Publié par Paul Auster
Eclipse médiatique totale : ces 10 sujets incontournables que l’affaire Cahuzac a pourtant réussi à jeter dans l’ombre, par André Bercoff, Bruno Bertez et Eric Verhaeghe (Atlantico.fr)
Depuis presque deux semaines, tous les regards sont braqués sur l'affaire Cahuzac. Un tsunami médiatique qui a masqué une actualité pourtant très riche.
- Et si la vrai info de la semaine sur Pierre Moscovici était sa rencontre avec le secrétaire d’État américain au Trésor, Jacob Lew ? Les deux hommes ont notamment évoqué la stratégie de la banque centrale du Japon qui consiste en une création monétaire colossale.
Eric Verhaeghe : Le Japon, c'est l'Europe avec dix ans de plus.Depuis 1999, le Japon est en situation de stagnation économique, avec des taux d'intérêt très bas voire négatifs comme la France en connaît. De ce point de vue, l'expérience japonaise est un peu un test pour les Européens, à une nuance près : l'endettement japonais est colossal, proche des 200% de PIB, soit deux fois plus que le nôtre. Démonstration est donc faite que l'on peut vivre avec une dette publique beaucoup plus importante que la nôtre, sans dommage majeur sur la vie quotidienne. Je veux dire sans catastrophe économique avérée.
La banque centrale japonaise est la première à ouvrir le bal des revirements de politique monétaire. Comme la croissance, ce Graal contemporain qui fera rire aux éclats dans cent ans, ne revient pas (que voulez-vous, on ne peut raisonnablement pas acheter cinq téléphones portables, huit tablettes et dix ordinateurs dans chaque ménage... pour stimuler les statistiques officielles), la banque centrale a décidé de jeter son va-tout en fabriquant de l'argent de singe. C'est dommage et c'est dangereux. Il doit bien y avoir des façons plus intelligentes de sortir de l'impasse économique où nous sommes. En même temps, c'est amusant: le Japon réinvente les assignats de la Révolution française.
Bruno Bertez : La stratégie de la banque centrale du Japon doit être interprétée comme une stratégie conjointe des Etats-Unis et du Japon. Pour des raisons géopolitiques, les États-Unis s'inquiètent de l'affaiblissement japonais alors que les tensions régionales s'avivent et que les nationalismes s'exacerbent. Le renforcement de l'allié japonais passe par un affaiblissement du yen et une création monétaire colossale. C'est ce qui est tenté présentement. Cela va se faire sur le dos de l'Europe, de la Chine, de la Corée du sud, etc. Les risques de déstabilisation internationale sont très importants.
- Le déficit du budget de l’État français continue de se creuser à 27,1 milliards d'euros à fin février. Par comparaison, il s'établissait à 24,2 milliards sur les deux premiers mois de 2012.
Eric Verhaeghe : Évidemment, c'est une des mauvaises nouvelles du mois, et peut-être la seule qui vaille la peine d'être retenue. Car on sent bien, collectivement, que le désendettement du pays est l'explication majeure du délitement politique et moral auquel nous assistons depuis plusieurs mois. Au moins, que ce délitement serve à quelque chose. Et là, en revanche, on est servi! Par rapport à l'an dernier à la même période, le déficit a augmenté de 3 milliards. C'est un chiffre colossal sur deux mois. Potentiellement, cela conduit à une augmentation du déficit annuel de plus de 10 milliards d'euros, là où le gouvernement avait annoncé une baisse de 20 milliards.
Certains incriminent l'austérité pour expliquer ce grand écart. L'austérité ferait baisser les recettes de l'impôt. Le problème est que l'aggravation du déficit est autant due à une baisse des recettes qu'à une augmentation des dépenses. Traduction: l’État ne maîtrise pas son budget et les accusations lancées contre l'austérité cachent aussi une paresse des pouvoirs publics et du gouvernement à réformer l'administration. On accuse les politiques budgétaires pour cacher des défaillances managériales. La France d'aujourd'hui, c'est un peu Astérix aux Jeux Olympiques: on perd parce que le terrain de la conjoncture est trop lourd et les sangliers mal nourris, pas parce que "l'équipe fonction publique" est mal préparée. Mais ne nous leurrons pas sur ce point.
Il ne faut cependant pas faire une montagne de l'accroissement du déficit car cela ne se traduit pas par un renchérissement du coût des emprunts français. Les emprunts français restent corrélés aux emprunts des pays du nord, la corrélation n'a pas basculé vers les pays du sud.
- Le gouvernement a annoncé vendredi 29 mars la liste des syndicats représentatifs autorisés à négocier des accords nationaux dans le secteur privé au cours des quatre prochaines années, même si le taux de syndicalisation en France est seulement d'environ 7% de la population active...
Eric Verhaeghe : Le 29 mars, rappelons-le, le ministère du Travail a publié des chiffres que personne n'a vérifié. Ils montrent que la CFDT et la CGT se tiennent au coude à coude dans les entreprises. Voilà qui remet quelques pendules à l'heure. Cela dit, l'information principale n'est pas là. Elle tient surtout au fait que la loi du 20 août 2008 produit peu à peu ses effets. Cette loi avait un objectif simple: on arrête d'asseoir la représentativité syndicale sur le fameux arrêté de 1966 qui avait décrété que CGT, CFDT, FO, CFTC et CGC étaient représentatifs quoi qu'il arrive, même s'ils ne recueillaient que des scores groupusculaires aux élections. Cette mécanique gaullienne a dissuadé pour longtemps les syndicats de recueillir des adhésions.
Avec la loi de 2008, la représentativité est liée au score recueilli par les syndicats aux élections d'entreprise. C'est évidemment beaucoup plus démocratique et beaucoup plus satisfaisant pour les salariés des entreprises qui constatent trop souvent l'écart entre leurs attentes et les revendications des syndicats. Nous sommes entrés dans un mouvement à long terme qui recomposera le paysage social français dans les dix prochaines années.
Bruno Bertez : La représentativité des syndicats est une sinistre tarte à la crème. Elle témoigne d'une société bloquée, inefficace et injuste. Globalement les syndicats n'ont aucune représentativité tant le taux de syndicalisation est faible. Il serait encore plus faible si les adhérents devaient verser une vraie cotisation significative. La preuve que les syndicats sont globalement non représentatifs, c'est que la demande d'adhésion syndicale est faible et qu'elle doit être subventionnée par des tiers payants licites ou illicites.
Comme toutes les institutions françaises, le syndicalisme doit se réformer. Peut-il le faire de lui-même? Non. Il faut laisser les travailleurs produire de nouvelles structures. Par conséquent, il faut casser les monopoles syndicaux actuels pour favoriser l'émergence de nouvelles organisations plus adaptées.
Il est évident que l’État n'a pas à intervenir dans ce processus. S'il intervient, le syndicalisme se trouve déjà fondamentalement perverti et détourné. La France est tellement étatisée qu'elle trouve normal que l’État projette en quelque sorte son idéologie et ses intérêts sur des structures et des organisations qui ne devraient concerner que le monde du travail.
André Bercoff : Dans le secteur privé, les syndicats ne représentent que 8% de la population active et 1 à 2% dans les très petites entreprises. La vraie question est de savoir si, en France, patronat et syndicats seront un jour capables de se parler en adultes, les yeux dans les yeux et non de couveuse à couveuse, sans avoir besoin d’aller pleurer en permanence auprès de l’Etat. Comme en Allemagne. On peut toujours rêver.
- La réforme des licenciements économiques a été votée par l'Assemblée nationale ce lundi. Une mesure qui s'inscrit dans le cadre du projet de loi sur la sécurisation de l'emploi. Les entreprises devraient avoir plus de marges de manœuvre pour décider qui sera effectivement licencié.
André Bercoff : Réforme importante, réforme essentielle. C’est un terrible témoignage de la décomposition accélérée du régime que de constater que cette avancée incontournable en matière de compétitivité entrepreneuriale et de sécurité sociétale n’ait pas encore vu le jour, en raison notamment de l’affaire Cahuzac et du formidable Niagara de sanglots moralisateurs qu’elle a suscités. Une fois de plus, l’arbre de la confession patrimoniale cache la forêt du chômage et de la dette.
- La production manufacturière a rebondi de 0,8% en février après s'être contractée de 1,3% en janvier, a révélé l'Insee ce mercredi.
- La Cour constitutionnelle du Portugal vient de rejeter plusieurs mesures d'austérité, notamment la réduction des assurances santé et chômage. Dans le même temps, les banques slovènes font face à un risque important sur un certains nombres d'actifs "toxiques" dans leurs bilans.
- La Chine a annoncé ce mercredi un déficit de son commerce extérieur pour le mois de mars, une situation inhabituelle pour le premier exportateur mondial.
- Les États-Unis et la Corée du Sud ont sommé, ce jeudi, la Corée du Nord d’arrêter de « jouer avec le feu ». Le monde est en alerte avant un possible tir de missile.
Eric Verhaeghe : Le développement de l'arme nucléaire en Corée du Nord est un facteur de déstabilisation que l'Occident sous-estime depuis une dizaine d'années. Le cours des affaires en extrême-Orient est pourtant assez intéressant, car il révèle une extrême fragilité d'un ordre international qu'on croyait inscrit dans le marbre, et robuste, depuis les années 50. En réalité, la rivalité profonde entre la Chine et le Japon qui structure l'histoire diplomatique de l'Asie depuis plus de cent ans est loin d'être éteinte. Cette partie de l'histoire est peu enseignée dans les écoles en France, mais elle est essentielle pour comprendre notre monde. C'est quand même la théorie japonaise de la sphère de co-prospérité qui a justifié la guerre dans le Pacifique dès le début des années 30. On oublie trop souvent en France que, si notre guerre a duré cinq ans, la guerre entre la Chine et le Japon en a duré le triple, depuis l'invasion de la Mandchourie jusqu'à Hiroshima. S'agissant de la Corée, la guerre a même duré cinq ans de plus.
Nous vivons un retournement stratégique majeur en Extrême-Orient. Au sortir de la guerre, le Japon a connu une prospérité fulgurante qui est en panne depuis plus de 10 ans. La Chine, qui a souffert d'une longue phase de sommeil maoïste, connaît un développement fulgurant depuis que le Japon stagne, et évidemment depuis que les Occidentaux ont décidé de lutter contre l'inflation en important massivement des produits chinois à prix dérisoire. Les tensions militaires qui entourent ce revirement de position mériterait un peu plus d'inquiétude et même d'angoisse que nous n'en avons aujourd'hui. Les Japonais n'ont pas vécu la phase de contrition qui a frappé l'Allemagne après la libération des camps d'extermination. Curieusement, cette absence de repentance pèse lourd dans les relations internationales.
- Les djihadistes en Syrie ont fait allégeance au chef d'al-Qaida, Ayman al-Zawahiri, caché entre l'Afghanistan et le Pakistan. Pendant ce temps-là, la France tergiverse.
Eric Verhaeghe : François Hollande, de façon étonnante, se glisse dans les habits de Nicolas Sarkozy, qui avait rompu avec la vision gaullienne de la Méditerranée. De Gaulle avait compris que l'intérêt de la France était de construire des partenariats à long terme avec les régimes arabes, surtout de tradition francophile, et de ne pas centrer sa politique sur une alliance avec Israël. La Syrie est un allié historique de la France. A de nombreux égards, le régime baasiste y est un moindre mal pour l'ensemble de la région. C'est un régime laïque, plutôt équilibré socialement, et attaché à de bonnes relations avec le monde francophone. Le combattre est une aberration d'un point de vue religieux: il est évident que les mouvements islamistes bien implantés au Liban en tireront profit et déséquilibreront la région, à commencer par Israël. C'est aussi une aberration d'un point de vue stratégique: la famille el-Hassad cédera probablement la place à des forces sans attache particulière avec la France.
Le bon sens consisterait plutôt, pour la France, à jouer la carte de la conciliation en proposant une médiation aux deux parties. Au demeurant, personne ne sait réellement ce qui se cache derrière la prétendue rébellion syrienne. On peut d'ailleurs reprocher à la presse officielle française de ne pas faire son travail de décryptage. Pourtant la Syrie, comme le Rwanda avant que nous ne le livrions à l'Ouganda, paravent du monde anglo-saxon, est un élément de l'influence française que nous devons préserver dans notre sphère.
- Trois mois après le début de l'opération Serval au Mali, environ 120 hommes sont rentrés jeudi... Pourtant la guerre continue.
Eric Verhaeghe : L'Etat malien n'existe pas au sens où nous l'entendons. Le Mali, à de nombreux égards, est une fiction née de la colonisation, comme beaucoup d'Etats africains. Les mouvements de type Aqmi ont compris depuis longtemps le principe de la guérilla: pas d'affrontement direct avec des armées de métier, et une stratégie d'occupation de tous les interstices laissés par les pouvoirs en place. L'intervention française a permis de juguler temporairement un mouvement d'expansion vers le sud entamé par les forces islamistes. Dès que l'armée française quittera le sol malien, le mouvement reprendra sa place.
Propos recueillis par Alexandre Devecchio