Le retour des ‘valeurs’ : un empêchement de penser ? Par Jean-Marie Barbier
" ... les valeurs fonderaient nos actes. Or cette relation de causalité caractéristique de la culture occidentale peut n’être qu’un avatar du robuste paradigme hiérarchisant discours, pensée et action. Aucun fait ne permet de valider ce qui n’est peut-être qu’une croyance ; pas plus que les savoirs ne « s’appliquent » dans les actions, les valeurs ne sont probablement « mises en œuvre » dans les actes. Par contre, les valeurs sont souvent associées aux actes : elles constituent des référents pour les activités de pensée sur ces actes, ou des références pour les activités de communication. Ces phénomènes sont subjectifs/sociaux : ce sont les sujets, individuels et collectifs, qui se représentent à eux-mêmes et à autrui leurs référents et leurs références comme étant ce qui détermine leurs actes. Perpétuer ce paradigme peut avoir des conséquences sociales. Confrontée à des problèmes de violence endogène, la ‘société’ les interprète souvent comme des carences de ‘transmission’ de valeurs dans la famille ou à l’école. Parler d’éthique et substituer cette dernière à la traditionnelle morale ne change rien à l’affaire : se référer à l’éthique ne fait que renforcer les phénomènes d’injonction de valeurs sociales en les subjectivant. Les rapports entre action, intention et justifications ne sont pas forcément des rapports de causalité linéaire, mais probablement des rapports de transformation solidaire. La célèbre formule de Spinoza “ ce n’est parce que nous jugeons qu’une chose est bonne que nous la désirons, mais c’est parce que nous la désirons que nous la jugeons bonne” introduit l’idée de cette transformation solidaire des intentions, des actions, des jugements et des justifications. Dans ces conditions de n’est pas un hasard si le fondateur de Médecins sans frontières (MSF) R.Brauman , parle de la conviction qu’il s’est « forgée au cours des années passées à MSF, que l’invocation éthique permet de ne pas penser » ... "
« On ne peut pas à propos des valeurs, et surtout compte-tenu du présent sujet sur leur universalité, ne pas évoquer ce qu’il est convenu d’appeler depuis le XXème siècle « la crise des valeurs ».
Car le soupçon désormais posé sur leur prétendue universalité est en lien direct avec celle-ci. La crise des valeurs à laquelle nous nous référons souvent est une crise qui s’explique à partir de plusieurs facteurs différents et complémentaires.
Nous en retiendrons au moins quatre :
- Elle est solidaire d’une crise des fondements de la connaissance : d’une manière très générale, le solide socle sur lequel nous espérions construire nos connaissances, dans le domaine théorique comme dans le domaine « pratique » (au sens kantien) c’est-à-dire moral ou politique, s’est avéré être du sable mouvant.
Au fur et à mesure de l’explosion de ces connaissances, nous prenons conscience de l’impossibilité d’atteindre l’ultime réalité, et du caractère provisoire et relatif des principes sur lesquels elles sont construites.
- Mais elle est aussi inséparable de bouleversements anthropologiques profonds, ceux de la modernité démocratique : Comme Ruwen Ogien le présuppose quand il critique la prétention de la « morale laïque » à se présenter comme LA morale, et cela au nom d’une « science morale », nous sommes enclins à reconnaître aujourd’hui qu’il n’y a pas une leçon de vertu ou de sagesse universelles valables pour tous, indissociables d’un idéal de nature humaine tel que celui défini par les Anciens (en lien avec l’insertion dans le cosmos), mais qu’au contraire les profonds changements anthropologiques entraînés par l’avènement de nos sociétés démocratiques, qui font des êtres humains des individus en droit de s’émanciper de tout modèle hérité de la « nature » ou de la tradition, et de s’inventer eux-mêmes personnellement et collectivement, nous a fait entrer dans le domaine du pluralisme du bien, chacun devant définir lui-même ce qui est le mieux pour lui... La liberté de choix étant du coup une valeur centrale inhérente aux droits de l’individu.
L’époque contemporaine, à tort ou à raison, a tendance à refuser tout code moral qui lui serait imposé au nom d’une quelconque « précédence » ou « autorité ».
- Enfin crise au sens factuel : le XXème siècle n’a-t-il-pas été dans les faits un démenti cinglant de valeurs « humanistes » censées être indépassables ?
Ne se contentant pas de montrer leur fragilité, certains sont même allés jusqu’à les considérer, de par leur aveuglante naïveté, comme indirectement responsables des grandes tragédies de ce siècle. Georges Steiner, philosophe et moraliste rigoureux, adresse de ce point de vue une critique radicale à la pensée des Lumières, dénonçant « leur arrogance aveuglante », leur « superbe illusoire devant les constantes de l’inconnu, de l’incalculable dans le destin humain et dans le « Da-sein », comme dirait Heidegger, du monde et de l’être. ».
Comment tenir les mêmes paroles après la Shoah, après le Goulag, après les Khmers Rouges, etc. ?
Pour nuancer une telle critique, notons que des valeurs qui ne sont pas respectées peuvent néanmoins être l’objet d’un consensus... et ne signifient pas nécessairement que d’autres valeurs concurrentes prennent le dessus. Mais ce non-respect peut aussi signifier cela et recouvrir un jugement de droit (et non seulement un fait) : il traduit alors une non-adhésion morale.
- La montée en puissance des sciences sociales ne pouvait qu’alimenter cette crise des valeurs. En sortant du cercle mondain occidental et de son histoire, pour montrer les grandes variations culturelles et sociales dans le temps et dans l’espace, ces nouvelles approches ne pouvaient conduire qu’à une relativisation des valeurs jusque-là proclamées universelles.
La sociologie et l’ethnologie spécialement, considèrent les normes morales comme des construits sociaux, au même titre que les normes sociales, qui dépendent d’une culture déterminée. Même si des comparaisons peuvent conduire à des rapprochements, ces approches ont tendance à privilégier la dimension relative de ces valeurs. C’est ainsi que les sciences sociales ont considérablement contribué à poser le caractère très problématique de la prétention à l’universel des droits de l’homme : marqués par les partis pris notionnels et civilisationnels dont ils sont issus, et l’histoire singulière qui les a engendrés. Ils sont aussi historiquement associés à l’aventure colonialiste. Comment alors peut-on, sans les confondre avec l’ordre mondialisé avec lequel pourtant ils entretiennent un rapport étroit, sauvegarder leur caractère universalisant ? Et le peut-on ? Ou bien au contraire faut-il se contenter « d’un relativisme paresseux », pour reprendre une expression de F. Jullien ? » (Daniel Mercier[1])
[1] « Existe-t-il des valeurs morales universelles ? » - Café philo Sophia
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Existe-t-il des valeurs morales universelles :: Café Philo Sophia
L'universalité des valeurs morales n'a pas vraiment été soumise à interrogation, jusqu'à ce que la Modernité ait progressivement engendré ce qu'il est convenu d'appeler une " crise des valeu...
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