Allemagne, le tournant européen par Nicolas Baverez (Le Point)
Le sommet de Berlin entre Angela Merkel et Nicolas Sarkozy témoigne d'un spectaculaire renversement des positions française et allemande face à la crise de l'euro. L'Allemagne d'Angela Merkel, après avoir constamment sous-estimé la crise et pratiqué un attentisme délétère depuis 2007 et plus encore depuis le défaut potentiel de la Grèce, plaide désormais pour une recapitalisation rapide des banques européennes, le cas échéant par les Etats. La France de Nicolas Sarkozy, tétanisée par la peur de perdre sa notation AAA, tergiverse en relativisant le risque d'effondrement du crédit et en cherchant à éviter tout engagement direct des Etats dans le capital des banques pour confier les nouvelles aides au Fonds européen de stabilité. C'est l'Allemagne qui voit clair et veut agir vite, en reconnaissant les limites de l'accord européen du 21 juillet et en le complétant par un plan de 100 à 200 milliards d'euros de recapitalisation des banques faisant appel aux actionnaires, aux Etats, puis aux fonds européens. C'est la France qui freine, niant la réalité d'une Europe transformée en grande Islande par un système bancaire qui détient 32 500 milliards d'actifs, soit 350 % du PIB de la zone euro, quand les bilans bancaires américains sont limités à 80 % du PIB des Etats-Unis.
Entre Paris et Berlin, les positions s'inversent, mais les divergences demeurent, ce qui explique que les déclarations d'intention ne se traduisent par aucune décision concrète. L'Allemagne a fait depuis 1989 la politique de son histoire, de sa géographie et de sa démographie qui l'ont éloignée de l'Europe. Elle a accordé la priorité à sa réunification, qui est un remarquable succès. Avec l'Agenda 2010, elle s'est engagée depuis 2002 dans un cycle de réformes à marche forcée qui a rétabli la puissance de son industrie et lui permet d'être l'un des très rares pays développés compétitifs dans la mondialisation tout en conservant une protection sociale de haut niveau. Enfin, elle s'est attachée à défendre le patrimoine d'une classe moyenne vieillissante en poussant à une politique monétaire déflationniste et à la surévaluation de l'euro. Entre son unité et la conquête des marchés émergents, l'Allemagne a tracé une voie nationale qui lui a donné l'illusion de pouvoir se découpler de l'Europe : d'un côté, elle a renoncé à toute politique de défense, annoncé sa sortie unilatérale du nucléaire à l'horizon de 2022, multiplié les accords bilatéraux avec la Russie et choisi l'abstention le 17 mars au Conseil de sécurité lors du vote sur la Libye ; de l'autre, elle a contribué au travail de sape des institutions communautaires. La France, de son côté, a continué à se poser en grande puissance en intervenant, souvent positivement, dans la gestion des crises, alors même qu'elle en a de moins en moins les moyens, du fait de l'effondrement de son économie minée par la décomposition et la sous-compétitivité de sa base productive, par le surendettement public et par le chômage structurel.
La crise de l'euro, qui représente un risque systémique pour l'économie mondiale, découle du grand écart franco-allemand entre une Allemagne qui dit non et une France qui voudrait bien mais ne peut point. L'Allemagne est exemplaire d'un monde où la puissance est éclatée et diffuse. Elle se définit comme une "néga-puissance" (puissance par défaut) alors qu'elle réassure dans les faits la zone euro. Elle revendique une approche moralisante de la politique et de l'économie où la vertu protégerait des crises et où le laxisme et le mensonge ont vocation à être sanctionnés, même si le coût de la punition est démesuré. La France entend à l'inverse être en première ligne dans les affaires du monde, toujours prompte à donner à l'extérieur les leçons qu'elle est incapable d'appliquer à l'intérieur, toujours en quête de nouveaux expédients pour continuer à dépenser et à s'endetter sans en subir les conséquences. L'Europe et l'euro sont les enfants martyrs de ce couple infernal, dont l'union n'a tenu qu'à l'affaiblissement politique croissant de leurs dirigeants et à la renationalisation de leurs politiques contre l'Union. En agissant toujours trop peu, trop tard et de manière désordonnée depuis le déclenchement de la crise des risques souverains, la France et l'Allemagne ont transformé l'euro en un nouveau Lehman Brothers.
Le récent tournant européen de l'Allemagne peut être décisif s'il débouche sur une stratégie crédible et un traitement effectif de la crise de l'euro. L'Allemagne, par sa puissance économique, détient aujourd'hui seule la clé du destin de l'euro. Or le changement de climat à Berlin est perceptible. La coalition d'Angela Merkel a été prise en tenaille par les déclarations de Helmut Kohl, qui a rompu avec sa réserve pour rappeler que l'Allemagne doit croire à l'avenir de l'Europe, et par les succès électoraux d'une opposition qui assume des positions très favorables à l'intégration européenne. L'Allemagne se trouve simultanément rattrapée par la crise économique, financière et monétaire. Le risque de récession mondiale a ramené les prévisions de croissance à 2,7 % pour 2011 et 1,3 % pour 2012. L'exposition des banques allemandes aux risques souverains atteint 350 milliards d'euros. L'implosion de l'euro se traduirait par une chute des exportations et une envolée de l'euro-Mark, à l'exemple de l'évolution actuelle du franc suisse, dévastatrice pour l'industrie et l'emploi allemands. L'approbation du plan de sauvetage de la Grèce et de l'euro par le Bundestag, qui porte les engagements de Berlin au sein du Fonds de stabilité européen de 123 à 211 milliards d'euros, a dès lors été votée à une écrasante majorité de 523 voix contre 85. Et l'Allemagne se prononce désormais en faveur d'un gouvernement économique de la zone euro et d'une révision des traités européens. Ainsi s'esquisse la voie étroite d'une stratégie actant les pertes sur les risques souverains, restructurant le système bancaire, assouplissant la politique monétaire et créant une réassurance politique à l'euro qui pourrait permettre la survie de la monnaie unique. La France doit accompagner le revirement de l'Allemagne, en cessant de plaider absurdement contre la recapitalisation des banques et en assumant une politique de rigueur qui est seule conforme à l'intérêt national comme à celui de l'Europe.
Voir également : Quand la France perdra son AAA, par Nicolas Baverez (Le Monde)