Avez-vous lu « L’histoire jugera » de Léon Blum ?
J’ai trouvé dans un marché aux livres situé dans les jardins de la place Taksim, au centre d’Istanbul, un recueil d’articles de Léon Blum publié sous le titre « L’histoire jugera » dans une édition canadienne de 1943.
Les articles portent sur la période particulièrement troublée qui commence en 1932 et s’achève en 1942 par le procès de Riom. Les jugements de Blum sont extrêmement perçants, souvent visionnaires, mais, forcément, il y a des exceptions, que l’ampleur et la rapidité des bouleversements de l’Histoire de ce temps expliquent évidemment.
On ne peut tout de même qu’être surpris, et déçu, à la lecture du deuxième article du recueil, daté du 18 janvier 1932, dans lequel Blum prône, au nom du refus de la guerre, une stratégie de cantonnement d’Hitler qui apparaît d’une grande naïveté à la lumière d’un jugement de l’histoire que l’on n’appelle jamais impunément. Léon Blum ne craint pas d’affirmer qu’ « il est infiniment peu probable qu’une fois installé au gouvernement, Hitler se livre à des provocations directes, soit vis-à-vis de la France soit même vis-à-vis des puissances de l’Est » ni d’ajouter : « comme les aventuriers parvenus au pouvoir, il s’efforcera sans doute de prendre rang parmi les hommes d’Etat réguliers, parmi les puissances établies. Révolutionnaire, il s’incline aujourd’hui devant la légalité allemande ; nationaliste, il s’inclinerait demain devant la légalité internationale ». Pour Blum, il suffirait d’isoler l’Allemagne, en dégageant les Etats limitrophes de son emprise, pour réduire l’avancée du fascisme. Cette sorte de doctrine de l’endiguement avant l’heure, qui n’est certes qu’esquissée dans l’article, n’apparaît pas à la hauteur des enjeux. En dépit de la finesse de son intelligence, Blum n’avait donc pas, du fait de la force de ses convictions pacifistes, pris en ce début de l’année 1932, la mesure de la menace hitlérienne.
Dans l’article suivant, daté du 2 février 1932, qui porte sur le conflit japonais, on comprend mieux la nature du combat de Blum. Il veut faire respecter la légalité internationale, vaincre la force par le droit et prône à l’endroit de l’agresseur japonais des sanctions politiques, économiques et financières. Il place ses espoirs dans la conférence de désarmement qui pourrait donner enfin aux démocraties le courage d’agir, face à des Etats qui pour l’heure les effraient.
Il applaudit, dans un article du 13 avril 1932, les initiatives américaines en faveur du désarmement et déplore la pusillanimité du gouvernement Tardieu, dont il ne cesse de dénoncer le penchant militariste. Il suit de près les rebondissements des pourparlers de Genève et de Lausanne ainsi que leurs liens avec le calendrier électoral français, sur le rythme duquel se calque celui de la négociation, en raison de l’importance de la position de la « Nation ».
A l’été 1932, c’est la situation de l’Allemagne qui, à mesure qu’elle s’aggrave, reprend le pas sur toute autre considération. Le duel entre Hitler, d’un côté, Schleicher et Papen, de l’autre, n’augure rien de bon. S’il se félicite de la réaction de l’opinion française, majoritairement républicaine et consciente du danger, il assimile le camp nationaliste à des « hitlériens français » - titre d’un article du 12 août 1932 - unis aux fascistes par la haine du socialisme, mais qui se taisent encore parce que « la volonté populaire leur impose ce silence hypocrite ».
En décembre 1932, nouveau rebondissement à Genève : la Conférence du désarmement, que Benès avait remise sur des rails en juillet, menace d’être ajournée pour quatre mois du fait de l’interrègne entre Hoover et Roosevelt.
Le début de l’année 1933 est sombre. Le Japon se retire de la Société des Nations. Blum attend de ce qu’on n’appelle pas encore la communauté internationale, un sursaut, c’est-à-dire des sanctions. Un embargo sur les armes, comme proposé par le Foreign office lui semble aller de soi. Il regrette d’ailleurs que La France n’ait pas donné l’exemple, et fasse montre dans cette affaire d’une prudence excessive. Il s’indigne que certains pays veuillent inclure la Chine dans l’embargo, confondant dans la même sanction la victime et l’agresseur.
Puis vient l’incendie du Reichstag, que Blum dénonce dans un article du 1er mars pour ce qu’il est : « l’incendie du Reichstag n’est pas un acte de terrorisme communiste, mais de provocation raciste. Le maquillage est à la fois si grossier et si cynique, qu’il équivaut à une signature. » Il y voit avec lucidité le « commencement de la terreur raciste ». Sa grille de lecture reste cependant avant tout socialiste et il y trouve confirmation dans le fait qu’Hitler s’en prend d’abord aux communistes : « Nous avions bien raison d’annoncer qu’en cas de prise de pouvoir par Hitler, la destruction des forces prolétariennes deviendrait l’article unique de son programme, le seul en tout cas dont il ne pourrait différer l’exécution. » Il redevient visionnaire quand il annonce qu’Hitler ne s’arrêtera pas là et que les Communistes soviétiques et les sociaux démocrates seraient bien avisés de comprendre qu’ils sont aussi ses ennemis.
Il veut croire encore en la Conférence du désarmement. Dans un article du 16 mars, intitulé tout de même « dernier espoir », il voit dans le plan de Ramsay Mac Donald une possibilité de ranimer la flamme. Il n’en démord pas. Si l’on veut que l’Allemagne respecte le traité de Versailles, il faut que ses signataires respectent parallèlement leur obligation de désarmement.
La question alors est de savoir si l’on peut négocier avec l’Allemagne et l’Italie. Quelle attitude adopter face aux dictatures, lorsqu’il s’agit de discuter avec elles de la paix et de la guerre ? Blum y apporte une réponse très moderne dans un article du 14 juin 1933. Il trouve trop courte, et qualifie d’équivoque, la formule de Daladier qui déclare que la France ne doit pas s’immiscer dans les affaires des autres peuples. Que les démocraties ne puissent prétendre imposer leur modèle contre la souveraineté d’autres Etats, Blum veut bien l’admettre. Mais qu’elles se montrent indifférentes à la nature des régimes dictatoriaux au point de n’en tirer aucune conséquence dans leurs rapports avec eux, voilà qui serait une faute tant morale que pratique. Les dictatures ne sont pas des Etats comme les autres. Elles ne peuvent être tenues pour sincères lorsqu’elles professent leur attachement à la paix. Blum va plus loin et, annonçant la future Charte universelle des droits de l’Homme, déclare que les Etats qui ne respectent pas les droits fondamentaux de leur population se retranchent d’eux-mêmes de la communauté internationale. Il ajoute que l’arme efficace contre les dictatures est le développement et prône, anticipant cette fois une sorte de devoir d’ingérence, « l’asphyxie morale » des dictatures par les autres Nations. Mais il ne va pas jusqu’à refuser le dialogue avec elles. Il convient en effet, dans un geste pascalien, de donner toutes ses chances à la paix et de ne prendre aucune initiative qui puisse dégénérer en conflit. Pour suspectes qu’elles soient, les initiatives d’une dictatures ne doivent pas être rejetées, quitte à les retourner contre la volonté de leurs auteurs. Son argumentation se situe évidemment sur un fil.
Pendant ce temps, la Conférence de désarmement va d’ajournement en ajournement, poussant à bout la patience de Léon Blum, qui s’exaspère au nom des masses populaires.
Il pressent, dans un article du 25 juillet 1933, les effets délétères que peuvent avoir les troubles du temps sur le mouvement ouvrier, et le risque que certains de ses leaders basculent dans le camp d’un ordre nouveau fondé sur les décombres du passé. Ce ne serait pas d’ailleurs la première fois dans l’histoire. Le parti blanquiste s’était bien rallié au boulangisme.
En octobre 1933, Blum déplore que la session de la Société des Nations s’achève sans une condamnation ferme du réarmement de l’Allemagne, du régime hitlérien et de l’agression contre l’Autriche. Il ne reproche pas à la France, trop impliquée dans son contentieux avec Berlin, de ne pas en avoir pris l’initiative. Il salue le discours du Ministre des affaires étrangères suédois qui a évoqué les camps de concentration et rappelé son attachement à l’égalité des races et celui du Ministre néerlandais demandant que l’organisation vienne au secours des réfugiés allemands. Mais ce n’était pas assez. La SDN n’a pas agit avec la force qu’il fallait contre un régime qui menaçait la paix du monde. Blum place de nouveau ses ultimes espoirs dans la Conférence du désarmement.
Il a fait son deuil d’une négociation directe avec l’Allemagne (article du 23 novembre 1933).
En janvier 1934, c’est l’Autriche du chancelier Dolfuss qui appelle au secours la société des Nations. Mais, comme le note Blum, il est bien tard. La France veut bien le suivre, mais l’Angleterre hésite.
Alors qu’il sent se rapprocher le danger, Blum écrit le 4 août 1934, vingt ans après l’entrée en guerre de la France, qui avait suivi de si peu l’assassinat de Jaurès, qu’un peuple est « comptable de la guerre quand il n’a pas lutté constamment et jusqu’au bout pour la paix ». Le pacifisme reste une conviction profondément ancrée en lui mais aussi sa marque de fabrique et la raison de son retour en politique.
Le 5 janvier 1935, Léon Blum s’indigne de la visite à Rome de Laval : « pour la première fois, un ministre français est l’hôte de l’assassin de Matteotti ». Il n’hésite pas à comparer Laval, dont il avait pointé l’opportunisme en janvier 1932 dans le premier article du recueil, à Mussolini : mêmes origines, mêmes débuts dans le syndicalisme révolutionnaire, « mêmes procédés pour abréger la route » vers le pouvoir. Seulement Mussolini est allé plus vite. Malgré cela Blum ne peut s’empêcher de formuler l’espoir que la rencontre fera avancer la paix… sans compromettre les principes de la République.
En juin 1935, Blum estime que la faute de la France est de ne pas avoir su saisir au bond une offre de désarmement d’Hitler, formulée le 21 mai, et d’avoir laisser l’Allemagne et l’Angleterre conclure une convention navale qui brise le front de Stresa.
Blum justifie son inaltérable pacifisme en invoquant la volonté des travailleurs et des masses populaires. Dans l’affaire éthiopienne, il reconnaît qu’en termes de système de gouvernement, le peuple français serait bien en peine de choisir entre le Négus et le Duce. Mais la paix doit être son aiguillon.
Fin août 1935, un article intitulé « Est-ce Mussolini ? Est-ce Laval ? » montre jusqu’à quelles contradictions son pacifisme le mène. Dans un entretien accordé à un journal anglais Mussolini affirme implicitement que les accords de Rome conclus au Palais Farnèse au début de l’année contenaient une clause secrète, par laquelle la France laissait l’Italie libre d’agir en Afrique. Des rumeurs avaient bien couru à ce sujet à l’époque, mais Blum, après les démentis de Laval et malgré la méfiance viscérale que lui inspirait le personnage, s’était porté garant devant ses camarades. Pétri de contradictions, il ne veut toujours pas croire qu’il a été trompé et interroge publiquement Laval dans cet article.
Le pacifisme de Blum est aussi un légalisme. Il croit à la force du droit international et constate amèrement sa faiblesse. Toujours à propos de la crise éthiopienne, le 30 août 1935 : « Si la guerre éclate entre deux membres de la S.D.N. sans qu’elle intervienne pour dire le droit, si elle tolère l’agression de l’un contre l’autre, si elle couvre la violation la plus flagrante du pacte social, alors elle n’a plus de raison d’être…Et le déshonneur s’ajoute contre elle à la déchéance, si elle a violé sa propre loi au profit du plus puissant par lâcheté et bassesse servile devant la force. » Pour Blum le droit international est le dernier rempart contre la guerre : « aussi longtemps que les prolétariats vainqueurs n’auront pas établi la paix certaine entre les peuples. »
Le 16 mars 1937 à propos de l’agression japonaise contre la Chine, dans un article intitulé le recul, Blum constate l’échec de l’organisation internationale et en rappelle les étapes précédentes : le réarmement de l’Allemagne et, la défaite de la SDN dans l’affaire éthiopienne. Les dangers de l’Europe ne permettent plus d’agir en Chine.
Blum parle peu de la guerre d’Espagne. Il espère que l’entente franco-britannique sauvera la Tchécoslovaquie.
A propos de la sociologie du vote dans les Sudètes, il emploi le mot « social-démocrates », sans mettre le premier adjectif au pluriel. Est-ce une erreur, le signe d’une distance ou un usage passé de mode ?
Chamberlain pactise avec Hitler et la France laisse faire. On évitera peut-être ainsi la guerre, croit l’époque, mais Blum sent bien que c’est une faute. « La guerre est probablement écartée. Mais dans des conditions telles que moi, qui n’ai cessé de lutter pour la paix, qui depuis bien des années lui avais fait d’avance le sacrifice de ma vie, je n’en puis éprouver de joie et que je me sens partagé entre un lâche soulagement et la honte. » Rien à redire sur cette analyse du 20 septembre 1938, sauf que Blum reste encore trop optimiste. La paix n’est qu’en sursis.
Dans un discours prononcé le 27 décembre 1938 devant le congrès national extraordinaire du parti socialiste, Blum se justifie avec courage d’avoir changé de position, alors qu’on lui reproche implicitement de renoncer au pacifisme en raison de ses origines juives : « pourquoi penserais-je aujourd’hui autrement qu’hier ? Est-il dans l’esprit de personne que dans mon jugement, je serais influencé par les persécutions antisémitiques (anglicisme de l’édition canadienne) d’Allemagne ? Cela je ne le dis pas pour vous… mais pour d’autres. …Le système de pensée traduit par ma motion, je ne l’ai présenté ni à cause d’une manière de sentir personnelle, ni à cause d’une révolution soudaine qui se serait accomplie dans mes convictions. » Et il déroule son analyse : la paix n’a pu être imposée ni par l’action du prolétariat international ni par la société des Nations. Il faut affronter la réalité. L’Europe est confrontée à une Allemagne réarmée et les accords de Munich lui ont permis de vassaliser la Tchécoslovaquie. En laissant l’Allemagne libre d’agir en Europe centrale et orientale, « vous croyez-vous sûrs qu’ensuite elle ne retournera pas contre vous plus forte ? »
Mais que faire ? Blum défend la signature de pactes d’assistance mutuelle comme moyens pour les démocraties de protéger entre elles des agressions des dictatures totalitaires (il emploie le mot) en l’absence de système de sécurité collective. Il répliquera d’ailleurs en ce sens à Déat sur la question de Dantzig dans un article du 17 juillet 1939 intitulé « aujourd’hui pas d’autre choix ».
28 février 1939. La France et la Grande-Bretagne ont reconnu Franco. Blum s’en indigne, avec peut-être le remord de ne pas avoir davantage agi en faveur du gouvernement légitime lorsque lui-même était au pouvoir : « pourquoi ont-elles administré le coup de grâce au gouvernement républicain ; pourquoi ont-elles brisé dans ses mains la possibilité d’une résistance, qu’elles n’avait pas le droit d’encourager, j’en conviens, mais qu’elles avaient encore moins le droit de trahir. » Ce passage trahit bien lui les déchirements et les regrets de Blum. Le « j’en conviens » est une forme d’auto-justification de son renoncement. Le terme « trahir » renvoie à ses propres tourments. Le balancement de la phrase illustre le dilemme et l’impossibilité du choix.
Dans un article du 5 mai 1939, consacré au départ de Litvinov qui était chargé des négociations avec l’Angleterre, Blum s’interroge sur l’évolution de la position soviétique et se trompe tragiquement : « Je ne crois pas qu’il soit possible à Hitler de renoncer à ses mots d’ordre de guerre contre le communisme, de destruction du communisme. Je ne crois pas qu’il soit possible au chef et aux dirigeants de la Russie soviétique de se méprendre sur les directions et les buts de l’entreprise hitlérienne. Je ne crois pas qu’il leur soit possible d’accepter l’élimination ou l’asservissement des Etats qui séparent d’eux l’Allemagne hitlérienne ». Blum, pas plus qu’un autre, n’a vu que des considérations tactiques pouvaient, au moins provisoirement, prendre le pas, pour les dictatures totalitaires, sur des considérations stratégiques.
Le 23 août 1939 Blum est bouleversé par la signature du pacte germano-soviétique : « J’essaierais vainement de dissimuler ma stupeur. » Il n’en comprend pas moins rapidement sa portée et ses motivations, au moins pour Hitler « Il juge sans doute que désormais l’axe peut envisager la guerre avec plus de confiance. » … avant de nuancer avec moins de pertinence : « Ou plutôt, il espère que l’Axe va se retrouver en état, comme il y a un an, de d’imposer sa volonté sans guerre. » Les raisons de la Russie soviétique demeurent pour lui indéchiffrables. Quoi qu’il en soit Blum réalise que le pacte crée une situation entièrement nouvelle et met en danger les pays d’Europe centrale et orientale. Il espère cependant, incurable optimiste, qu’Hitler saura s’en tenir à son avantage et que les démocraties resteront fermes. « L’union et la calme détermination des grandes démocraties occidentales peuvent seules préserver la paix. »
Le 7 septembre, alors que la France et l’Angleterre sont engagées dans la guerre pour répondre à l’agression d’Hitler contre la Pologne, Blum s’en prend au reste des Etats d’Europe dont la neutralité est « un des signes les plus frappants et les plus alarmants de cette régression humaine qu’ont déterminé peu à peu la contagion des dictatures, le vertige de la peur, l’accoutumance et l’endurcissement devant les méfaits de la barbarie. »
Les espoirs auxquels Blum se raccroche dans cette période noire sont le soutien des Etats-Unis et la dignité des
peuples qui ne veulent pas mourir. Il rend hommage en particulier, dans un article du 31 octobre 1939, intitulé « ce qui ne meurt pas » au peuple tchèque célébrant sa fête nationale sous
les balles des policiers allemands. Il voit aussi le salut du continent dans l’organisation de l’Europe, qu’il décrit avec beaucoup de vision, jusqu’à utiliser le mot de fédération, reposant sur
les Etats nations : « La condition, le moyen, la forme d’une telle paix est la construction d’un corps européen assez vigoureux, disposant d’instruments de justice et, le cas échéant,
d’instruments de contrainte assez puissants pour protéger la coopération économique des nations désarmées, et garantir la solution amiable des litiges qui peuvent les opposer l’une à l’autres.
Mais ils ne doivent jamais oublier que le support nécessaire de cette « fédération européenne » restera la permanence et l’indépendance des nations. »