Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Archives

Publié par ERASME

Dans la catégorie "méconnus célèbres", John Stuart Mill (1806-1873) occupe en France une place de choix. Bien qu'il figure dans la liste officielle des auteurs du baccalauréat, mieux vaut ne pas imaginer ce que pourrait donner une interro écrite dans le grand public, même cultivé. Si l'on connaît son nom, si on l'associe à l'utilitarisme, à l'économie politique ou à l'émancipation des femmes, le fait est qu'on le lit assez peu. Pire : on ignore trop souvent l'ampleur et la puissance de son oeuvre.
Pourtant, dans le monde anglophone, sa culture et son intelligence, hors norme toutes deux, ont marqué la seconde moitié du XIXe siècle, et conservent toujours une forte influence. En témoignent les nombreuses études qui lui sont consacrées et la récente réédition, en 33 volumes, du texte anglais de ses Œuvres complètes (1). Le contraste est net avec le versant francophone : peu d'ouvrages disponibles, un penseur aux traits vagues, gris, estompés.

En réalité, pourtant, John Stuart Mill est une figure très étonnante. Avant même sa naissance, les rouages de la philosophie s'emparèrent de son destin :
James Mill, son père, Jeremy Bentham, son parrain, et David Ricardo se sont ligués pour faire de cet enfant un génie, fruit de l'éducation inspirée par leurs doctrines.
Le régime qu'il endure est inhumain : apprendre le grec ancien à 3 ans, le latin à 8, ingurgiter des bibliothèques classiques au lieu de jouer... Mais ce bambin a de la ressource : il devient, effectivement, un des êtres humains les plus instruits, doublé d'un des esprits les mieux organisés que le monde ait jamais portés. Hormis une bonne dépression, à 20 ans, liée à ces excès de savoir, il survécut brillamment, et fut assez heureux, à ce qu'il semble, en particulier après son mariage, en 1851, avec
Harriet Taylor, dont la présence à ses côtés illumina son existence.
Ayant pris conscience assez jeune que les sentiments avaient été fâcheusement écartés de son parcours, il parvint à recentrer la trajectoire, et se lia avec Coleridge et plusieurs romantiques. La cohérence et la diversité de sa réflexion firent de lui le penseur sans doute le plus influent du Royaume-Uni des années 1850-1870. Pas un domaine du savoir ne lui demeura étranger : John Stuart Mill a marqué de son empreinte l'histoire de la logique, de la philosophie des sciences, de l'économie politique, de l'éthique, de la critique religieuse - entre autres. Car il ne fut pas seulement homme d'études et d'analyses : il intervint dans de nombreux journaux, exerça une réelle influence sur l'opinion, et fut également, au Parlement britannique, un acteur politique notable.

Participation et compétence

C'est au faîte de sa maturité qu'il publie, en 1861, ces Considérations sur le gouvernement représentatif, dont
Patrick Savidan a eu la bonne idée d'entreprendre une nouvelle traduction française, permettant de mieux saisir la modernité du texte et sa relation avec nos préoccupations actuelles (une précédente traduction, par Charles Dupont-White, n'était plus disponible depuis... 1877).
Si la réflexion de
Stuart Mill s'inscrit dans le droit-fil d'une méditation classique et intemporelle que poursuit la philosophie politique sur "la meilleure forme de gouvernement", elle est aussi, et surtout, directement axée sur des problèmes fondamentaux de la démocratie moderne.
En premier lieu : comment articuler la plus large participation populaire - fondement même de toute démocratie - et la compétence, qui n'a jamais été la chose du monde la mieux partagée, mais se trouve de plus en plus exigée par la complexité du monde ? Voilà un problème dont nous ne sommes pas sortis. Au contraire, tout indique que nous y sommes empêtrés. N'est-ce pas cette insoluble question qui ressurgit dans les divers dilemmes opposant, d'un côté, autogestion, démocratie participative, initiatives citoyennes et, d'autre part, technocratie, modélisations savantes et expertises de toutes sortes ?

On trouvera, dans les Considérations... de Stuart Mill bien des propositions pratiques qu'il ne serait pas malvenu, un siècle et demi plus tard, d'appliquer avec rigueur. Il suggère, par exemple, que toute l'organisation et les frais des campagnes électorales soient "des dépenses très limitées et faibles", et restent à la charge du public. Il préconise que le recrutement des agents de la fonction publique se fasse uniquement par concours. Plus que tout, il souhaite que l'on évite de confondre participation et compétence. "Que chacun doive pouvoir se faire entendre, écrit Stuart Mill, ne signifie pas du tout que toutes les voix se valent." N'est-ce pas une formule à garder en tête par temps de "blogmania" ?

Toutefois, plus encore que des propositions et remarques ponctuelles, c'est la démarche de Stuart Mill qui retient l'attention. Cet homme est aux antipodes de l'attitude "tout ou rien". Faire de la démocratie un paradis lui est aussi étranger que d'y voir un enfer. La pente de son esprit le porte plutôt, comme Tocqueville, son contemporain, à saisir le caractère inéluctable de la démocratisation du monde moderne et à en percevoir tous les avantages, mais aussi les risques et les travers. Du coup, bien des commentateurs se sont demandé si John Stuart Mill, grand penseur du libéralisme, était en dernier ressort "pour" ou "contre" la démocratie. La question, sous cette forme, n'a pas grand sens.

Car les deux sont vrais : il est "pour" accroître les avantages de la démocratie (à commencer par la participation effective de tous et les libertés réelles), mais il est "contre" le fait de négliger les errances, les effets pervers et les divers inconvénients de ce régime. Cette vision permanente du pour et du contre, ce souci constant d'être ferme sur les principes autant que souple sur les règles pratiques sont des attitudes fort éloignées des manières françaises. Nous avons le plus souvent pour coutume une radicalité obtuse et une rébellion simpliste : soit la démocratie nous paraît bonne par essence, alors il suffit de la porter à son comble, soit elle nous semble néfaste par nature, et quelque totalitarisme lui sera préférable. John Stuart Mill est à mille lieues de ces partis pris blancs ou noirs. Il ne faut sans doute pas aller chercher plus loin l'explication du long oubli de ce livre.

 


CONSIDÉRATIONS SUR LE GOUVERNEMENT REPRÉSENTATIF de John Stuart Mill. Traduit de l'anglais, présenté et annoté par Patrick Savidan. Gallimard, 312 p., 24,90 €.

(1) Publiée d'abord par l'université de Toronto, cette édition a été reprise ces dernières années par Routledge & Kegan Paul. Signalons que le texte intégral des 33 volumes est disponible sur le site Online Library of Liberty (oll.libertyfund.org).

 



Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article