent pas être les siennes. Ceux-là mêmes qui se croient émancipés du "monothéisme" n'ont été rendus capables de penser leur propre émancipation, et le statut relatif du "polythéisme", qu'en fonction d'impensés anthropologiques qui ont acquis statut d'évidence et qui sont le résultat matériel du monothéisme lui-même. Il s'agit donc de percevoir dans cette distinction polythéisme-monothéisme une reconstruction mythique, une "mythologie de la mythologie" qui exprime le fond de l''"être occidental", son incapacité actuelle à se situer dans une histoire et dans un rapport pacifié à sa propre altérité : une bonne conscience invasive que j'appelle l'"Occident terminal".
Il n'y a qu'un seul remède à cette pathologie : la volonté de ressaisir la culture humaine dans l'unité de son processus historique. En lieu et place d'un combat entre des "mensonges" et des "vérités" qui nous seraient extérieurs et qui ne sont, science ou religion, que les divinités métaphysiques qui trônent au-dessus de notre néant, formulons l'espérance d'accéder les uns aux autres, par un dialogue tragique, comme à des "singularités identiques". "
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